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MOSCOU
20 H 30

Lord avait été contrarié par l’excursion de Taylor Hayes hors de la ville. Il se sentait mieux quand son patron était à portée de main. Les émotions de la veille étaient encore trop proches, et Ilya Zivon l’avait quitté pour la nuit, en promettant de l’attendre, dès sept heures du matin, dans le grand hall du Volkhov. La consigne était qu’il ne sortît pas de sa chambre, mais il ne tenait pas en place et décida finalement de descendre boire un verre au rez-de-chaussée.

Comme toujours, une femme d’un certain âge trônait derrière une table de faux bois, sur le palier du troisième étage. C’était une dejournayaséquelle du temps où l’une de ses semblables occupait ainsi chaque palier de l’hôtel. Toutes au service du KGB et chargées de garder un œil sur les visiteurs étrangers. Aujourd’hui, elles n’étaient rien de plus que des hôtesses à la disposition de la clientèle.

« Vous sortez, monsieur Lord ?

— Juste un verre au bar.

— Vous avez assisté à la session du jour ? »

Sa participation aux travaux de la Commission tsariste n’était pas un secret. Il allait et venait, chaque jour, avec son badge épinglé au revers.

Il fit un signe affirmatif.

« Vont-ils nous dénicher un nouveau tsar ?

— Vous y tenez ?

— Beaucoup. Cette nation a besoin de retrouver ses racines. C’est là tout le problème. »

Lord marqua une pause. L’opinion de cette femme du peuple l’intéressait.

Elle enchaîna fièrement :

« Nous sommes une nation immense qui oublie facilement son passé. Le tsar, un vrai Romanov, va nous rendre nos racines.

— Et s’il ne s’agissait pas d’un Romanov ?

— Alors, rien ne marchera. Dites-leur de ne même pas l’envisager. Le peuple veut un Romanov. Le plus proche possible de Nicolas II. »

Ils bavardèrent encore un instant. Puis il la quitta en promettant de transmettre ses conseils à qui de droit.

En bas, il refit le trajet qu’il avait parcouru la veille, avec Hayes, après la fusillade. Il traversait l’une des salles de restaurant quand il découvrit un visage familier. L’historien des archives, en compagnie de trois personnes.

« Bonsoir, professeur Pachenko !

— Oh ! monsieur Lord, quelle coïncidence. Vous êtes là pour dîner ?

— C’est mon hôtel.

— Je suis avec des amis. Nous dînons souvent ici. Leur cuisine est très bonne. »

Pachenko présenta ses compagnons. Après quelques paroles sans importance, Lord les pria de l’excuser.

« Heureux de vous avoir revu, professeur. J’allais juste boire un verre au bar.

— Vous permettez que je me joigne à vous ? J’ai gardé un excellent souvenir de notre conversation d’hier.

— Je vous en prie. Votre compagnie sera la bienvenue. »

Pachenko prit congé de ses amis, et tous deux se rendirent au bar. Un medley de mélodies jouées au piano fournissait, en sourdine, un agréable fond sonore. Une petite moitié des tables étaient occupées. Ils s’installèrent à l’écart, et Lord commanda une carafe de vodka.

« Vous avez disparu bien rapidement, hier, professeur.

— Vous aviez du travail. Et je vous avais déjà pris trop de votre temps. »

Le garçon les servit, et Pachenko se hâta de payer la note avant que Lord pût sortir son propre argent.

« Je suis confus, professeur. »

Puis il se remémora sa récente conversation avec la dame du troisième et poursuivit à mi-voix :

« Puis-je vous poser une question ?

— Faites.

— Si la personne choisie par la Commission n’était pas un Romanov, quel serait l’effet sur l’ensemble de l’opinion publique ?

— Ce serait une erreur. Au moment de la révolution, le trône appartenait aux Romanov.

— Mais Nicolas y a renoncé, lors de son abdication, en mars 1917.

