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SAINT-PÉTERSBOURG
23 H 30

Quand Lord et son garde du corps arrivèrent à la gare, les quais fourmillaient de voyageurs emmitouflés, certains coiffés de monumentales chapkas d’astrakan, le col du manteau relevé, tous chargés de valises et de sacs de voyage. Depuis le matin, personne n’avait semblé s’intéresser particulièrement à Miles Lord. Exception faite de l’homme qui avait paru l’observer, aux archives, il n’avait perçu, nulle part, la moindre trace de danger potentiel.

Lui et Zivon avaient dîné paisiblement au Grand Hôtel de l’Europe, et consacré le reste de leur soirée à écouter, dans l’un des salons, le concert d’un quatuor à cordes. Une longue balade sur la perspective Nevsky avait bien tenté Miles, mais Zivon l’en avait dissuadé. Arpenter ce boulevard, en pleine nuit, eut été contraire à la plus élémentaire prudence. Ils se rendirent donc directement à la gare, en taxi. Juste à temps pour grimper dans le train sans traîner, non plus, à l’intérieur de l’édifice.

La soirée était glaciale, et la circulation bloquait en partie la place du Soulèvement. Lord imagina les échanges sanglants, entre manifestants et policiers tsaristes, qui avaient marqué, en 1917, le début de la révolution. Une bataille restée indécise pendant quarante-huit heures. Quant à la gare, c’était une autre création de Staline, un monument grandiose dont la façade vert et blanc eût convenu davantage à un palais princier qu’à une gare de chemin de fer.

Juste à côté, s’élevait le nouveau terminus des navettes rapides reliant Saint-Pétersbourg à Moscou. Cette réalisation qui avait coûté de nombreux millions de dollars était l’œuvre d’une société britannique, d’après les plans d’un cabinet d’architectes de l’Illinois dont le patron avait assisté, la veille, au briefing du Volkhov. Il était normal que cet homme se fît quelque souci pour son avenir.

Lord avait retenu un sleeping à deux couchettes. Ce n’était pas la première fois qu’il prenait la Flèche Rouge, mais il se souvenait encore des anciennes literies crasseuses et des vieux wagons sales à vomir. Aujourd’hui, ce TGV était considéré comme un des trains les plus luxueux d’Europe.

Il partait à 23 h 55, pour arriver le lendemain matin à 7 h 55. Un peu plus de sept cent trente kilomètres en huit heures.

« Je n’ai pas tellement sommeil, confia Lord à Zivon. Je crois que je vais aller prendre un verre au wagon-bar. Attendez-moi ici, si vous préférez. »

Zivon lui répondit qu’il allait piquer un petit somme. Lord quitta leur compartiment, remonta deux wagons-couchettes jusqu’au bar. Le couloir était juste assez large pour une seule personne. Une trace de fumée, en provenance d’un samovar, lui piqua légèrement la gorge. Il prit place, à l’une des tables, dans un confortable siège de cuir à garniture de chêne. Le paysage défilait, de l’autre côté de la fenêtre, à une vitesse impressionnante.

Il commanda un Pepsi. Plus de vodka à cette heure. Puis il ouvrit son attaché-case pour se replonger dans ses notes. Il était convaincu d’être passé à côté de quelque chose et ne cessait de se demander comment ce quelque chose pourrait éventuellement contrecarrer le destin de Stefan Baklanov.

D’énormes intérêts étaient en jeu. Ceux de la Russie et ceux des corporations représentées par Pridgen et Woodworth. Il n’entendait nullement compromettre leur avenir. Ni le sien, si possible.

Mais le moyen de bannir ses doutes ?

Il se frotta les yeux. Pas d’erreur, il était crevé. L’heure tardive n’y était pour rien, il avait l’habitude. Mais le stress des semaines écoulées commençait à lui peser lourd sur les épaules. Il but une gorgée de Pepsi, se carra dans le profond fauteuil de cuir. Aucun cours, à la fac de droit, ne l’avait préparé à ce qu’il vivait actuellement.

Et douze ans de lutte pour gravir la pente, chez Pridgen et Woodworth, ne l’y avaient pas préparé davantage. Les avocats tels que lui étaient censés travailler dans des bureaux, des salles d’audience, des bibliothèques, leurs seules aventures consistant à gagner, outre de substantiels honoraires, la reconnaissance et l’estime de leurs supérieurs, afin de progresser au plus vite dans la hiérarchie professionnelle et financière.

En sachant toujours impressionner des gens comme Taylor Hayes.

