34

MOSCOU
MARDI 19 OCTOBRE
7 HEURES DU MATIN

Hayes ne fit qu’un bond jusqu’à sa table de chevet, où carillonnait le téléphone. Il venait de se raser et de prendre sa douche, en prévision d’une nouvelle journée en marge de la Commission. Un jour crucial entre tous, puisqu’il verrait la sélection officielle des trois finalistes. Avec Baklanov en tête d’affiche, aucun doute là-dessus depuis que les dix-sept membres de la Chancellerie secrète étaient désormais tous aux ordres. Même le maudit trublion coupable du harcèlement de Baklanov, la veille, avait fini par donner son prix.

Il décrocha l’appareil à la quatrième sonnerie et reconnut immédiatement la voix de Khrouchtchev.

« Nous avons reçu, voilà une petite demi-heure, un appel du consulat russe de San Francisco, en Californie. Votre M. Lord s’y trouve en compagnie de Mlle Petrovna. »

Hayes encaissa le choc.

« Qu’est-ce qu’il fait là-bas ?

— Il s’est présenté dans une banque locale, muni d’une clef de coffre. Probablement récupérée dans la tombe de Kolya Maks. La Commerce and Merchants Bank est une des institutions mondiales suivies de près par les Soviets, au fil des années. Déceler les avoirs tsaristes était l’une des obsessions du KGB. Ils étaient convaincus de l’existence de tels avoirs en or, déposés avant la révolution. C’était le reflet d’une certaine vérité, puisque des millions de dollars ont été découverts, après 1917, sur de nombreux comptes numérotés.

— Vous êtes en train de me dire que votre pays continue à rechercher de l’argent vieux de près d’un siècle ? Pas étonnant que votre gouvernement soit fauché. Vous devriez abandonner ce miroir aux alouettes et aller de l’avant.

— Vraiment ? Regardez ce qui se passe. Nous ne sommes peut-être pas aussi stupides que vous le pensez. Même si vous avez en partie raison. Après la chute des communistes, le jeu semblait en valoir la chandelle. Mais à la création de notre société secrète, j’ai fait preuve de prévoyance en renouant des contacts qui risquaient de s’avérer utiles. Notre consulat de San Francisco est resté en rapport, depuis des décennies, avec deux établissements bancaires fréquentés, avant la révolution, par des agents tsaristes. Par bonheur, une de nos sources nous a signalé l’accès à un coffre ancien soupçonné, depuis toujours, d’utilisation tsariste.

— Et alors ?

— Lord et Mlle Petrovna ont prétendu s’intéresser à la succession d’une personne décédée fictive. Un jeu d’enfant, avec la formation juridique de Lord et l’appoint de documents falsifiés. L’employé n’y penserait même plus s’ils ne lui avaient présenté la clef d’un des plus vieux coffres de la banque. L’un de ceux que nous tenions particulièrement à l’œil. Lord a quitté l’établissement avec trois sachets de velours dont nous ignorons le contenu.

— Où sont-ils à présent ?

— Lord a dû signer, de son vrai nom, la décharge correspondant aux mystérieux sachets. Il a laissé l’adresse d’un hôtel local, et tous deux y sont encore. Apparemment, ils se sentent en sécurité, sur le territoire des États-Unis. »

Hayes consulta sa montre. Mardi, sept heures du matin, à Moscou. Cela correspondait à lundi, huit heures du soir, en Californie.

Douze heures avant que Lord ne reprenne ses recherches.

« J’ai une idée, dit-il à Khrouchtchev.

— C’est ce que j’escomptais vous entendre dire. »

 

Lord et Akilina débouchèrent de l’ascenseur dans le hall du Marriott, après avoir déposé leur butin dans le coffre-fort d’étage. La Bibliothèque publique de San Francisco ouvrait à neuf heures, et Lord avait l’intention d’y retourner glaner des informations supplémentaires qui pussent leur permettre de progresser dans leur quête.

Simple façon, au départ, de quitter Moscou, cette quête se révélait fort intéressante. À l’origine, il avait prévu, aussitôt après Starodug, de regagner directement la Géorgie. Mais la mort des Maks et ce qu’ils venaient de découvrir à la banque changeaient totalement la face des choses. Il était fermement déterminé à pousser la quête jusqu’à son terme. Quel serait-il ? Ni lui ni Akilina n’en avaient la moindre idée.

