27
Lord vit apparaître des larmes, dans les yeux de Vassily, et se demanda combien de fois le septuagénaire avait pu vivre et revivre ces événements, en pensée, depuis que Kolya Maks lui avait « passé le relais ».
« Mon père servait dans la garde de Nicolas. Il avait été affecté à Tsarskoye Syelo, pour y veiller sur le palais d’Alexandre où vivait la famille impériale. Les enfants le connaissaient bien. Surtout Alexis.
— Comment s’est-il retrouvé à Ekaterinbourg ?
— Félix Youssoupov avait pris contact avec lui. Ils avaient besoin d’hommes pour infiltrer Ekaterinbourg. Les bolcheviks adoraient détourner les gardes du palais. Leur trahison constituait un excellent argument de propagande pour la révolution. Voyez comment les meilleurs partisans de Nicolas l’abandonnent ! Beaucoup l’ont fait, effectivement. Des âmes faibles qui craignaient pour leur peau. D’autres étaient recrutés comme espions. Papa connaissait de nombreux leaders révolutionnaires, qui le croyaient de leur côté et s’en réjouissaient. C’est le hasard seul, ou la chance, qui l’a amené à Ekaterinbourg. Et peut-être un signe du destin que Yurovsky l’ait intégré au peloton d’exécution. »
Ils avaient fini de manger, mais s’attardaient autour de la table.
« Votre père n’était pas seulement un brave homme, déclara Miles Lord. C’était aussi un homme brave.
— Très brave. Il avait juré allégeance au tsar, et il a tenu son serment jusqu’au bout.
— Même bien au-delà ! Qu’est-il arrivé, en fait ? »
Le vieux fermier eut un pâle sourire.
« Quelque chose de merveilleux… mais seulement après quelque chose de terrible. »
Le convoi roulait dans la forêt. Au pas. Le chemin n’était plus qu’un étroit sentier bourbeux qui ralentissait encore une progression déjà infernale. Quand le camion se bloqua entre deux arbres, Yurovsky décida de laisser le véhicule en arrière et d’aller jusqu’au bout, avec les seuls droschkis. Les corps en trop furent transportés sur des brancards confectionnés à partir de la bâche. L’ancienne mine des Quatre Frères était à moins de cent mètres de là et Maks aida à transporter la civière improvisée chargée de la dépouille du tsar.
« Posez-les tous par terre, ordonna Yurovsky », dès qu’ils arrivèrent à pied d’œuvre.
Ermakov éleva la voix :
« Je croyais que c’était à moi de diriger cette partie de l’opération.
— Plus maintenant », trancha Yurovsky.
Ils allumèrent un grand feu. Tous les corps furent dépouillés de leurs vêtements, jetés à mesure dans le brasier. Avec une majorité de viande soûle dans cette troupe de vingt à trente hommes, l’inorganisation touchait à son comble. Maks s’en félicitait. Au cœur de cette pagaille, l’absence de deux des onze corps avait toutes les chances de passer inaperçue.
« Encore des diams ! » s’exclama l’un des sbires au service d’Ermakov.
Le mot amorça un mouvement convergent. Sans perdre une seconde, Yurovsky se lança dans la bousculade, à grands coups d’épaule.
« Kolya, viens avec moi ! »
Ils étaient tous réunis autour d’un corps féminin. L’un des hommes d’Ermakov présentait, dans ses grosses pattes réunies en coupe, un autre corset rempli de bijoux. Yurovsky cueillit le sac, d’une main, braquant son colt de l’autre.
« Il n’y aura pas de pillage. Qui s’y frotte, crève comme un chien ! Tuez-moi, et le comité vous aura tous. Ou contentez-vous de les déshabiller, et de me remettre tout ce que vous trouverez.
— Pour que tu te le fourres dans la poche ? lança une voix.
— Pour que je le transmette à qui de droit. Ce n’est pas plus à moi qu’à vous. C’est le bien de l’État. Tout sera remis entre les mains du Comité de l’Oural. Tels sont mes ordres.
— Va te faire foutre, juif de merde ! »
Dans la lumière incertaine, Maks vit la colère flamber dans les yeux de Yurovsky. Il en avait suffisamment appris sur cet inquiétant personnage pour savoir qu’il abhorrait qu’on lui rappelât son héritage. Père verrier, mère retoucheuse, neuf frères et sœurs. Il avait grandi pauvre, à la dure, et avait adhéré au parti après la révolution avortée de 1905. Exilé à Ekaterinbourg pour activité révolutionnaire, il avait été élu au Comité de l’Oural après la révolte de février, l’année précédente. Militant infatigable au service du parti, depuis lors. Il n’était plus juif, mais communiste jusqu’au fond de l’âme. Un homme qui savait recevoir des ordres et les exécuter à la lettre.
