23

« Je regrette, pour vos parents. »

Lord était sincère. Akilina Petrovna n’avait pas dit un mot, depuis que Pachenko avait quitté la pièce.

« Mon père voulait être avec son fils. Il avait l’intention d’épouser la mère, mais pour émigrer, il lui fallait l’autorisation de ses parents, une règle soviétique absurde qui empêchait tout le monde de bouger. Ma grand-mère, bien sûr, avait donné son consentement, mais mon grand-père avait disparu au cours de la Seconde Guerre mondiale.

— Et votre père devait toujours obtenir son autorisation ! »

Elle acquiesça.

« Il n’avait jamais été déclaré officiellement mort. Aucun disparu ne l’était. Pas de père, pas d’autorisation, pas de visa. Les répercussions furent immédiates. Mon père a été expulsé du cirque, avec interdiction d’exercer sa spécialité nulle part ailleurs. Et c’était tout ce qu’il savait faire.

— Pourquoi ne les avez-vous pas revus, ces dernières années ?

— Ils étaient totalement insupportables. Ma mère ne pensait qu’à cette autre femme qui avait donné un fils à son ex-mari. Et mon père ne voyait plus en ma mère que celle qui l’avait quitté pour un autre homme. Mais leur devoir était d’endurer la situation jusqu’au bout, pour le bien de tous. »

L’amertume, la rancœur étaient claires.

« Ils m’ont expédiée chez ma grand-mère. Je les ai détestés, tout d’abord, de m’avoir joué ce tour, et puis, en vieillissant, j’ai eu tout simplement beaucoup de mal à les accepter, ensemble ou séparément, et je me suis tenue à l’écart. Ils sont morts à quelques mois d’intervalle. D’une simple grippe devenue pneumonie. Je me demande parfois si mon destin sera le même. Quand je ne pourrai plus amuser les foules, où et comment finirai-je ? »

Lord ne trouva rien à lui répondre. Elle enchaîna :

« Il vous est difficile, à vous autres Américains, de comprendre ces choses du passé. Qui n’ont pas totalement disparu, si vous voyez ce que je veux dire. On ne pouvait pas… et dans une certaine mesure, on ne peut toujours pas… vivre comme on le voudrait. D’autres choisissent pour vous, tôt dans votre vie. »

Il savait qu’elle parlait de la raspredeleniye, la distribution. Une décision qui fixait, dès l’âge de seize ans, ce qu’une personne ferait du reste de sa vie. Les plus coriaces avaient le choix, dans une certaine mesure. Les autres prenaient ce qui restait. Ceux qui tombaient en disgrâce n’avaient plus qu’à se conformer aux décisions prises pour leur compte.

« Les enfants des membres du parti étaient toujours favorisés. Ils obtenaient les meilleurs postes, à Moscou. Tout le monde voulait rester dans la capitale.

— Pas vous ?

— Je détestais ça. Il n’y avait que misère pour moi, dans cette ville. Mais ils m’ont forcée à revenir. L’État avait besoin de mes petits talents.

— Vous ne vouliez pas être artiste ?

— Vous saviez, à seize ans, ce que vous vouliez être toute votre vie ? »

Un point pour elle. Il le lui accorda, d’un hochement de tête.

« Quelques-uns de mes amis ont choisi le suicide, plutôt que de végéter dans le cercle Arctique ou dans quelque trou de Sibérie, à faire des choses abhorrées. J’avais une copine d’école qui voulait être médecin. Une excellente élève, mais dépourvue des filiations nécessaires pour être admise à l’université. D’autres, infiniment moins brillantes, étaient déjà en place. Elle a fini dans une fabrique de jouets. Vous avez de la chance, Miles, quand vous serez vieux, vous bénéficierez de l’aide du gouvernement. Rien de tel n’existe chez nous. Les communistes parlaient des tsars et de leur extravagance. Ils ne valaient pas plus cher. »

Lord commençait à comprendre l’attachement des Russes à leur lointain passé.