Ils n’avaient pris qu’une seule chambre, au Marriott. Et, bien qu’ayant dormi séparément, sentaient grandir, entre eux, une intimité de plus en plus étroite. Ils avaient regardé un film à la télé, une comédie romantique dont il avait traduit les dialogues. Elle avait beaucoup aimé, et sa traduction, et ses commentaires, et lui, de son côté, avait beaucoup aimé partager avec elle ces instants de détente.

Tout comme Akilina, Lord n’avait eu qu’un seul amour dans sa vie, une collègue étudiante de l’université de Virginie qui, malheureusement, pensait davantage à se servir de lui pour faire avancer sa carrière que pour construire en sa compagnie quelque chose de plus durable. Elle l’avait quitté, après sa licence, pour saisir, à Washington, une occasion qui était en train de la hisser, peu à peu, au sommet de sa hiérarchie. Lui-même avait fait son chemin chez Pridgen et Woodworth, sans jamais rencontrer personne d’aussi attachant que cette Akilina. Il ne croyait guère au destin, concept favori des ouailles de son père, mais les événements qu’ils partageaient, l’attirance réciproque qu’ils ressentaient, modifiaient peu à peu sa définition du terme.

« Monsieur Lord. »

L’appel de son nom, dans le hall du Marriott, le prit totalement par surprise. Personne, à San Francisco, n’était au courant de sa présence.

Ils s’arrêtèrent et se retournèrent.

Un élégant petit gnome à moustache et cheveux très noirs s’approchait d’eux, sans se presser. Il portait un costume croisé à larges revers, en s’appuyant négligemment sur une canne.

« Je m’appelle Filip Vitenko, du consulat de Russie », se présenta-t-il, en anglais.

Lord se congela sur place.

« Comment avez-vous su où me trouver ?

— Pourrions-nous nous asseoir ? Je souhaiterais discuter de certaines choses avec vous. »

Le moyen de refuser ? Ils s’installèrent dans le hall de l’hôtel, et Vitenko amorça :

« Je suis au courant de cette histoire de vendredi dernier, sur la place Rouge.

— Ça vous ennuierait de parler russe pour que Mlle Petrovna puisse vous suivre ? Son anglais n’est pas aussi bon que le mien et le vôtre. »

Vitenko se tourna vers Akilina, lui dédia un grand sourire.

« Mais comment donc ! »

En russe.

« Comme je vous le disais, je suis au courant de la mort d’un policier. Vous faites l’objet d’un avis de recherche, et même d’un mandat d’amener. Pour interrogatoire et témoignage oculaire. »

Un développement prévisible, mais rien moins que rassurant.

« Informations communiquées par un certain inspecteur Feliks Orleg. J’imagine, monsieur Lord, que vous n’étiez pas directement impliqué dans cette affaire de la place Rouge. En fait, c’est l’attitude de l’inspecteur Orleg qui est suspecte. J’ai été chargé de prendre contact avec vous afin de solliciter votre coopération.

— Vous n’avez toujours pas dit comment vous avez su où nous trouver.

— Depuis des années et des années, notre consulat garde un œil fixé sur deux établissements financiers de cette ville. Tous deux existaient déjà à l’époque tsariste, avec pour clients certains agents de l’empire. Le bruit courait que Nicolas II y avait caché de l’or avant la révolution. Quand vous êtes passés, hier, dans ces deux institutions, en exigeant l’accès à ce coffre sous surveillance, nous avons été prévenus.

— Cela est illégal, déclara Lord. Nous ne sommes pas en Russie. Il existe des règles de confidentialité bancaire, dans ce pays ! »

L’homme du consulat n’eut aucune réaction.

« Je connais vos lois. Prévoient-elles l’utilisation de faux documents légaux pour obtenir l’ouverture d’un coffre appartenant à quelqu’un d’autre ? »

Le message était sans équivoque.

« Que désirez-vous au juste ?

— L’inspecteur Orleg fait l’objet, depuis quelque temps, d’une enquête administrative. Il appartient à une organisation qui s’efforce d’influencer le résultat du travail de la Commission tsariste. Artemy Bely, le jeune avocat descendu, voilà quelques jours, sur la voie publique, a été tué parce qu’il posait des questions sur Orleg et sur cette fameuse organisation. Vous étiez là. Les assassins d’Artemy Bely ont dû supposer qu’il vous avait fait des confidences, et vous connaissez la suite. Dans les rues de Moscou et sur la place Rouge…

— Et dans le train de Saint-Pétersbourg…

— J’ignorais ce détail.

