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12 H 30
Lord entra dans la salle de conférence du Grand Hôtel Volkhov. Trois douzaines d’hommes et de femmes y siégeaient déjà tous vêtus sobrement, voire avec une certaine élégance. Des serveurs leur apportaient les consommations qu’ils avaient commandées. L’air conditionné ne chassait pas l’odeur des cendriers. Ilya Zivon attendait à l’extérieur, derrière la double porte menant au hall d’entrée. La présence du robuste Moscovite inspirait à Miles Lord une chaude impression de sécurité.
Tous les visages étaient graves, pleinement conscients de l’importance de ce briefing, et Lord en connaissait la cause. Washington les avait fortement encouragés à s’investir dans la nouvelle Russie, et l’appât des marchés en gestation était trop tentateur pour qu’ils aient pu lui résister. Mais l’instabilité politique quasi permanente, la menace quotidienne de la mafia, les paiements exigés pour leur « protection » sapaient les bénéfices escomptés, transformaient en cauchemar la perspective d’un investissement profitable. Tous ces gens représentaient les principaux spécialistes américains intéressés par les transports de la nouvelle Russie, les grands travaux, les boissons, les produits pétroliers, l’informatique, la restauration rapide, le matériel lourd et la banque. Pridgen et Woodworth veillaient sur leurs intérêts. Ils avaient confiance en un Taylor Hayes auréolé d’une réputation de négociateur retors, implacable, pourvu des meilleurs contacts à l’intérieur de la Russie renaissante. C’était la première rencontre de Lord avec le groupe, même s’il en connaissait déjà quelques-uns sur le plan personnel.
Hayes le rejoignit. Il lui infligea une poussée discrète.
« Vas-y, Miles. Fais ton boulot. »
Debout à l’entrée de la salle brillamment éclairée, Lord déclara :
« Bonjour, messieurs et mesdames. Je m’appelle Miles Lord. »
Le silence se fit. Il enchaîna :
« J’ai déjà rencontré certains d’entre vous, à titre individuel. Pour ceux dont je n’ai pas encore eu le plaisir de faire la connaissance, bienvenue. Taylor Hayes, ici présent, pense que ce briefing va pouvoir répondre à certaines des questions que vous vous posez. Les événements risquant de s’accélérer, il se peut que nous n’ayons ni l’occasion ni le temps de nous revoir dans les jours qui viennent ! »
Une assez forte blonde à l’accent de Nouvelle-Angleterre explosa littéralement :
« Et comment qu’on se pose des questions ! Je veux savoir ce qui se passe. Mon conseil d’administration est plus nerveux qu’une jeune vierge avant sa nuit de noces ! »
Elle dirigeait, se remémora Lord, le secteur européen des boissons gazeuses. Pas étonnant que son conseil d’administration paniquât un tantinet. Mais il répondit calmement :
« Vous ne me laissez même pas le temps d’entrer en matière…
— On ne veut pas de discours. On veut des informations !
— Je peux vous donner les chiffres bruts. Le produit industriel national a chuté de quarante pour cent. Le taux d’inflation approche des cent cinquante pour cent. Le taux de chômage est réduit, environ deux pour cent. C’est la qualité de l’emploi qui pose les vrais problèmes…
— Tout ça, on le sait déjà intervint quelqu’un que Lord ne connaissait pas. Les chimistes font du pain, les ingénieurs travaillent sur les chaînes de montage. Toute la presse moscovite est pleine de cette merde.
— Mais ça ne va pas si mal, répliqua Lord vivement. Et ça pourrait être pire ! Une blague populaire affirme qu’Eltsine et les gouvernements qui l’ont suivi ont réalisé, en deux décennies, ce que même les Soviets n’avaient pu concrétiser en soixante-quinze ans de gestion aberrante : faire regretter les communistes. »
Quelques ricanements saluèrent sa déclaration. Il poursuivit :
« Les communistes n’ont pas encore renoncé. Des manifs imposantes saluent chaque année, en novembre, la Fête de la Révolution. On y prêche la nostalgie. Plus de crimes, pauvreté minimale, garanties sociales, etc. Un message qui porte, dans une nation désespérée. »
Après une courte pause :
« Ce qui leur pend au nez, c’est l’apparition, au moment choisi, d’un leader fasciste fanatique. Ni un communiste ni un démocrate, mais un démagogue. C’est le scénario le plus dangereux… surtout si l’on n’oublie pas la capacité nucléaire pratiquement illimitée de la Russie du XXIe siècle ! »
Quelques têtes acquiescèrent. Au moins, ils l’écoutaient. Un petit bonhomme, dont Lord se souvenait vaguement qu’il devait être dans l’informatique, gémit d’une voix douce :
« Qu’est-ce qu’il leur est arrivé ? Je n’ai jamais compris comment ils en étaient venus là. »
Lord alla se planter face à l’assistance.
