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VENDREDI 15 OCTOBRE
« Miles Lord ! »
Il rouvrit les yeux pour découvrir Akilina Petrovna penchée vers lui.
« Nous approchons de Moscou.
— Quelle heure est-il ?
— Un peu plus de sept heures. »
Il repoussa la couverture et se redressa. Akilina avait regagné sa couchette, à moins de un mètre de lui. Il avait l’impression de mâcher de la colle forte. Il avait besoin d’une douche et d’un coup de rasoir, mais le temps pressait. Il lui fallait également joindre Taylor Hayes au plus vite, mais il y avait un gros problème, et son hôtesse s’en rendait parfaitement compte.
« Ils vont vous attendre à la gare.
— Et peut-être pas tout seuls.
— Il y a un moyen de vous en sortir.
— Lequel ?
— Dans quelques minutes, on va traverser la ceinture des Jardins, et le train va ralentir. Il y a une limitation de vitesse, au-delà. Quand j’étais gosse, on guettait l’arrivée des express de Saint-Pétersbourg dans cette zone. Puis on y grimpait et on en descendait. Un moyen commode et économique de voyager entre le centre et la proche banlieue. »
La perspective d’avoir à sauter, même au ralenti, d’un train en marche ne l’enchantait pas particulièrement, mais une rencontre avec Droopy, Cro-Magnon et consorts l’enchantait encore moins.
Effectivement, le train commençait à perdre de la vitesse.
« Vous voyez.
— Où est-on ? »
Elle regarda par la fenêtre.
« À vingt kilomètres environ du centre-ville. Je vous suggérerais de descendre maintenant. »
Sa serviette de cuir n’était pas surchargée. Elle ne contenait, outre quelques papiers importants, que les photocopies des documents qu’il avait trouvés aux archives de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Il enfourna le tout dans la poche intérieure de son veston. S’assura que son passeport et son portefeuille n’étaient pas tombés durant son sommeil.
« Je peux vous laisser ce machin qui ne ferait que m’encombrer ?
— Je vous le mettrai de côté. Si vous voulez le récupérer, venez me voir au cirque.
— Chiche ! »
Mais à une autre occasion, songea-t-il. Lors d’un autre voyage.
Il enfila son veston alors qu’elle marchait vers la porte.
« Je m’assure qu’il n’y a personne en vue. »
Lord la rattrapa au vol.
« Merci. Merci pour tout.
— De rien, Miles Lord. Vous avez mis de l’animation dans un voyage toujours ennuyeux. »
Ils étaient très près l’un de l’autre, et son parfum lui montait aux narines. Bien que son visage portât quelques traces des rigueurs de sa vie passée, Akilina était très séduisante. La propagande soviétique avait aimé souligner que les femmes russes étaient les plus libérées du monde. Les industries de service s’effondreraient littéralement sans elles. Mais le temps ne les épargnait guère. Il avait toujours admiré la beauté des jeunes femmes russes, mais déploré les effets néfastes de leur vie sociale. Et se demandait ce que deviendrait cette adorable créature, au cours des vingt prochaines années.
Il recula d’un pas alors qu’elle ouvrait la porte et sortait dans le couloir.
Un court instant plus tard, elle réintégra le compartiment.
« Venez. »
Personne, ni dans une direction ni dans l’autre. D’où ils étaient, ils apercevaient une portière donnant sur la voie, au-delà d’une porte battante. La réalité crue du paysage urbain de la capitale défilait à vitesse comparativement réduite. Contrairement aux trains américains et européens, aucun système de sécurité ne bloquait, en cours de voyage, les portières des trains russes.
Akilina ouvrit celle-ci toute grande et la maintint dans cette position. Le bruit des roues sur les rails s’intensifia en conséquence.
« Bonne chance, Miles Lord », dit-elle.
Il admira encore une fois ses yeux bleus, et sauta. Elle le vit heurter la terre gelée et rouler-bouler sur son élan, à l’écart du convoi.
Le dernier wagon passa près de lui. Le silence du matin retomba, peu à peu, tandis que le train s’éloignait vers le sud.