Ou son propre père.

Il revoyait Grover Lord dans son cercueil, la bouche qui avait prêché l’Évangile à jamais fermée, le visage et les lèvres sans couleur. On lui avait passé son plus beau costume et noué sa cravate comme il avait tant aimé le faire, avec une coque parfaitement symétrique. Les boutons de manchettes en or étaient là eux aussi, et son beau chronomètre. Lord se souvenait d’avoir pensé que ces trois bijoux auraient pu, à eux seuls, payer une bonne partie de ses études.

Un millier de fidèles étaient venus assister au service funèbre. Certains pleuraient ou chantaient. S’évanouissaient, même. Sa mère eût aimé qu’il leur parlât. Mais pour leur dire quoi ? Il ne pouvait tout de même pas le qualifier de charlatan, d’hypocrite et de père indigne. Il avait donc préféré se taire et sa mère ne le lui avait jamais pardonné. Même à présent, leurs relations demeuraient très froides. Elle était la veuve Grover Lord, et fière de l’être.

Il se frotta les yeux pour tenter de repousser le sommeil. Un des autres consommateurs de minuit attira son attention. Un blondinet, assez gros. Lui aussi dégustait lentement quelque boisson fraîche, et sa présence inquiéta vaguement Miles. Pouvait-il représenter un danger ? Sa question reçut une réponse lorsqu’une jeune femme rejoignit le « suspect », un jeune enfant en remorque. Tous trois se mirent à bavarder gentiment et Lord se reprocha son idée fixe.

Puis il distingua, au bout du wagon, un homme d’un certain âge qui buvait de la bière, affligé des lèvres minces, du visage osseux et du regard mouillé qu’il avait déjà remarqués au cours de l’après-midi.

Le type des archives, toujours affublé du même complet défraîchi.

Lord se redressa, soudain en alerte.

La coïncidence était un peu forte.

Il brûlait de rejoindre Zivon, mais ne voulait pas avoir l’air de précipiter le mouvement. Il but le reste de son Pepsi, referma l’attaché-case, sans se presser outre mesure. Puis il se leva, déposa quelques roubles sur la table, avide de dégager une impression de calme parfait. Mais sur le chemin de la sortie, il vit, dans le reflet de la porte de Plexiglas, l’homme se lever, rapidement, et démarrer dans son sillage.

Il ouvrit la porte coulissante, qu’il laissa claquer derrière lui. Il hâta le pas dans l’étroit couloir et se retourna en atteignant le wagon suivant. Il vit alors que le type avait déjà réduit la distance qui les séparait.

Nom de Dieu !

Il atteignit le wagon où se trouvait son propre compartiment. Un rapide coup d’œil lui apprit que son escorte indésirable était toujours là solide au poste.

Il ouvrit la porte.

Personne.

Où diable était passé Zivon ?

Il entrebâilla la porte de communication, afin de suggérer une traversée rapide du compartiment, mais pénétra dans les toilettes et les referma derrière lui, sans manœuvrer la poignée qui afficherait occupé.

Pressé contre le battant d’acier inoxydable, il reprit son souffle. Son cœur battait à tout rompre. Des pas approchaient. Il se ramassa sur lui-même, prêt à utiliser son attaché-case comme une arme de fortune. À l’extérieur, la porte de communication s’ouvrit en raclant légèrement le sol.

Une seconde plus tard, elle se referma.

Il attendit une longue minute.

N’entendant plus rien, il rouvrit la porte des toilettes. Personne. Il la claqua et, cette fois, la boucla derrière lui.

Deuxième fois en deux jours qu’il semait ses poursuivants. Il posa sa serviette de cuir sur le siège des toilettes. Il rinça, dans le lavabo, ses mains moites. Une bombe désinfectante reposait sur le bord de la cuvette. Il s’en servit pour nettoyer le pain de savon, puis se lava le visage, attentif à ne pas avaler la moindre gorgée de cette eau qu’un petit écriteau en caractères cyrilliques déclarait non potable. Il se sécha le visage à l’aide de son mouchoir. Les serviettes de papier brillaient par leur absence.

Il se regarda dans le miroir.

Ses yeux marron étaient injectés, les traits anguleux de son visage tirés par la fatigue, et il avait besoin d’une coupe de cheveux. Qu’est-ce qui se tramait encore ? Où était passé Zivon ? Drôle de garde du corps ! Pas là quand on avait le plus besoin de lui. Il s’aspergea le visage, une seconde fois, se rinça la bouche en évitant toujours d’avaler cette eau, pleinement conscient du paradoxe. Jolie, la superpuissance du XXIe siècle ! De quoi faire sauter le monde, plutôt mille fois qu’une, dans ses arsenaux, et pas foutue d’amener, dans un train, une eau qui puisse se boire !