L’aube se précisait, à travers les peupliers environnants.
« Rompez, tous autant que vous êtes ! À l’exception des hommes qui sont venus avec moi !
— Tu ne peux pas faire ça ! hurla Ermakov.
— Ou tu te retires, ou je te fais fusiller. »
Cliquetis d’armes braquées, de part et d’autre.
Ceux du peloton d’exécution plus rapides que les autres à épauler leurs Winchester. Les hommes d’Ermakov comprirent rapidement que même s’ils bénéficiaient d’une supériorité numérique écrasante, leur victoire éventuelle ne demeurerait pas impunie. Le Comité de l’Oural ne plaisantait pas avec les infractions à la discipline. Maks ne fut guère surpris de les voir se retirer en désordre.
Yurovsky rengaina son colt sous sa ceinture.
« Achevez de les déshabiller ! »
Maks et deux autres s’en chargèrent, tandis que les deux derniers montaient la garde. Difficile de leur donner un nom, à présent, excepté dans le cas de la tsarine dont l’âge et la taille restaient clairement identifiables. Maks était malade de compassion envers ces pauvres gens qu’il avait fidèlement servis.
Deux autres corsets libérèrent leur butin de pierres et de joyaux. La tsarine avait porté, en outre, un long collier de perles cousu dans la ceinture de son sous-vêtement, à même la peau.
« Il n’y a que neuf corps, constata soudain Yurovsky. Où sont le tsarévitch et l’une des filles ? »
Nul ne répondit.
« Les salauds ! continua Yurovsky. Les ignobles fils de chiens puants ! Ils ont dû les planquer en route, pour être sûrs d’empocher ce qu’ils trouveraient. Ils sont en train de les fouiller, dans les bois ! »
Maks étouffa, en silence, un soupir de soulagement.
« Qu’est-ce qu’on fait ? » demanda l’un des gardes.
Yurovsky n’hésita pas.
« On ne fait foutre rien. On déclare que neuf ont été expédiés dans la mine, et deux brûlés à la surface. On essaiera de les retrouver quand on en aura terminé. Tout le monde est d’accord ? »
Aucun d’entre eux, réalisa Maks, particulièrement Yurovsky, ne tenait à signaler la disparition de deux des corps. Aucune justification ne leur épargnerait la colère du Comité. Le silence général confirma qu’ils étaient bien tous d’accord.
Le reste des pauvres défroques sanglantes finit également dans le brasier. Neuf corps furent alignés près d’un large orifice creusé dans la terre. Maks remarqua combien les corsets truqués avaient laissé, dans la chair morte, l’empreinte des nœuds et des agrafes qui avaient maintenu le tout en place. Les grandes-duchesses avaient porté en outre, pendues à leur cou, d’étranges amulettes représentant Raspoutine, accompagnées du texte de quelque prière. Grigris et incantations rejoignirent les vêtements dans les flammes. Kolya se rappelait la beauté radieuse de ces femmes, et souffrait de les voir ainsi.
Un des hommes se pencha en avant pour tripoter les seins de l’impératrice.
Deux autres l’imitèrent.
« Maintenant, je peux mourir, soupira le premier. J’ai peloté les nichons de la tsarine. »
Ses deux collègues éclatèrent d’un rire gras, éthylique. Maks se détourna vers le tas de vêtements que le feu réduisait en cendres.
« Jetez les corps dans la mine ! » ordonna Yurovsky.
L’un après l’autre, ils les traînèrent sur le sol et les précipitèrent dans le vide. Chaque fois, plusieurs secondes s’écoulaient avant que ne remontât d’en bas un bruit d’eau percutée retombant en grosses gouttes.
En moins d’une minute, tout fut terminé.
Vassily Maks s’arrêta, respira profondément, plusieurs fois de suite, puis s’accorda une gorgée de vodka.
« Après ça, Yurovsky s’est assis sur une souche pour manger ses œufs durs. Les nonnes du monastère les avaient déposés la veille, à l’intention du tsarévitch, et Yurovsky leur avait recommandé de bien les emballer. Il savait ce qui se préparait. Après avoir rempli sa panse, il a jeté des grenades dans le puits de la mine pour enterrer plus complètement les corps.