« Dans le train, je vous ai parlé de ma grand-mère. Tout était vrai. Une nuit, ils l’ont emmenée, et on ne l’a jamais revue. Elle travaillait dans un magasin d’État et voyait les directeurs en piller les étagères, puis attribuer les vols à leurs employés. Elle a écrit une lettre à Moscou. On l’a renvoyée, on lui a supprimé sa pension et tamponné tous ses papiers avec la mention “dénonciatrice”. Personne ne voulait plus l’engager. Elle s’est mise à écrire des vers et a finalement été condamnée pour crime de poésie.

— Que voulez-vous dire au juste ?

— Elle aimait décrire l’hiver russe, la faim, les cris des enfants, l’indifférence du gouvernement à l’égard des petites gens. Ça n’a guère traîné. Le Soviet local du parti lui a accroché l’étiquette “menace contre l’ordre national”. Elle s’était fait remarquer, en s’élevant au-dessus de la communauté anonyme. Tel était son crime. Elle pouvait devenir un point de ralliement de l’opposition. Une sorte de meneuse. Ils l’ont donc fait disparaître… probablement le seul pays au monde où l’on exécute les poètes.

— Akilina, je peux comprendre votre haine des communistes. Mais il faut aussi admettre la réalité. Avant 1917, le tsar était un souverain largement incapable de gouverner, qui bronchait bien rarement lorsque sa police tuait des civils. Le Dimanche rouge(1) a fait des centaines de morts, en 1905, juste parce qu’ils contestaient sa politique. C’était un régime violent qui ne survivait que par la force, comme, plus tard, celui des communistes.

— Le tsar représente un lien avec notre héritage. Un lien qui remonte à des centaines d’années. Il incarne la Russie. »

Lord s’installa confortablement dans son fauteuil et reprit haleine. Le feu dansait dans la cheminée. Les bûches craquaient dans les flammes.

« Akilina, Semyon veut que nous recherchions cet héritier présumé dont on ne sait pas s’il est en vie ou non. Tout ça parce qu’un crétin de guérisseur a prédit, voilà près d’un siècle, que nous le ferions.

— Je veux partir d’ici.

— Pourquoi ?

— Depuis notre rencontre, je me sens mal à l’aise. Comme si cette rencontre était écrite depuis toujours. Je n’ai pas eu peur de vous, quand vous avez fait irruption dans mon compartiment. Je n’ai pas hésité à vous suggérer de passer la nuit auprès de moi. Quelque chose me dictait ma conduite. Et je savais que nous nous reverrions. »

Lord se sentait beaucoup moins mystique que cette jolie Russe semblait l’être.

« Mon propre père était prêtre, Akilina. Il voyageait de ville en ville en mentant à ses ouailles. Il aimait les menacer des foudres de Dieu, mais tout ce qu’il faisait, c’était jouer sur leurs craintes, exploiter leurs peurs à son seul profit. C’était l’homme le moins saint qu’il m’ait été donné de connaître. Traître envers son épouse, ses enfants et son Dieu.

— Mais il vous a élevé.

— Il a participé à ma conception, mais il ne m’a pas élevé. Je me suis élevé tout seul. »

Akilina posa la main sur sa poitrine.

« Mais il est en vous… que cela vous plaise ou non. »

Lord n’était pas prêt à l’admettre. Quelques années plus tôt, il avait même envisagé de changer de nom. Seules les supplications de sa mère l’en avaient dissuadé.

« Vous vous rendez compte, Akilina, que tout ça pourrait être faux d’un bout à l’autre ?

— Pour quelle raison ? Vous vous demandiez, depuis des jours, pourquoi des hommes essayaient de vous tuer. Le professeur vous a fourni la réponse.

— Qu’ils aillent débusquer eux-mêmes ce rejeton de Romanov ! Je leur ai communiqué toutes mes trouvailles.

— Raspoutine a prédit que seuls vous et moi pourrions y parvenir.

— Vous ne croyez tout de même pas à ces histoires !