Il avait atterri dans une zone de verdure, entre deux immeubles d’habitation décrépits. Il était heureux d’avoir sauté au bon moment. Un peu plus loin, c’était du béton qui aurait accueilli sa chute. La circulation matinale grondait, déjà de l’autre côté des grands immeubles, et l’air s’emplissait de la puanteur délétère des gaz d’échappement.
Il brossa ses vêtements, du plat de la main. Encore un costume foutu, mais quelle importance ? Il n’allait pas traîner en Russie.
À la recherche d’un téléphone, il poussa jusqu’à une large artère où s’alignaient de nombreux magasins déjà ouverts ou sur le point de l’être. Les autobus déposaient leurs passagers aux arrêts, redémarraient en crachant une fumée noire. Il repéra deux hommes de la milice en uniforme. Contrairement à Droopy et Cro-Magnon, ceux-là portaient la casquette grise réglementaire à bord rouge. Mieux valait les éviter.
Il entra dans une proche épicerie. L’homme qui rangeait les étagères était vieux et maigre. Il lui demanda, en russe :
« Vous avez un téléphone dont je puisse me servir ? »
Le vieux lui jeta un regard hostile et ne répondit pas. En renouvelant sa question, Lord lui tendit un billet de dix roubles. Le vieux accepta l’argent, lui désigna l’extrémité du comptoir. Il appela le Volkhov et demanda la chambre de Taylor Hayes. La sonnerie tinta une douzaine de fois, à l’autre bout du fil. Quand le préposé renoua la communication, il lui suggéra d’essayer le restaurant. Deux minutes plus tard, Hayes était en ligne.
« Miles, où diable es-tu passé ?
— Taylor, on a un gros problème. »
Il lui rapporta les derniers développements. Il s’exprimait en anglais, et le vieil épicier ne pouvait certainement pas le comprendre. De toute façon, le bruit incessant de la rue l’empêcherait d’entendre la conversation.
« C’est après moi qu’ils en ont, Taylor, pas après Bely. Après moi.
— Calme-toi, Miles.
— Me calmer ? Alors que le garde du corps de ton choix était avec eux.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire qu’il a rejoint les deux autres, et que…
— O.K., je comprends…
— Non, tu ne comprends pas. Tant que tu n’auras pas été traqué par des gangsters russes, tu ne pourras pas comprendre.
— Miles, écoute-moi. Paniquer ne te mènera nulle part. Adresse-toi au plus proche poste de police…
— Pas question ! Je ne fais plus confiance à personne dans ce trou à rats. Ils marchent tous au pot-de-vin. Ou de vodka, si tu préfères. Tu dois m’aider, Taylor. Tu es le seul à qui je puisse faire confiance.
— Qu’est-ce que tu es allé foutre à Saint-Pétersbourg ? Je t’avais dit de garder profil bas. »
Lord rapporta les confidences de Semyon Pachenko.
« Et il a raison, Taylor. J’ai trouvé des trucs…
— Qui peuvent affecter la prétention de Baklanov au trône ?
— Pas impossible.
— Tu dis que Lénine lui-même pensait qu’une partie de la famille royale avait pu échapper au massacre d’Ekaterinbourg ?
— Le sujet l’intéressait. Il y a assez de références manuscrites pour donner à réfléchir.
— Bon sang ! il ne manquait plus que ça.
— Écoute, ce n’est probablement rien. Il s’est écoulé près d’un siècle depuis le meurtre de Nicolas II. Si quelqu’un avait dû se manifester. »
À l’audition du nom propre, le vieux avait dressé l’oreille. Lord baissa la voix.
« Mais ce n’est pas mon principal souci, actuellement. Je cherche à rester en vie.
— Où sont les papiers ?
— Sur moi.
— Prends le métro et descends à la station de la place Rouge. Je te retrouve au tombeau de Lénine.
— Pourquoi pas à l’hôtel ?
— Il se peut qu’on nous surveille. Mieux vaut un lieu public. Le tombeau est près d’ouvrir. Il y a des gardes armés un peu partout. Tu y seras en sécurité. Ils ne peuvent pas être tous vendus. »
La paranoïa était de retour. Mais Hayes avait raison. Il fallait l’écouter.
« Attends-moi à l’extérieur du mausolée. J’y serai avec la cavalerie. D’accord ?
— Un seul mot à te dire : grouille-toi ! »