— Avec un revolver sur la tempe. Qui oserait parler d’un renoncement volontaire à son trône et au droit de naissance de son fils ?

— Quel est, selon vous, le meilleur prétendant ? »

Le Russe haussa un sourcil.

« Question ardue. Vous connaissez la loi russe sur la succession ? »

Ils trinquèrent.

« En fait, oui. C’est l’empereur Paul qui l’a promulguée, en 1797. Fondée sur cinq critères. S’il y a un mâle, c’est lui l’héritier. Il doit être orthodoxe. Fils et mari de femmes orthodoxes. Épouse appartenant à une autre famille régnante de rang équivalent. Et le mariage doit avoir été autorisé par le tsar en place. L’absence d’un seul de ces critères vous évince de la course !

— Bravo ! Vous connaissez votre histoire russe. Et le divorce ?

— Les Russes ne s’en sont jamais souciés. Bien des femmes divorcées sont entrées normalement dans la famille royale. J’ai toujours apprécié le hiatus. Dévotion fanatique à la doctrine orthodoxe, mais exceptions admises sans sourciller, au nom de la politique !

— Aucune garantie, toutefois, que la Commission tsariste adhère aveuglément à la loi sur la succession.

— Je pense qu’ils y seront contraints. Cette loi n’a jamais été abrogée, sauf par un manifeste communiste dont personne n’admet la validité. »

Pachenko pencha la tête de côté.

« Mais les cinq critères n’éliminent-ils pas d’office tous les prétendants ? »

Un point épineux dont Lord avait discuté avec Hayes. Le professeur avait raison. La loi sur la succession présentait un problème. Et les quelques Romanov qui avaient survécu à la révolution ne facilitaient pas les choses. Ils s’étaient séparés en cinq clans, dont deux seulement, les Mikhaïlovitch et les Vladimirovitch, réunissaient suffisamment de critères génétiques pour pouvoir prétendre au trône de Russie.

« Un sacré dilemme, soupira l’historien. Mais nous sommes en présence d’une situation exceptionnelle. Une famille régnante entière a été liquidée. D’où la confusion dans le domaine d’une succession éventuelle. La Commission va devoir démêler un écheveau inextricable avant de pouvoir offrir aux Russes un spécimen de tsar qu’ils puissent accepter.

— D’autant que Baklanov, entre autres, affirme que plusieurs des Vladimirovitch sont des traîtres. Il a, paraît-il, l’intention de fournir des preuves, si jamais ils persistent à se présenter.

— Vous vous inquiétez à son sujet ?

— Beaucoup.

— Avez-vous trouvé quoi que ce soit qui infirme ses déclarations ? »

Lord secoua la tête.

« Rien qui le concerne directement. C’est un des Mikhaïlovitch, les plus proches, par le sang, de Nicolas II. Sa grand-mère était Xenia, la sœur de Nicolas. Ils se sont enfuis au Danemark en 1917, après la prise de pouvoir par les bolcheviks. Leurs sept enfants ont grandi en Occident et s’y sont dispersés. Les parents de Baklanov ont vécu en France et en Allemagne. Il a fréquenté les meilleures écoles, mais il n’était pas en ligne directe jusqu’à la mort prématurée de ses cousins. Maintenant, c’est l’aîné des garçons. Je n’ai rien trouvé, jusque-là, qui soit susceptible de lui nuire. »

Excepté, compléta-t-il mentalement, si quelque descendant direct de Nicolas et d’Alexandra se balade quelque part. Mais c’était une idée trop fantaisiste pour être sérieusement envisagée.

Jusqu’à présent, du moins.

Pachenko tenait sa vodka glacée contre sa joue sillonnée de rides.