Il acheva de se maîtriser. Au-delà d’une fenêtre ovale, défilait le paysage nocturne, à vitesse grand V. La Flèche Rouge croisa un autre train, dans un vacarme assourdissant qui ne dura guère plus d’une minute.

Empoignant son attaché-case, il ouvrit la porte.

Un grand type costaud, au visage grêlé, aux cheveux gominés noués en queue-de-cheval, bloquait le passage. Lord remarqua, tout de suite, l’espace inhabituellement large, entre l’œil droit et le sourcil en broussaille.

Droopy.

Un poing le frappa au creux de l’estomac.

Il se plia en deux, la respiration étranglée au fond de la gorge, en proie à une horrible nausée. Le coup violent l’avait projeté contre la paroi opposée. Le décor dansait devant ses yeux.

Il s’effondra, jambes coupées, sur le siège des toilettes.

Droopy pénétra dans le réduit. Tira la porte.

« Cette fois, monsieur Lord, on termine le boulot ! »

Il n’avait pas lâché sa serviette de cuir, mais l’espace confiné interdisait toute contre-attaque tant soit peu efficace. L’air lui manquait. Au choc initial, avait succédé une terreur sans nom.

Un couteau à cran d’arrêt cracha sa lame.

C’était la fin.

Il aperçut, dans un brouillard, la bombe de désinfectant. S’en empara, désespérément. Visa et pressa le levier du piston, droit dans les yeux de son agresseur. Le produit caustique inonda le visage de Droopy, qui poussa un hurlement. Relevé d’un bond, Lord le frappa du genou, au bas-ventre, alors que le couteau tombait sur le sol. Empoignant sa serviette des deux mains, il cogna de toutes ses forces, et Droopy tomba en avant.

Lord cogna de plus belle. Une fois. Deux fois. Sur la grosse tête de l’homme aveuglé, qui ne pensait plus qu’à l’atroce brûlure. Le temps de l’enjamber, tant bien que mal, et, d’un bond, Lord jaillit des toilettes.

L’instant d’après, il ressortait dans le corridor.

Où l’attendait l’homme au front fuyant, au gros nez bulbeux, à la tignasse prolifique. Cro-Magnon, prêt à l’attaque.

« Toujours aussi pressé, monsieur Lord. »

Dans son élan, Lord décocha au salopard un shoot de footballeur qui fit mouche. Au niveau de la rotule. Cro-Magnon mit un genou en terre. Un samovar ronronnait, à portée de main, avec tout le nécessaire pour préparer du thé ou du café soluble. Lord aspergea d’eau bouillante son second adversaire qui hurla, lui aussi, tandis qu’il s’enfuyait dans la direction opposée, les oreilles pleines des voix furieuses du tandem apparemment reconstitué. Il ne se retourna pas pour le vérifier. Son attaché-case toujours au poing, il passa dans le wagon suivant. Derrière lui, les deux éclopés se lançaient à sa poursuite, en se bousculant stupidement, dans l’intensité de leur rage. Gênés, de surcroît, par la faible largeur du couloir.

Lord réalisa, tout à coup, que cette fuite ne signifiait rien. Tôt ou tard, il atteindrait l’extrémité du convoi.

Il regarda en arrière.

L’angle du couloir lui procurait un court instant de répit. Il était toujours dans un sleeping-car de première classe, avec des portes à intervalles réguliers. S’il pouvait se planquer dans l’un des compartiments, le temps de laisser passer la chasse… Et repartir en sens inverse pour essayer de retrouver Zivon…

Il essaya la première porte.

Bouclée de l’intérieur.

Puis la suivante.

Même chose.

Le bruit de la poursuite se rapprochait. Encore une seconde ou deux, et il serait trop tard.

La troisième porte s’ouvrit.

Il se glissa dans l’entrebâillement. Claqua le battant derrière lui.

« Qui êtes-vous ? » s’informa calmement, en russe, une voix féminine.

Il pivota sur lui-même.

