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MOSCOU
16 H 30

Hayes observait attentivement Stefan Baklanov. Perché sur une table drapée de soie, l’héritier présomptif tenait tête aux dix-sept membres de la Commission tsariste. Le Grand Hall du palais des Facettes grouillait de spectateurs et de journalistes perdus dans le brouillard bleu d’une épaisse tabagie dont les cigares, cigarettes et bouffardes de la Commission étaient largement responsables.

Très chic dans son costume sombre de bonne coupe, Baklanov répondait avec aisance aux questions les plus longues comme les plus percutantes. C’était sa dernière apparition en public, après le vote destiné à départager les trois finalistes. Neuf noms à l’origine. Trois qui n’avaient aucune chance. Deux autres à peine envisageables. Et quatre qui avaient pour eux une parenté sanguine compatible avec la loi de Succession de 1797. Les premiers débats s’étaient concentrés sur les mariages postérieurs à 1918 et le degré de dilution du sang originel, chaque prétendant ayant eu tout loisir de plaider sa cause. Hayes avait fait en sorte que Baklanov passât le dernier.

La voix, dans le micro, était grave et posée, mais ferme :

« Je pense à mon ancêtre. Dans cette salle du palais des Facettes, ont siégé les boyards, en janvier 1813, afin d’y procéder à l’élection d’un nouveau tsar. Le pays émergeait à peine d’une douzaine d’années de troubles occasionnés par la vacance du trône. Comme vous-mêmes aujourd’hui, messieurs, le groupe avait fixé des conditions précises. Après maints débats, maints rejets, fut choisi, à l’unanimité, un aimable jouvenceau de seize ans. Il n’est pas indifférent de souligner qu’il avait été découvert au monastère Ipatiev, où commença la dynastie des Romanov, et que trois cents ans plus tard, dans une autre maison Ipatiev, celle du But Suprême, s’y est achevée celle d’un autre Romanov. »

Baklanov s’interrompit une seconde afin de préciser, non sans intention :

« Du moins pour un temps.

— Mais Michael n’a-t-il pas été sélectionné, objecta l’un des membres de la Commission, parce qu’il s’était déclaré d’accord pour consulter les boyards sur toute décision à l’étude ? Faisant d’eux, en conséquence une véritable assemblée nationale, la première Douma ? Est-ce également votre intention ? »

Baklanov s’agita légèrement, mais resta serein. Ouvert. Bienveillant.

« Mon valeureux ancêtre n’avait pas été choisi pour cette seule raison. Avant de procéder au vote, l’assemblée avait organisé une consultation sommaire, une sorte de sondage avant la lettre, et pu établir qu’il existait un large consensus populaire favorable à la nomination de Michael Romanov. Nous nous trouvons aujourd’hui, messieurs, dans la même situation. Tous les sondages à l’échelle nationale indiquent que le peuple approuve ma restauration. Mais pour répondre directement à votre question, Michael Romanov vivait à une époque différente.

« La Russie s’était essayée à la démocratie, et nous en constatons les résultats, chaque jour. Notre pays n’a pas l’habitude de se méfier du gouvernement qu’il s’est choisi. Qui dit démocratie, dit défis répétés, et notre histoire ne nous y a pas préparés. Chez nous, le peuple attend du gouvernement qu’il soit mêlé à sa vie quotidienne. Les sociétés occidentales prêchent exactement l’inverse.

« Ce pays a perdu sa grandeur en 1917. Notre empire, qui fut jadis le plus vaste de la terre, ne subsiste aujourd’hui que par la générosité de nations étrangères. J’en suis écœuré jusqu’au fond de l’âme. Nous avons passé plus de trois quarts de siècle à fabriquer des bombes et à équiper des armées, alors que le pays s’écroulait de toutes parts. Il est grand temps de réparer toutes ces erreurs. »

Hayes savait que Baklanov jouait son rôle en fonction des caméras braquées par toutes les grandes chaînes de télévision internationales, CNNCNBCBBCFOX, toutes actionnaires de l’entreprise. Baklanov avait esquivé la question posée, mais profité de l’occasion pour marquer un premier point. Ce type ne serait sûrement pas fichu de gouverner, mais pratiquait, en virtuose, l’art de noyer le poisson.

Un autre membre de la Commission demanda :

« Le père de Michael, Filaret si je n’ai pas oublié mon Histoire, a régenté le pays pendant la quasi-totalité du règne de son fils. Michael n’était rien de plus qu’une marionnette dont papa tirait les ficelles. Ce pays doit-il s’attendre à quelque chose de semblable ? Vos décisions vous seront-elles dictées ? »

Toujours sans hausser le ton, Baklanov se rebiffa :

« Je puis vous assurer, monsieur, que mes décisions seront bien les miennes. Ce qui ne signifie nullement que je ne consulterai pas mon Conseil d’État, chaque fois que je pourrai mettre à profit son expérience et sa sagesse. Une autocratie ne peut survivre qu’avec le soutien de son gouvernement et de son peuple. »

Encore une excellente réponse, se congratula Taylor Hayes.