— Quelle sorte d’organisation tenterait d’influencer le jugement de la Commission ?

— Nous comptons sur vous pour nous le dire. Les autorités savent seulement que certains individus œuvrent de concert et que de grosses sommes changent de mains. Orleg est de mèche. Leur objectif paraît être d’asseoir Stefan Baklanov sur le trône de Russie. »

La conclusion de Vitenko ne manquait pas de logique, et Lord en profita pour lancer ce coup de sonde :

« Certains hommes d’affaires américains sont-ils soupçonnés de participer à l’opération ? Nombre d’entre eux ont chargé ma firme de les représenter.

— Nous le pensons. En fait, c’est d’ici que viendrait le financement. Nous espérons que vous pourrez nous renseigner également sur ce point.

— En avez-vous parlé avec Taylor Hayes, mon patron ? »

Vitenko secoua la tête.

« Mon gouvernement essaie de garder ses investigations secrètes, afin de ne pas révéler la nature et l’étendue de ce que nous savons. Des arrestations se préparent, mais on m’a demandé de vous interroger, au cas où vous pourriez nous renseigner davantage. Un représentant de Moscou aimerait d’ailleurs vous rencontrer, si possible. »

Lord n’aimait pas du tout l’idée que Moscou sût déjà où il était, en Amérique, et son inquiétude croissante devait se lire sur son visage, car Vitenko se hâta de poursuivre :

« Vous n’avez rien à craindre, monsieur Lord. Il s’agira d’une simple conversation téléphonique. Ce qui s’est passé là-bas, depuis quelques jours, intéresse mon gouvernement. Nous avons besoin de votre aide. La Commission est sur le point de prononcer son verdict. S’il y a eu corruption quelque part, nous nous devons de le découvrir. »

Lord n’émit aucun commentaire.

« Nous ne pouvons pas bâtir une nouvelle Russie sur les vestiges de l’ancienne. Si des membres de la Commission se sont laissé acheter, Serge Baklanov lui-même a été compromis. Nous ne pouvons pas le permettre. »

Lord jeta un rapide coup d’œil à Akilina, qui exprima son accord d’un léger signe de tête. Pendant qu’ils y étaient, autant essayer d’en savoir un peu plus :

« Pourquoi votre gouvernement continue-t-il à se soucier d’éventuelles richesses tsaristes ? Ça semble dérisoire. Il a coulé tant d’eau sous les ponts. »

Vitenko ne partageait pas cette opinion.

« Avant 1917, Nicolas II avait caché des millions, en or impérial. Les Soviets ont estimé qu’il était de leur devoir d’essayer de récupérer cette richesse. San Francisco était devenu le nombril du soutien des Alliés à l’armée Blanche. D’énormes quantités d’or tsariste sont passées par les banques de Londres et de New York, qui finançaient l’achat d’armes et de munitions. Des émigrés russes ont suivi cet or jusqu’à San Francisco. Beaucoup étaient de simples réfugiés, mais certains avaient d’autres objectifs. »

Filip Vitenko se redressa, droit comme un I dans son fauteuil.

« Le consul général russe, dans cette ville, s’est ouvertement déclaré antibolchevique. Il a pris une part active à l’intervention américaine dans la guerre civile russe. Et profité personnellement du pactole qui transitait par les banques locales. Les Soviets ont pu se convaincre que d’énormes quantités de ce qu’ils considéraient comme leur or étaient toujours là quelque part. Et puis, il y a eu l’affaire du colonel Nicolas F. Romanov. »

Le ton de la voix annonçait quelque chose d’important. De la poche de son veston, Vitenko tira un article du San Francisco Examiner remontant au 16 octobre 1919. Il y était question de l’arrivée d’un colonel russe portant le même nom que la famille impériale déchue. En route pour Washington afin d’y récolter une assistance efficace, à l’intention de l’armée Blanche.