« Les Russes ont toujours cultivé un nationalisme hypertrophié. Leur caractère national n’a jamais été fondé sur l’individualisme et l’économie de marché. C’est beaucoup plus spirituel, beaucoup plus profond !
— Ce serait beaucoup plus facile, parodia quelqu’un, si on pouvait les occidentaliser à mort ! »
Lord se hérissait toujours lorsqu’il était question d’occidentaliser la Russie. Le pays ne pourrait jamais faire partie uniquement de l’Occident. Pas plus, d’ailleurs, que du monde oriental. Comme depuis toujours, la Russie était un mélange unique de tendances contradictoires. L’investisseur avisé serait celui qui saurait comprendre l’orgueil russe. Il le leur dit, puis revint à la question posée.
« Le gouvernement russe a fini par réaliser qu’il avait besoin de quelque chose qui transcende la politique. Quelque chose qui serait un point de ralliement pour le peuple. Peut-être même un nouveau concept de gouvernement. Voilà un an et demi, quand la Douma a lancé une manière de consultation portant sur ce point, la réponse majoritaire de l’opinion publique, décortiquée par leur institut de sondage, m’a stupéfié. Dieu, le Tsar et le Pays. En d’autres termes : le retour à la monarchie. Un peu trop radical ? Sans doute ! Mais en fin de compte, telle a été la réaction, largement majoritaire, je le répète, du peuple russe. »
Une voix jaillit du fond de la salle :
« Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ?
— Je ne peux que vous donner mon opinion. D’abord, il y a la crainte très réelle d’une résurgence du communisme. On l’a bien vu, voilà des années, quand Ziouganov a failli battre Eltsine. Mais d’un autre côté, la plupart des Russes ne désirent pas, non plus, un retour au totalitarisme. Tous les sondages le démontrent. Ça n’empêcherait pas, hélas ! un habile populiste d’exploiter les temps difficiles pour prendre les rênes du pouvoir, à grand renfort de promesses fallacieuses.
« La deuxième raison est plus profondément ancrée dans l’âme russe. Le peuple est tout simplement convaincu que la forme de gouvernement en vigueur est incapable de résoudre les problèmes du pays. Et franchement, je partage leur conviction. Parlons du crime. Vous payez tous, j’en suis sûr, le prix de votre protection à l’une ou l’autre des mafias en lice. Vous n’avez pas le choix. C’est ça ou rentrer chez vous dans un sac à viande. »
Il revécut, brièvement, ce qui lui était arrivé la veille, mais n’en dit pas un mot. Hayes le lui avait déconseillé. Tous ces gens étaient assez nerveux, ils n’avaient nul besoin de se demander si leurs avocats étaient, eux aussi, destinés à l’abattoir.
« Il y a le sentiment croissant que si vous ne volez pas, vous trichez avec vous-même. Moins de vingt pour cent de la population prend encore la peine de payer ses impôts. Les gens sont brisés intérieurement, ils ne croient plus en rien. Surtout pas à un retournement spectaculaire de la situation actuelle. D’où cette nostalgie endémique pour le tsar.
— C’est-à-dire l’empereur ! Le roi ! C’est tout ce qu’ils ont trouvé ! »
Lord ne releva pas l’interruption. Il savait comment les Américains voyaient l’autocratie. Mais la combinaison de Tartare et de Slave qui s’amalgamait dans le Russe moderne n’avait pas les mêmes préventions. Rien de viscéral ne les opposait à un gouvernement autocratique. C’était la bataille pour la suprématie qui avait préservé le dynamisme de leur société, à travers les siècles.