— Vous avez dit qu’il était également arrivé quelque chose de merveilleux », lui rappela Akilina.
Le vieux fermier dégusta une autre gorgée de vodka.
« Oui, c’est bien ce que j’ai dit. »
Maks quitta le lieu de l’enterrement vers dix heures, en compagnie des autres hommes. Un garde avait été dûment affecté à la surveillance du site funéraire, et Yurovsky s’était retiré pour aller présenter son rapport au Comité de l’Oural. Par bonheur, il n’avait pas ordonné la recherche des deux corps disparus, se bornant à confirmer leur destruction par le feu, quelque part au cœur de la forêt.
Les instructions étaient de regagner la ville sans se faire remarquer. Étrange recommandation, songeait Maks, en songeant à tous ceux qui étaient au courant. Comment le lieu de l’inhumation pourrait-il rester secret, avec l’amertume des espoirs de rapine tués dans l’œuf ? Eux-mêmes ne devaient parler, sous aucun prétexte, des événements de la nuit, avant de se présenter au rapport, le jour même, à la maison Ipatiev.
Maks laissa les quatre autres prendre de l’avance, prétextant un besoin d’emprunter quelque itinéraire moins direct, pour laisser à sa tête le temps de s’éclaircir. Le canon grondait au loin. Ses camarades l’avertirent que l’armée Blanche approchait toujours d’Ekaterinbourg, mais il leur assura que pas un de ces cochons de Blancs n’était de taille à lui faire peur.
Il remonta, rapidement, la piste qu’il avait parcourue la veille. En plein jour, il lui était d’autant moins difficile de s’orienter qu’ils avaient un peu tourné en rond à cause des fausses manœuvres d’Ermakov, et qu’il était chez lui, dans ces sous-bois broussailleux. Il retrouva la cabane de surveillance du chemin de fer, mais évita de s’en approcher. Il reconnut, de même, l’endroit où le camion s’était embourbé. Les planches utilisées n’avaient pas changé de place.
Il jeta un coup d’œil circulaire. Personne en vue. Il s’avança entre les arbres.
« Hé, petit, tu es là ? »
Sans crier. De sa voix la plus rassurante.
« C’est moi, petit. Kolya. Je suis revenu, comme je te l’avais promis. »
Rien.
Il pénétra plus avant parmi la futaie, en écartant les buissons épineux.
« Alexis, je suis revenu. Montre-toi, petit. Le temps presse. »
Seuls, les oiseaux lui répondirent.
Il s’arrêta dans une clairière. Les pins environnants étaient très vieux. Leur écorce avouait de nombreuses décennies d’existence immobile. L’un d’eux avait succombé et gisait sur le sol. Ses racines s’élançaient tels ces bras et ces jambes vus plus tôt et dont le spectacle ne quitterait jamais sa mémoire. Quelle abomination. De quelle géhenne sortaient ces démons qui prétendaient représenter le peuple ? Ce qu’ils proposaient à la Russie était-il meilleur que les maux dont ils promettaient de la guérir ? Comment cela serait-il possible, après un tel commencement ?
Les bolcheviks avaient coutume d’exécuter leurs prisonniers d’une balle dans la nuque. Pourquoi toute cette barbarie, en la circonstance ? Ce massacre des innocents annonçait-il la suite envisagée ? Et pourquoi le secret ? Si Nicolas II était le pire ennemi de l’État, pourquoi pas un jugement public ? Et une exécution de même ? La réponse était facile : jamais un tribunal ne sanctionnerait le massacre des femmes et des enfants.
C’était effroyable.
Une branche craqua derrière lui.
Sa main se porta, d’instinct, au revolver glissé sous sa ceinture. Il en saisit la crosse et pivota sur lui-même, l’arme au poing.
Au-delà du canon braqué, souriait le visage enfantin, presque angélique, d’Alexis Romanov.
Sa mère l’appelait Mon Tout Petit ou Mon Rayon de Soleil. Il avait occupé le centre des attentions de toute la famille. Un gentil garçon. Très affectueux, avec une nuance d’entêtement. Au palais, Maks avait souvent entendu parler de son étourderie, de son peu de goût pour les études et de son amour des frusques paysannes. Gâté et capricieux, espérant un jour marcher sur les eaux, au point que son père se demandait parfois, en plaisantant, si la Russie survivrait à Alexis le Terrible.
À présent, c’était lui, le tsar. Alexis II. Oint des saintes huiles. Le successeur de droit divin que Maks avait juré de protéger.