« Je connais à fond le cas Baklanov. Il se peut que son seul problème soit son épouse. Elle est orthodoxe, avec une touche de sang royal. Mais elle n’appartient à aucune maison régnante. Comment le pourrait-elle ? Il en reste si peu à la ronde. Les Vladimirovitch ne manqueront pas d’insister sur ce point, mais à mon avis, c’est un critère que la Commission va se voir contrainte de négliger. J’ai bien peur que personne ne puisse y correspondre. Et je ne vois pas non plus comment tel ou tel de ces descendants aurait pu solliciter du tsar l’autorisation de se marier, puisqu’il n’y a plus de tsar depuis des décennies ! »

Lord avait déjà tire ces conclusions lui-même. Pachenko reprit son monologue :

« Je ne pense pas que le peuple russe insiste là-dessus. C’est ce que le nouveau tsar et la nouvelle tsarine souhaiteront faire par la suite qui remportera leur adhésion. Ces Romanov ne sont pas des anges. Leur histoire fourmille de conflits internes. Un aspect qui ne saurait être toléré, publiquement, par la Commission. »

Lord réfléchit une petite minute avant d’articuler, lentement :

« Professeur… Avez-vous repensé au texte de Lénine et à la lettre d’Alexandra que je vous ai montrés, hier, aux archives ? »

Le vieil historien sourit malicieusement.

« Je conçois votre préoccupation. Et s’il existait un descendant direct de Nicolas II ? Voilà qui annulerait toute candidature d’un Romanov, à l’exception de celui-là. Je ne pense pas, monsieur Lord, que vous puissiez croire à la survie d’un seul des enfants, lors du massacre d’Ekaterinbourg ?

— Je ne sais que croire. Si les rapports concernant ce massacre sont exacts, nul n’a pu y survivre. Pourtant, Lénine paraît douter de la véracité de ces rapports. Ce que je veux dire, c’est que dans tous les cas, Yurovsky ne se serait pas vanté, auprès de Moscou, d’avoir perdu la trace d’un ou deux des corps.

— Je partage votre avis. Bien qu’il y ait aujourd’hui des preuves irréfutables du contraire. Les os d’Alexis et d’Anastasia n’ont jamais été retrouvés. »

En 1979, un généalogiste retraité et un réalisateur de cinéma russe avaient découvert où Yurovsky et ses acolytes avaient enterré la famille impériale assassinée. Pendant des mois, ils avaient interrogé des gardes et des membres du Soviet de l’Oural, étudié des monceaux de documents et de journaux personnels, dont le témoignage manuscrit de Yurovsky lui-même, légué à son fils aîné par le meurtrier en chef de la famille royale. Une œuvre posthume qui comblait de nombreuses lacunes et précisait le lieu de la fosse commune. Pourtant, c’est seulement en 1991, après la chute du communisme, que les deux hommes avaient suivi les indications données, et procédé à l’exhumation des os, identifiés bientôt grâce aux nouveaux tests ADN.

Pachenko avait raison. Neuf squelettes étaient ressortis de terre. Et malgré les recherches les plus étendues, autour de la tombe, jamais les restes des deux plus jeunes enfants de Nicolas II n’avaient été retrouvés.

« Ils avaient pu les enterrer à quelque autre endroit, remarqua le professeur.

— Mais qu’a voulu dire Lénine en notant que les rapports d’Ekaterinbourg n’étaient pas entièrement exacts ?

— Difficile à dire. Lénine était quelqu’un de complexe. Il n’est pas douteux que l’ordre d’éliminer la famille soit venu de lui. Les archives attestent clairement que l’ordre émanait de Moscou, avec l’approbation inconditionnelle de Lénine. La dernière chose qu’il désirait, c’était de voir l’armée Blanche libérer le tsar. Les Blancs n’étaient pas royalistes, mais l’événement aurait pu rallier les indécis, et entraîner la faillite de la révolution.

— Qu’est-ce qu’il voulait dire, à votre avis, en écrivant que l’information concernant Youssoupov corroborait le rapport apparemment inexact d’Ekaterinbourg ?