Assise sur sa couchette, à moins de un mètre de distance, une femme le regardait. Elle avait une silhouette de patineuse artistique, avec de longs cheveux blonds descendant jusqu’aux épaules. Il enregistra la forme ovale d’un visage au teint mat, le dessin d’un petit nez retroussé. Curieux mélange de féminité et d’assurance garçonnière. Ses yeux bleus n’exprimaient aucune frayeur perceptible.

« N’ayez pas peur, lui dit-il, en russe. Je m’appelle Miles Lord. J’ai un gros problème.

— Ça ne justifie pas cette intrusion dans mon compartiment.

— Deux hommes veulent me tuer. »

Elle se mit sur pied. Elle était de petite taille et lui arrivait tout juste à l’épaule. Pantalon de jean très seyant et veste de même teinte sur un chandail à col roulé. Discrètement parfumée.

« Vous êtes de la mafia ?

— Non, mais les hommes qui me poursuivent, si, peut-être. Je les ai vus tuer un homme avant-hier, et ils veulent me supprimer.

— Reculez ! » ordonna-t-elle.

Il s’écarta d’un pas. Elle ouvrit la porte du compartiment, risqua un œil à l’extérieur et repoussa le battant.

« Je vois trois hommes au bout du couloir, entre les deux wagons.

— Trois ?

— Une espèce de gorille avec une queue-de-cheval. Un autre avec un gros nez, comme un Tartare. »

Droopy et Cro-Magnon.

« Et le troisième ?

— Costaud. Pas de cou. Les cheveux blonds. »

Zivon ? Autre complication possible.

« Ils parlent ensemble ?

— Ils ont l’air d’accord. Ils frappent aux portes des compartiments. »

L’angoisse qui envahit les traits de Miles Lord était éloquente. La femme désigna l’étagère, au-dessus de la porte.

« Grimpez là-haut et fermez-la. »

Assez de place pour loger deux valises. Assez de place pour le recevoir, en position fœtale. Pas tellement commode de s’y installer, à partir de la couchette supérieure, mais il n’était pas manchot. Elle lui tendit sa serviette de cuir. Presque tout de suite, quelqu’un frappa à la porte du compartiment.

Elle alla ouvrir.

« Nous cherchons un Noir en costume de ville, avec une serviette à la main. »

La voix était celle de Zivon.

« Je n’ai vu personne, répondit la fille.

— Ne mentez pas, aboya Droopy. Pas de bobards. L’avez-vous vu ?

— Je n’ai vu personne. Ni Noir ni Blanc. Je ne veux pas d’histoires avec vous.

— Votre visage me dit quelque chose, constata Droopy.

— Je suis Akilina Petrovna, du cirque de Moscou.

— Exact ! J’ai vu votre numéro.

— Formidable. Si vous alliez chercher ailleurs ? J’ai besoin de sommeil. J’ai une représentation, ce soir. »

Elle claqua la porte du compartiment.

Il l’entendit tourner le loquet.

Et pour la troisième fois depuis la veille, poussa un long soupir de soulagement.

 

Il attendit une bonne minute avant de redescendre, inondé de sueur froide. Assise sur sa couchette, elle l’observait paisiblement.

« Pourquoi ces hommes veulent-ils vous tuer ? demanda-t-elle sans élever la voix, sans manifester, non plus, la moindre compassion.

— Je n’en ai aucune idée. Je suis un avocat américain qui travaille ici pour la Commission tsariste. Jusqu’à avant-hier, personne ne savait que j’existais, en dehors de mon patron. Ou du moins, c’est ce que je croyais. »

Il s’assit en face d’elle. La poussée d’adrénaline s’apaisait, remplacée par des douleurs musculaires dans tout le corps. Une lourde fatigue l’écrasait. Mais son problème demeurait entier.

« L’un de ces trois hommes, celui qui vous a parlé le premier, était censé être mon garde du corps. Apparemment, son rôle était infiniment plus complexe que je ne le pensais ! »

Les traits de la jeune femme se crispèrent.

« Je vous déconseillerais formellement de compter sur son aide. Ces trois-là m’ont fait l’effet de composer une seule équipe. »

Il s’étonna :

« C’est un événement quotidien, en Russie ? De voir un étranger s’introduire chez vous ? Des gangsters à votre porte. Vous ne semblez même pas avoir eu peur.

— J’aurais dû ?

— Je n’ai pas dit ça. Dieu sait que je suis inoffensif. Mais en Amérique, n’importe qui jugerait cette situation dangereuse. »

Elle haussa les épaules.

« Vous n’avez pas l’air bien dangereux. Quand vous êtes entré, j’ai pensé à ma grand-mère. »

Il attendit, patiemment, qu’elle voulût bien s’expliquer.