« Son débarquement inopiné a causé une grosse effervescence. Le consulat d’ici a suivi de près ses activités. Qu’il ait été un authentique Romanov ou non, personne ne le sait. À mon avis, il s’appelait tout autrement, le nom n’étant destiné qu’à concentrer l’attention sur sa personne. Il a échappé à toute surveillance, et nous n’avons aucune idée de ce qu’il a pu faire, où et pourquoi. Nous savons que quelques comptes ont été souscrits, à l’époque, dont un à la Commerce and Merchants Bank, concurremment à la location de quatre coffres, dont vous avez ouvert, hier, le numéro 716. »

Lord commençait à comprendre l’intérêt évident de cet homme. Trop de coïncidences pour que les événements ne fussent qu’un effet du hasard.

« Ça vous ennuierait de me dire ce qu’il y avait dans ce coffre, monsieur Lord ? »

Pas question sans chercher à découvrir, auparavant, jusqu’où il était possible de lui faire confiance.

« Peut-être plus tard, monsieur Vitenko.

— Vous le direz au représentant de Moscou ? »

Autre problème, et loin d’être résolu. Vitenko parut comprendre son hésitation :

« Monsieur Lord, je vous ai parlé franchement. Vous n’avez aucune raison de penser le contraire. L’intérêt de mon gouvernement, à l’égard de tout cela, est bien compréhensible.

— Vous devez comprendre que de mon côté, je puisse redoubler de prudence. J’ai failli me faire tuer plusieurs fois, depuis quelques jours. Et vous ne m’avez toujours pas dit comment vous nous avez retrouvés.

— Vous avez donné l’adresse de cet hôtel, sur la décharge que vous a demandée la banque.

— Bonne réponse. »

D’une autre poche de son veston, Vitenko tira une carte de visite.

« Je comprends vos réticences, monsieur Lord. Voici de quoi me joindre. N’importe quel chauffeur de taxi vous conduira au consulat de Russie. Le représentant de Moscou téléphonera à quatorze heures trente, heure locale. Si vous acceptez de lui parler, soyez là un peu avant. Sinon, vous n’entendrez plus jamais parler de nous. »

Lord accepta la carte. Incapable de décider, sur le moment, s’il se rendrait ou non à l’invitation des Russes de San Francisco.

 

Akilina suivait des yeux un Miles Lord absorbé qui tournait en rond dans leur chambre d’hôtel. Ils avaient passé le reste de la matinée à la bibliothèque publique, en quête d’autres articles évoquant la visite à San Francisco du colonel Nicolas F. Romanov, en 1919. Il n’y avait pas grand-chose, à part quelques potins sans importance, et Lord était visiblement déçu. Ils s’étaient assurés, aussi, que l’œuf au Lys de la Vallée dormait toujours dans une collection privée, ce qui n’expliquait pas comment ils pouvaient en posséder un double absolument identique, à l’exception des miniportraits.

Après un déjeuner léger, dans un restaurant sympa, ils avaient réintégré leur chambre, et Lord tardait à reparler de la suggestion de Vitenko. Elle avait bien observé le bonhomme, pendant toute la durée de la conversation, sans pouvoir se faire une idée sur sa sincérité ou sa duplicité éventuelle.

Comme elle observait à présent Miles Lord. C’était un bel homme. Le fait qu’il fût « de couleur », comme elle avait toujours entendu dire, ne signifiait rien pour elle.

Il lui faisait l’effet d’un type authentique et sincère, projeté dans une aventure qui le dépassait. Ils venaient de passer cinq nuits ensemble, sans un geste déplacé de sa part. Un genre d’homme nouveau pour elle, comparé à ceux du cirque et de la vie courante, qui semblaient tous obsédés par le sexe.

« Akilina. »

Elle se retourna vers lui.

« Où étiez-vous ? »

Au lieu de lui avouer qu’elle pensait à lui, elle improvisa :

« Ce Vitenko avait l’air franc du collier.

— Oui. Mais ça ne prouve pas grand-chose. »

Assis sur le bord du lit, il contemplait rêveusement l’œuf de Fabergé.

« On a dû louper quelque détail. Une partie du secret s’est perdue. On est dans une impasse. »

Elle devinait à quoi il faisait allusion.

« Vous allez vous rendre au consulat ?

— Ai-je le choix ? Si quelqu’un essaie de manipuler la Commission, il faut que je le sache et que je transmette l’info à qui de droit.

— Mais vous n’avez rien de précis.

— Je suis curieux d’entendre ce que me dira le représentant de Moscou. L’information pourra être utile à mon employeur. N’oubliez pas que mon objectif initial était d’accompagner Baklanov jusqu’au trône.

— Alors, on va y aller ensemble.