— Je ne sais que croire. Ma grand-mère m’a dit, quand j’étais enfant, qu’elle voyait de bonnes choses dans ma vie future. Elle avait peut-être raison. »

Ce n’était pas la réponse qu’il désirait entendre, mais quelque chose, au fond de lui, le poussait également en avant. Et puis, cette quête l’éloignerait de Moscou, de Droopy et de Cro-Magnon. Sans compter la fascination indéniable que toute l’affaire exerçait sur lui.

Pachenko était dans le vrai. Trop de coïncidences s’étaient accumulées, durant les derniers jours. Il ne croyait pas une seconde aux talents prophétiques de Grégoire Raspoutine, mais le rôle de Félix Youssoupov l’intriguait. « L’Instigateur », disait Pachenko avec une sorte de respect infini.

Lord se souvenait de l’histoire de Youssoupov, travesti bisexuel qui avait assassiné Raspoutine sur la foi du sentiment erroné que le sort du pays dépendait de son geste. Il avait tiré de cette initiative un orgueil presque pervers. S’était pavané sous les feux de la rampe jusqu’à la fin du demi-siècle qui avait suivi son acte démentiel. Un dangereux exhibitionniste doublé d’un fieffé hypocrite, un imposteur malveillant comme Raspoutine l’avait été lui-même, ou comme Grover Lord, le père de Miles. Et pourtant, d’après le contexte de l’époque, Youssoupov semblait avoir agi sur l’impulsion de mobiles altruistes, dictés par l’intérêt général.

« Très bien, Akilina. On va s’en occuper. Pourquoi pas ? Que puis-je faire d’autre, de toute manière ? »

Il se tourna vers la porte de la cuisine, qui se rouvrait derrière eux.

« Je viens de recevoir des nouvelles consternantes, annonça Pachenko. L’un de mes amis, chargé d’emmener ce gangster au cirque, n’est pas arrivé avec son prisonnier au lieu du rendez-vous convenu. Il a été retrouvé mort. Assassiné. »

Droopy s’était donc évadé. Une perspective assez peu réjouissante.

« Je suis navrée, soupira Akilina. Il nous a sauvé la vie. »

Pachenko semblait profondément affecté.

« Il était au courant des risques, quand il a rejoint notre Sainte Compagnie. D’autres sont morts pour la cause. »

Le vieil homme s’effondra, les traits ravagés, sur le premier siège disponible.

« Et ce ne sera sûrement pas le dernier.

— Nous avons pris notre décision, déclara Miles Lord. Nous marchons avec vous.

— Bien. Je m’y attendais. Mais n’oubliez pas que d’après Raspoutine, douze devront mourir pour que la résurrection saccomplisse. »

La prophétie vieille de cent ans inquiétait assez peu Miles. Bien des mystiques s’étaient trompés, au cours de l’histoire. En revanche, la réalité immédiate s’appelait Droopy et Cro-Magnon.

« Vous vous rendez compte, monsieur Lord, reprit Pachenko, que c’était bel et bien vous, et pas Artemy Bely, qui étiez visé sur la perspective Nikolskaya, voilà quatre jours. Pour le compte d’hommes qui savent, au moins partiellement, ce que nous savons. Ces hommes tenteront encore de vous arrêter.

— Je suppose que personne ne saura où nous sommes, en dehors de vous-même ?

— C’est exact. Et ça restera ainsi. Seuls, moi, vous et Mlle Petrovna connaîtrons les détails de notre plan de campagne.

— Ce n’est pas tout à fait vrai. L’homme pour qui je travaille est au courant de la lettre d’Alexandra. Mais je doute qu’il puisse être compromis dans toute cette histoire. Même si c’est le cas, je le vois mal cautionner mon exécution.

— Avez-vous des motifs sérieux de ne plus lui faire confiance ?

— Voilà belle lurette que je lui ai montré mes dernières trouvailles, et il ne m’en a jamais reparlé. Je doute même qu’il y ait jamais cru. »

Lord marqua un bref temps d’arrêt.

« Puisque nous avons décidé de nous ranger à vos côtés, pouvez-vous nous parler des modalités auxquelles vous avez fait allusion, avant de vous retirer dans la cuisine ? »

Le visage de Pachenko traduisit le retour d’une émotion violente.