— J’y ai beaucoup pensé, moi aussi. En même temps qu’aux paroles de Raspoutine citées par Alexandra dans sa lettre. Là ce sont des renseignements tout neufs, monsieur Lord. Je m’estime pratiquement imbattable sur l’histoire tsariste, mais je n’avais jamais rien lu qui établît un contact entre Youssoupov et la famille royale après 1918. »

Il remplit leurs verres.

« Youssoupov a assassiné Raspoutine. Nombreux sont ceux qui affirment que ce meurtre a précipité la chute de la monarchie. Nicolas et Alexandra détestaient Youssoupov pour ses méthodes.

— Ce qui ajoute encore au mystère. Qu’est-ce que la famille impériale pouvait avoir à faire avec lui ?

— Si je ne me trompe, la plupart des grands-ducs et duchesses ont applaudi lorsqu’il a tué le starets.

— Exact. Et ç’a été, peut-être, le plus grand méfait, fût-il posthume, de Raspoutine. Il a divisé les Romanov en deux clans. Nicolas et Alexandra contre le reste de la famille.

— Raspoutine, murmura Lord, demeure une telle énigme. Un paysan sibérien capable d’exercer une influence directe sur le tsar de toutes les Russie. Un charlatan dépositaire de pouvoirs impériaux.

— Beaucoup, en effet, le considèrent comme un charlatan.

— Plusieurs de ses prophéties se sont réalisées. Il avait dit que le tsarévitch ne mourrait pas de son hémophilie, et le tsarévitch n’en est pas mort. Il avait prédit que l’impératrice Alexandra reverrait le lieu de sa naissance, en Sibérie, et c’est arrivé sur le chemin de Tobolsk, alors qu’elle était prisonnière. Il avait annoncé que si son assassin appartenait à la famille du tsar, le reste de cette famille lui survivrait moins de deux ans. Youssoupov a épousé une nièce royale et assassiné le starets en décembre 1916. La famille Romanov a été massacrée dix-neuf mois plus tard. Pas mal, pour un charlatan ! »

Lord n’avait jamais été impressionné par ces saints hommes en contact supposé avec Dieu. Son propre père n’avait-il pas prétendu appartenir à la corporation ? Des milliers de personnes parcouraient de longues distances pour venir l’écouter, et guérir de leurs maux. Naturellement, il changeait d’attitude quand une des filles de la chorale le rejoignait dans sa chambre. Mais Raspoutine n’avait-il pas souvent employé les mêmes méthodes ?

Refoulant le souvenir de son père, Lord reprit :

« Il n’a jamais été prouvé qu’une seule des prédictions de Raspoutine soit restée dans les mémoires de son vivant. La plupart ont été connues par la suite grâce à sa fille qui semblait s’être mis en tête de réhabiliter l’image de son père. J’ai lu son livre.

— C’était peut-être vrai… jusqu’à aujourd’hui.

— Comment l’entendez-vous ?

— Alexandra a écrit que la famille royale mourrait dans les deux ans. La lettre est datée de sa main : 28 octobre 1916. Deux mois avant le meurtre de Raspoutine. Apparemment, il lui avait dit la vérité. Une prophétie, selon son propre mot. Qui lui était demeurée en mémoire. Vous avez là un précieux document historique en votre possession, monsieur Lord. »

Un document auquel les paroles du professeur donnaient toute son importance.

« Avez-vous l’intention de vous rendre à Saint-Pétersbourg ?

— Je n’y songeais pas vraiment, mais maintenant, cela me paraît une évidence.

— Sage décision. Vos lettres de créance vous donneront accès à des archives que personne n’a pu voir. Peut-être y découvrirez-vous autre chose. Surtout maintenant que vous savez ce que vous cherchez.

— Toute la question est là professeur, je ne sais pas vraiment ce que je cherche. »

L’historien ne se démonta nullement.

« Aucun souci à vous faire. Vous le saurez au moment exact où vous mettrez la main dessus. »