— Oh non ! Je veux bien prendre un certain risque, mais je ne suis pas fou. Vous allez réunir toutes ces babioles et vous transférer dans un autre hôtel. Sortez par le parking. Ne retraversez pas le hall, il est probablement surveillé. Défiez-vous de toute filature. N’allez pas directement à un autre hôtel. Prenez le métro ou un bus, ou peut-être un taxi. N’hésitez pas à vous balader une heure ou deux. Je serai au consulat à deux heures et demie. Vous m’y appellerez une heure plus tard. D’une cabine publique. Si je ne réponds pas ou si on vous dit que je ne suis pas disponible ou encore que je suis déjà reparti, prenez le maquis. Profil bas.

— Je n’aime pas du tout ça. »

Lord se remit sur pied et s’approcha de la table où gisait le sachet de velours vide. Il y glissa l’œuf.

« Moi non plus, Akilina. Mais on n’a pas le choix. S’il existe des héritiers Romanov vivants, en ligne directe, le gouvernement russe a besoin de le savoir. On ne va pas fonder nos vies sur ce que Raspoutine a prédit voilà près d’un siècle.

— Mais nous ne savons pas où chercher.

— À force de claironner l’événement, tous les descendants d’Alexis ou d’Anastasia, s’il en existe, finiront par se manifester. Et l’ADN permettra de trier le bon grain de l’ivraie.

— On ne nous a pas dit de chercher tout seuls.

— Mais c’est la mission de l’Aigle, et du Corbeau, d’accord ? Alors, c’est à nous de fixer les règles.

— Je doute que nous en ayons les moyens. Je pense qu’il importe de rechercher les héritiers du tsar en suivant jusqu’au bout les prédictions du starets. »

Lord posa ses deux mains à plat sur la table.

« Le peuple russe a droit à la vérité. Pourquoi la franchise et la sincérité sont-elles aussi étrangères à ce peuple ? Je crois qu’on devrait laisser le gouvernement russe et le ministère américain des Affaires étrangères démêler cet imbroglio. Je vais tout raconter au représentant de Moscou. »

Akilina ne voyait pas les choses sous le même angle. Elle préférait l’anonymat, la protection offerte par des centaines de milliers d’hommes et de femmes ignorant leur problème. Mais sans doute avait-il raison. Mieux vaudrait peut-être alerter les autorités compétentes avant que Stefan Baklanov, ou tout autre fantoche, ne soit couronné tsar de toutes les Russie ?

« Mon boulot était de mettre au jour tout ce qui risquerait de contredire les prétentions de Baklanov. C’est ce qu’on a fait, non ? Mon patron, l’homme pour qui je bosse, doit apprendre tout ce qu’on sait. Il y a tellement d’intérêts en jeu, Akilina.

— Y compris votre carrière ? »

Après un long silence :

« C’est bien possible. »

Elle brûlait d’envie de poser d’autres questions, mais opta pour le silence. Il était évident qu’il avait pris sa décision, et qu’il n’avait rien d’une girouette. Le seul espoir d’Akilina était que Lord sût réellement ce qu’il faisait.

« Comment se retrouvera-t-on après le consulat ? »

Il ouvrit une des brochures disponibles, dont la couverture portait un zèbre et un tigre.

« Le parc zoologique reste ouvert jusqu’à dix-neuf heures. Rendez-vous devant la cage aux lions. Votre anglais est largement suffisant pour vous conduire jusque-là. Si je n’y suis pas, disons pour six heures, allez trouver les flics et racontez-leur toute l’histoire. Exigez la présence d’un représentant des Affaires étrangères. Mon patron s’appelle Taylor Hayes. Il est à Moscou, auprès de la Commission tsariste. Demandez au secrétaire d’État d’établir le contact avec lui. Expliquez-lui tout de A jusqu’à Z. Quand vous m’appellerez à trois heures et demie, si je ne peux pas répondre au téléphone, ne croyez pas un traître mot de tout ce qu’on pourra vous suggérer. Pensez au pire et faites ce que je vous ai dit. O.K. ? »

Elle aimait encore moins cette perspective, et le lui dit.

« Je comprends, admit-il. Vitenko a l’air régulier. Et on est à San Francisco, pas à Moscou. Mais on doit rester réalistes. Si les choses vont beaucoup plus loin que ce qu’on nous a laissé entendre, je doute que nous ayons l’occasion de nous revoir. »