« L’Instigateur a divisé la recherche en étapes successives, indépendantes les unes des autres. Si la personne adéquate prononce, à chacune de ces étapes, les mots convenus, elle recevra les renseignements nécessaires pour passer à la suivante. Seul Youssoupov connaissait toute la marche à suivre, et si l’on peut se fier à sa parole, il ne l’a jamais révélée à âme qui vive.

« Nous savons maintenant que quelque part dans le village de Starodug, réside la première étape. J’ai procédé à certaines vérifications, après notre dernier entretien. Kolya Maks était l’un des gardes du palais de Nicolas II. À la révolution, il s’est converti au bolchevisme. À l’époque du massacre des Romanov, il était membre du Soviet de l’Oural. Au début de la révolution, avant que Moscou prenne le contrôle, les Soviets locaux géraient leurs secteurs géographiques respectifs. Le Soviet de l’Oural était donc infiniment plus responsable que le Kremlin du sort de la famille impériale. Et cette région de l’Oural était farouchement antitsariste. Ils ont voulu la mort de Nicolas dès son installation sur le territoire d’Ekaterinbourg.

— Oui, je m’en souviens, approuva Lord en se remémorant le traité qui, en mars 1918, avait écarté la Russie du conflit mondial. Lénine s’estimait débarrassé des Allemands. Bon sang ! il avait littéralement imploré cette paix. Les termes en étaient tellement humiliants qu’à l’issue de la cérémonie, un général russe s’était tiré une balle dans la tête. Et puis l’ambassadeur d’Allemagne a été assassiné à Moscou, le 6 juillet 1918, et Lénine a dû faire face à l’éventualité d’une nouvelle invasion allemande. Il a donc tenté de négocier un nouveau traité de non-agression, avec les Romanov en tant que monnaie d’échange. Il pensait que le kaiser serait heureux de les récupérer, surtout Alexandra, princesse allemande.

— Mais les Allemands, compléta Pachenko, ne tenaient pas aux Romanov. La famille est alors devenue une surcharge inutile, et le Soviet de l’Oural a reçu l’ordre de la liquider. Kolya Maks y a sans doute participé. Peut-être même a-t-il assisté à l’exécution.

— Professeur, objecta Akilina, cet homme est sûrement décédé depuis longtemps.

— Mais c’était son devoir de veiller à la transmission de la vérité. Il l’avait juré. Nous devons tabler sur sa fidélité à son serment. »

Lord était perplexe.

« Pourquoi n’iriez-vous pas vous-même à la recherche de Maks ? J’ai cru comprendre que vous ne disposiez pas de son identité, jusque-là, mais pourquoi devrions-nous personnellement rechercher sa trace ?

— L’Instigateur nous affirme que seuls l’aigle et le corbeau pourront recueillir l’information désirée. Même si j’y allais, ou si j’envoyais quelqu’un d’autre, elle ne nous serait sans doute pas transmise. Nous devons nous conformer à la prophétie de Raspoutine. Le starets a prédit que seuls ces deux-là réussiraient où tous les autres auraient échoué. Moi aussi, je dois rester fidèle à mon serment, et respecter les exigences de l’Instigateur. »

Lord fouillait son esprit en quête d’autres détails sur Félix Youssoupov. Sa famille avait été l’une des plus riches de Russie, dont Félix avait perçu l’héritage à la mort de son frère aîné, tué en duel. Il avait déçu ses parents dès sa naissance. Sa mère, qui désirait une fille, l’avait élevé comme une fille, robes et cheveux longs, jusqu’à l’âge de cinq ans.

« Est-ce que Youssoupov n’était pas fasciné par Raspoutine ? »

Pachenko acquiesça.

« Certains biographes vont jusqu’à suggérer un lien homosexuel désiré par Youssoupov, mais repoussé par Raspoutine. D’où le ressentiment de Youssoupov, dont la femme était la nièce favorite de Nicolas II. Il était farouchement attaché à Nicolas, et il a pensé que son devoir était d’affranchir l’empereur de l’influence néfaste de Raspoutine. Une autre conception aberrante, encouragée par d’autres nobles qui supportaient mal la position du starets à la Cour.