Près d’Alexis, se tenait sa sœur, qui lui ressemblait tellement. Son obstination était légendaire, son arrogance souvent intolérable. Elle avait du sang sur le front, sa robe était en lambeaux, révélant la présence insolite d’un corset. Les vêtements des deux enfants étaient saturés de sang. Ils puaient la mort.
Mais ils étaient en vie.
C’était proprement incroyable, mais le vieux fermier parlait avec une telle conviction qu’il était impossible de douter de ses paroles. Deux des Romanov avaient survécu à l’atroce boucherie. Tout cela grâce à la bravoure d’une sorte de héros. Beaucoup, de tout temps, avaient émis cette hypothèse, fondée sur plus de suppositions que de preuves consistantes.
Mais là c’était la vérité.
« À la tombée de la nuit suivante, mon père les a conduits loin d’Ekaterinbourg. D’autres les attendaient pour les emmener dans l’Ouest. Plus ils seraient loin de Moscou, mieux cela vaudrait.
— Pourquoi ne pas les avoir confiés à l’armée Blanche ? demanda Miles Lord.
— Les Blancs n’étaient pas tsaristes. Ils haïssaient les Romanov autant que les Rouges. Nicolas avait vu en eux son salut, mais eux aussi auraient probablement exterminé toute la famille. Personne n’aimait les Romanov en 1918, à peu d’exceptions près. De précieuses exceptions.
— Ceux pour qui travaillait votre père ? »
Maks acquiesça.
« Qui étaient-ils ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. C’est l’un des nombreux renseignements que je n’ai jamais eus en ma possession. »
Akilina intervint :
« Qu’est-il arrivé aux enfants ?
— Mon père les a éloignés de la guerre civile qui a fait rage pendant deux ans de plus. Bien au-delà de l’Oural, au plus profond de la Sibérie. Moins difficile qu’à première vue. Personne ne connaissait leur visage, en dehors des courtisans de Saint-Pétersbourg, et la plupart d’entre eux étaient morts. De vieux vêtements et des figures sales composaient, pour eux, le meilleur déguisement. Ils ont vécu en Sibérie avec des gens qui faisaient parti du plan, et finalement, sont allés à Vladivostok, sur le Pacifique. Ensuite, je l’ignore. C’est une autre destination, une autre étape de votre voyage vers laquelle je ne saurais vous guider.
— Dans quel état étaient-ils quand votre père les a retrouvés ?
— Alexis n’était pas blessé. Le corps du tsar l’avait protégé. Anastasia avait des blessures légères qui se sont vite guéries. Tous deux portaient des corsets, même le garçon. La famille avait cousu des pierres dans les ourlets, afin de les soustraire aux voleurs. Une bonne précaution. Une monnaie d’échange pour l’avenir. Qui a contribué, elle aussi, à préserver leurs existences.
— Moins que les actes de votre père. »
Maks remercia Lord du regard.
« C’était un homme de bien.
— Que lui est-il arrivé ? voulut savoir Akilina.
— Il est revenu ici, où il est mort de vieillesse. Les purges l’ont épargné. Il est mort voilà une trentaine d’années. »
Lord pensait à Yakov Yurovsky. Le destin du chef exécuteur n’avait pas été si clément. Il était mort, vingt ans après Ekaterinbourg, d’un ulcère cancéreux. Mais seulement après que Staline eut envoyé sa fille dans un camp de travail. Nul ne se souciait qu’il eût été le bourreau de la famille impériale. Sur son lit de mort, il avait maudit ces divers coups du sort. Mais l’explication figurait dans la Bible. Les Romains, chapitre XII, verset 19.
La vengeance m’appartient ; dit le Seigneur. Et je la ferai s’accomplir.
« Alors, cette étape suivante ? »
Maks haussa les épaules.
« Vous ne pourrez recevoir cette information que de mon père.
— Mais comment ?
— Elle tient dans un coffret de métal. Je n’ai jamais eu la permission de l’ouvrir ni de lire son contenu. Seulement de le signaler à qui viendrait me voir et prononcerait le mot de passe. »
Lord avait peine à comprendre.
« Mais où se trouve à présent le coffret ?
— Le jour où mon père est mort, je l’ai revêtu de son bel uniforme impérial, et j’ai enterré le coffret avec lui. Voilà trente ans qu’il dort avec ce coffret sur la poitrine. »
Ni Lord ni Akilina n’aimaient la conclusion évidente.
« Oui, Corbeau. Mon père vous attend dans sa tombe. »