« Et vos fils ? Sont-ils préparés aux mêmes responsabilités ? »

L’homme insistait. L’un des trois qu’on n’avait pu encore acheter à cent pour cent, et dont la loyauté demeurait aux enchères. Mais Hayes avait ouï dire que d’ici au lendemain, l’unanimité serait assurée.

« Mes fils sont prêts. L’aîné a pleinement assimilé ses responsabilités. Il est fin prêt à assumer celles du tsarévitch. Je l’y entraîne depuis sa naissance.

— Vous comptiez sur la restauration ?

— Mon cœur m’a toujours dit que tôt ou tard, le peuple russe exigerait le retour de son tsar. Il lui a été enlevé par la violence, dépossédé de son trône sous la menace d’un revolver. Mauvaise action ne peut engendrer que déshonneur. Ce pays est à la recherche de son passé, et nous pouvons espérer que le souvenir des fautes révolues nous conduira jusqu’à la victoire. Nul d’entre nous ne naît uniquement pour lui-même. C’est encore plus vrai pour ceux que prédestinent leurs racines impériales. Le trône de cette nation est celui des Romanov, et je suis le descendant mâle actuellement en vie le plus proche par le sang de Nicolas II. Les grands honneurs engendrent de lourds fardeaux. Je suis prêt à les porter, pour le bien de mon peuple. »

Baklanov but un peu d’eau. Plus de questions pour le moment. Il posa le verre sur la table et conclut :

« Michael Romanov n’a jamais aimé le pouvoir, mais je ne m’excuserai pas de mon propre désir de gouverner cette nation. La Russie est ma mère patrie. Je crois que toutes les nations ont un genre, et que la nôtre est spécifiquement féminine. De cette féminité, découle notre fertilité. C’est l’un des biographes de Fabergé, quoique britannique, qui l’a le mieux traduit. Fournissez-lui le point de départla graineet ellla materneradans son style très personneljusquà remporter des victoires stupéfiantesC’est mon destin d’engendrer ces victoires.

« Chaque graine connaît son temps de maturation. Je connais le mien. On peut forcer un peuple à éprouver de la crainte, mais pas de l’amour. Je le comprends. Je ne brigue ni conquête impériale ni domination mondiale. Notre grandeur, dans les années qui nous attendent, sera d’assurer au peuple un mode de vie qui lui garantira santé, bonheur et sécurité. Peu importe que nous puissions réduire le monde à néant des centaines de fois. Ce qui importe, c’est que nous soyons en mesure de nourrir notre peuple, de guérir ses maux, d’assurer son confort au sein d’une nation prospère, pour nous-mêmes et pour les générations à venir. »

Réelle ou parfaitement simulée, son émotion passait la rampe, tant sur place qu’à la radio et à la télé. Hayes lui-même était très impressionné.

« Je ne prétendrai pas que Nicolas II était sans défauts. C’était un autocrate obstiné qui avait perdu de vue son objectif. Nous savons maintenant que son épouse brouillait son jugement, et que la maladie de leur fils les rendait tous deux vulnérables. Alexandra était une femme merveilleuse, sous bien des aspects, mais écervelée, hélas ! Elle subissait l’influence de Raspoutine, un homme en qui tout le monde s’accorde, aujourd’hui, à reconnaître un vil opportuniste. L’Histoire est un bon professeur, je ne renouvellerai pas cette sorte d’erreur. Ce pays ne peut plus se contenter d’un gouvernement faible. Nos rues doivent être sûres, nos institutions placées sous le sceau de la vérité, de la franchise et de la confiance. C’est seulement ainsi que notre pays connaîtra le progrès et la paix.

— On dirait, monsieur, que vous vous êtes déjà personnellement élu tsar de toutes les Russie. »

Toujours le même perturbateur. Baklanov riposta doucement :

« Ma naissance, cher monsieur, a fait ce choix en mon lieu et place. Ma seule réponse est de lui obéir. Le trône de Russie appartient aux Romanov. C’est un fait indiscutable.

— Mais Nicolas II n’y avait-il pas renoncé, en son nom et en celui de son fils Alexis ?

— Il l’a fait en son nom. Mais je doute que l’historien le plus pointilleux puisse prétendre qu’il ait eu le droit d’abdiquer également au nom d’Alexis. Lors de cette abdication, en mars 1917, son fils est devenu Alexis II. Nicolas n’avait aucun droit de l’éloigner du trône. Ce trône revient à la lignée Romanov, celle de Nicolas II. Et je suis, par le sang, son plus proche parent mâle. »

Hayes approuvait la performance. Baklanov savait exactement quoi répondre et à quel moment. Il formulait ses déclarations avec assez de nuances pour remporter chaque échange sans jamais offenser quiconque.

Stefan Ier allait faire un excellent tsar.

Pourvu qu’il sût suivre les ordres autant qu’il aimait les donner, avec la même assurance.