— Je n’ai jamais considéré Youssoupov comme particulièrement intelligent. Plus qu’un chef de file, c’était un comparse qui ne se mettait jamais en avant.

— En fait, tout nous porte à croire qu’une telle attitude était voulue. »

Pachenko réfléchit un instant.

« Maintenant que vous êtes d’accord, je vais vous transmettre quelques-uns des autres renseignements en ma possession. Mon oncle et mon grand-oncle ont soigneusement gardé pour eux cette partie du secret jusqu’à leur mort. Ce sont les mots qui doivent être dits au maillon suivant de la chaîne, c’est-à-dire, selon moi, au nommé Kolya Maks ou à son successeur. Celui qui tiendra jusquà la fincelui-là sera sauvé. »

Lord pensa immédiatement à son père.

« Citation de l’Évangile selon saint Matthieu.

— Et formule qui donnera accès à la seconde partie du voyage.

— Vous vous rendez compte qu’il s’agit peut-être là d’une simple chasse au dahu ?

— Je ne le pense pas, ou je ne le pense plus. Alexandra et Lénine ont fait la même citation. Alexandra dans sa lettre de 1916 rapportant la prophétie de Raspoutine. Et Lénine, six ans plus tard, qui l’avait apprise de la bouche d’un Garde blanc soumis à la torture. Il avait spécifiquement nommé Kolya Maks. Non, il y a quelque chose à Starodug. Quelque chose que Lénine n’a pu découvrir. Après son attaque de 1922, il s’est plus ou moins retiré de la scène politique. Il est mort en 1924. Quatre ans plus tard, Staline a tout fait classer dans les Papiers protégés, et c’est resté comme ça jusqu’en 1991Laffaire Romanovdisait Staline. Et défense à quiconque d’évoquer, fût-ce indirectement, la famille impériale. Personne, donc, n’a suivi la piste Youssoupov, en admettant même que quelqu’un ait pu s’aviser qu’il existait une piste.

— Si ma mémoire est fidèle, reprit Lord, Lénine ne considérait pas nécessairement le tsar comme un point de ralliement de l’opposition. En 1918, les Romanov étaient totalement discrédités. Il était question de “Nicolas le Sanglant” et autres appellations désobligeantes. La campagne de désinformation des communistes, hostile aux impériaux, avait parfaitement fonctionné. »

Pachenko précisa :

« Quelques-uns des manuscrits du tsar et de la tsarine ont été publiés à cette époque. Une idée de Lénine. Afin de prouver au peuple l’indifférence de la famille royale à son égard. Extraits soigneusement isolés de leur contexte et lourdement modifiés. Calculés, aussi, pour transmettre un message au-delà des frontières. Lénine espérait toujours que le kaiser voudrait reprendre Alexandra. Il s’imaginait sans doute que la menace qui pesait sur la tête des Romanov rendrait les Allemands plus conciliants, voire entraînerait la libération des prisonniers de guerre russes. Mais les Allemands possédaient en Russie un énorme réseau d’espionnage, particulièrement dans la région de l’Oural, et le massacre de 1918 n’a pu leur échapper bien longtemps. Lénine négociait alors, en quelque sorte, avec des cadavres.

— D’où viennent ces rumeurs de survie de la tsarine et de ses filles ?

— Autre campagne de désinformation organisée par les Soviets. Lénine se demandait comment l’opinion mondiale accueillerait la nouvelle du massacre. Moscou s’est efforcé de peindre l’événement sous les traits d’une exécution après jugement équitable. D’où cette histoire de transfert des femmes de la famille, et de leur mort tragique au cours d’une bataille contre l’armée Blanche. Lénine s’imaginait que cette désinformation duperait l’opinion allemande. Lorsqu’il s’est aperçu que personne ne se souciait du sort des Romanov, il a laissé tomber le conte de fées.

— Mais la désinformation s’est perpétuée, au moins en partie. »

Le sourire de Pachenko exprimait une sorte de jubilation contenue.