« La nostalgie est facile à comprendre. Il n’y a pas plus de dix ans que la véritable histoire de Nicolas II et de sa famille a été contée. Au fond de l’âme russe, rôde le sentiment que le massacre de Nicolas II et des siens, en 1918, a été une ignominie qui pèse lourdement sur la conscience collective du peuple. Avec la certitude que l’idéologie soviétique, en faisant du tsar l’incarnation de tous les maux, a été une immense duperie.
— O.K., vive le retour du tsar !
— Pas exactement, riposta Lord. C’est un malentendu que la presse elle-même ne comprend pas. C’est pourquoi Taylor a pensé que cette réunion était indispensable. »
Il tenait son public et précisa sans élever la voix :
« Ce n’est que le retour du concept correspondant au tsar. Les seules vraies questions, ce sont : Qui sera le tsar ? Et de quelle sorte de pouvoir disposera cet homme ?
— Ou cette femme ? » lança une voix féminine.
Lord secoua la tête.
« Non. Seulement cet homme. En 1797, la loi russe a décrété que la lignée passerait uniquement par les mâles. Et je doute que cette loi soit abrogée.
— O.K., coupa une voix masculine. Répondez à vos propres questions.
— La première est facile. Le tsar sera quelqu’un que les dix-sept représentants de la Commission auront choisi. Les Russes adorent les commissions, quelles qu’elles soient. La plupart d’entre elles, dans le passé, n’ont été rien de plus que des tampons de caoutchouc maniés par le Comité soviétique central. Celle-ci travaillera hors du gouvernement. Une entreprise facile dans la mesure où il n’y a pratiquement plus de gouvernement.
« Des candidats vont se présenter, et leurs arguments seront étudiés. Le plus fort, actuellement, est notre candidat, Stefan Baklanov. Sa formation philosophique le rattache à l’Occident, mais son ascendance Romanov est indiscutable. Vous nous payez pour soutenir sa prétention au trône. Taylor s’en occupe nuit et jour, et je fouille les archives russes, depuis six semaines, afin de m’assurer que rien ne s’y oppose.
— Étonnant qu’ils vous laissent faire !
— Pas vraiment. Nous n’appartenons pas à la Commission tsariste, même si nos lettres de créance impliquent le contraire. Nous sommes ici pour sauvegarder vos intérêts et veiller à l’élection de Stefan Baklanov. Exactement comme ça se passe chez nous. »
Un homme se leva, au sein de l’assistance.
« Monsieur Lord, chacun de nous met sa carrière en jeu. Voyez-vous bien clairement la gravité du problème ? Nous parlons de la transformation d’une semi-démocratie en une autocratie à l’ancienne qui devrait décupler nos investissements. »
Le facteur dix était peut-être exagérément optimiste, mais on verrait ça plus tard. Et la réponse de Miles Lord était prête :
« Nous ne savons pas encore quel sera le pouvoir du nouveau potentat. En fait, nous ne savons même pas s’il sera juste une sorte de symbole, un homme de paille, ou le maître effectif de la Russie.
— Soyez réaliste, Lord, intervint un autre homme. Ces idiots ne vont tout de même pas placer un pouvoir politique énorme entre les mains d’un seul individu !
— D’après le consensus, il semble que ce soit exactement ce qu’ils comptent faire.
— C’est impossible !
— Mais pas nécessairement mauvais. La Russie est fauchée. Elle a besoin de capitaux venus de l’extérieur. Vous trouverez peut-être plus commode de négocier avec un autocrate, fût-il absolu, qu’avec les mafias ! »
Quelques approbations fusèrent, mais un obstiné ajouta :
« Parce qu’elles disparaîtront à l’avènement du nouveau tsar ?
— C’est une éventualité.
— Qu’est-ce que vous en pensez, Taylor ? »
Quittant sa place, à une table écartée, Hayes rejoignit Lord au premier plan.
« Je pense que Lord vous a parfaitement exposé la situation. Nous allons assister au rétablissement du tsar de toutes les Russie. À la renaissance d’une monarchie absolue. En vérité, c’est assez stupéfiant !
— Vous voulez dire assez effrayant ! » s’écria quelqu’un dans la salle.
Hayes sourit.
« Ne vous tracassez pas. Nous sommes payés, en priorité, pour veiller à vos intérêts. La Commission a commencé son travail. Nous ferons le nôtre. Il vous suffit de nous faire confiance. »