« Grâce, largement, à notre Sainte Compagnie. Mes prédécesseurs ont fait un sacré bon boulot d’intoxication. Le plan de l’Instigateur était de conserver les Soviets dans l’incertitude, et avec eux, le reste du monde. Bien qu’à mon avis, toute l’histoire d’Anna Anderson ait été une création personnelle de Félix Youssoupov. Une supercherie bien montée que la terre entière a gobée durant un sacré bout de temps.

— Jusqu’à ce que les tests ADN prouvent l’imposture.

— Mais cela est récent ! Je pense que Youssoupov lui avait enseigné tout ce qu’elle devait savoir pour tenir le rôle. Avec beaucoup de talent, il faut le reconnaître.

— Une pierre de plus à l’édifice ?

— Parmi beaucoup d’autres, monsieur Lord. Youssoupov a vécu jusqu’en 1967, et s’est toujours assuré de l’efficacité de son plan. La désinformation ne visait pas seulement à déstabiliser les Soviets, mais à garder au pas les Romanov survivants. Aucun ne pouvait savoir qui avait survécu, de telle sorte que personne ne jouissait d’un contrôle absolu sur l’ensemble de la famille. Anna Anderson a si bien joué son rôle que de nombreux Romanov ont juré qu’il s’agissait effectivement d’Anastasia. Youssoupov s’est montré fort brillant sur toute la ligne. Au bout d’un moment, des prétendants se sont matérialisés de toutes parts. La supercherie avait acquis une existence propre.

— Afin de préserver le véritable secret.

— Exact. Depuis la mort de Youssoupov, cette responsabilité incombe à quelques autres, moi compris, mais à cause des restrictions sur les voyages imposées par les Soviets, la tâche était difficile. C’est peut-être Dieu qui vous a conduit jusqu’à nous, monsieur Lord. Nous avons grand besoin de vos services.

— D’accord, mais quels services pourrai-je vous rendre ? »

L’historien darda sur Akilina Petrovna un regard empreint d’attendrissement.

« Et pareil pour vous, ma chère. À présent, quelques détails supplémentaires. La prophétie de Raspoutine prédit l’intervention de bêtes innocentes. Dans quelles circonstances, je n’en ai pas la moindre idée. Et aussi que Dieu fournira le moyen d’assurer la justice. Peut-être une allusion aux tests ADN, qui permettent à présent de vérifier l’authenticité de toute candidature. Nous ne sommes plus à l’époque de Lénine ou de Youssoupov. C’est désormais l’ère de la science. »

Le calme de l’appartement avait détendu Lord, et l’odeur du chou et des pommes de terre se faisait de plus en plus précise.

« Pitié, professeur. Je meurs de faim.

— Naturellement. Ceux qui vous ont amenés s’occupent de tout. »

Il revint à Akilina.

« Pendant le dîner, je vais envoyer quelqu’un à votre appartement pour vous rapporter tout le nécessaire. Je vous recommanderais d’y inclure votre passeport, car nous ne savons pas jusqu’où vous entraînera votre quête. En outre, nous avons des contacts avec l’administration du cirque. Je vais obtenir pour vous un congé exceptionnel qui ne nuira en rien à votre carrière. Même si nous n’aboutissons nulle part, au moins vous conserverez votre place au cirque de Moscou.

— Je vous remercie.

— Et vous, monsieur Lord ?

— Je vais remettre à vos hommes la clef de ma chambre d’hôtel. Ils me rapporteront ma valise. Je leur demanderai, en outre, de transmettre un message à mon patron, Taylor Hayes.

— Je ne vous le conseille pas. La prophétie insiste sur la nécessité du secret. Je crois que nous devrions en tenir compte.

— Mais Taylor pourrait nous aider.

— Vous n’aurez pas besoin de son aide. »

Lord était trop las pour discuter plus longuement. D’ailleurs, Pachenko avait sans doute raison. Moins il y aurait de gens dans le secret, plus les risques seraient limités. Il pourrait toujours appeler Hayes un peu plus tard.

« Vous dormirez ici en toute sécurité, conclut Pachenko. Et vous pourrez partir, dès demain, sur le sentier de la guerre. »