« Elle a vécu au temps de Khrouchtchev et de Brejnev. Les Américains envoyaient des espions chargés de tester le taux de radioactivité des sols, à la recherche de silos abritant des missiles. Tout le monde était prévenu qu’il s’agissait là de gens dangereux. Qu’il fallait ouvrir l’œil. Un jour, ma grand-mère a rencontré, dans les bois, un homme qui récoltait des champignons. Il était habillé comme un paysan et portait un panier d’osier, comme les paysans. Elle ne connaissait pas la peur. Elle est allée au-devant de lui en lançant : “Salut, l’espion !” Il l’a regardée, médusé. Sans prétendre le contraire. Puis il lui a dit : “J’ai été si bien entraîné. Je sais tout sur la Russie. Comment savez-vous que je suis un espion ? – C’est très simple, a répondu ma grand-mère. J’ai vécu ici toute ma vie, et vous êtes le premier homme noir que je croise dans ces bois.” Même chose pour vous, Miles Lord. Vous êtes le premier homme de race noire que j’aie jamais vu dans ce train ! »

Il sourit.

« Votre grand-mère devait être une femme remarquable. Très pragmatique.

— Elle l’était. Jusqu’à ce que les communistes viennent l’arrêter, un soir. Pour une raison ou pour une autre, le franc-parler d’une femme de soixante-dix ans menaçait un empire. »

Lord connaissait, par ses lectures, l’hécatombe de vingt millions d’âmes ordonnée et organisée sur l’ordre de Staline, au nom de la mère patrie. Et ses successeurs, secrétaires du parti ou présidents soviétiques, n’avaient valu guère mieux. Selon un mot de Lénine : Mieux vaut arrêter cent innocents que de laisser en liberté un seul ennemi du régime.

« Sincèrement désolé, dit-il.

— Pourquoi ?

— Je n’en sais rien. J’ai cru que c’était la chose à dire. Que pourrais-je ajouter d’autre ? Je regrette que votre grand-mère ait été sacrifiée aux aberrations d’une horde de bouchers irresponsables.

— C’est exactement ce qu’ils étaient.

— Voilà pourquoi vous m’avez aidé ? »

Elle haussa les épaules.

« Je hais le gouvernement et la mafia. Les mots sont synonymes.

— Vous croyez que ces hommes sont de la mafia ?

— Sans aucun doute.

— Il faut que je trouve un steward et que je parle au chef de train.

— Gardez-vous-en bien. Tout le monde est à vendre, dans ce pays. Si ces trois hommes vous veulent vraiment, ils iront jusqu’à faire stopper le train, à coups de gros pourboires. »

Elle avait raison. Police et mafia étaient comme cul et chemise. Il se souvenait de l’inspecteur Orleg, qu’il avait détesté au premier regard…

« Qu’est-ce que vous me suggérez ?

— Aucune suggestion. Vous faites partie de la Commission tsariste. C’est à vous d’avoir des idées. »

Il remarqua, sur le lit, le sac de voyage portant la mention joliment brodée cirque de Moscou.

« Vous leur avez dit que vous aviez une représentation, ce soir. C’est vrai ?

— Naturellement.

— Quelle est votre spécialité ?

— D’après vous ?

— Votre taille et votre poids feraient de vous une voltigeuse idéale. »

Il baissa les yeux vers ses chaussures de tennis.

« Vos pieds sont fermes et bien droits. Avec de longs orteils, je le parierais. Vos bras sont souples et musclés. Je dirais acrobate, peut-être dans une équipe de saut au tremplin. »

Elle souriait.

« Vous avez l’œil. M’avez-vous déjà vue travailler ?

— Cela fait des siècles que je ne suis pas allé au cirque. »

Il s’interrogeait sur son âge. Autour de la trentaine, un peu plus, un peu moins. Elle ajouta :

« Comment se fait-il que vous parliez si bien notre langue ?

— Je l’étudié depuis des années. »

Puis il revint à l’actualité.

« Il faut que je sorte d’ici et que je vous débarrasse le plancher. Vous en avez fait plus que je n’étais en droit de l’espérer.

— Où iriez-vous ?

— Je vais trouver un compartiment vide quelque part. Et j’essaierai de descendre en route sans me faire repérer, si possible.

— Ne soyez pas idiot. Ces hommes vont fouiller le train toute la nuit. Restez ici, où vous êtes en sécurité. »

Elle déplaça son sac de voyage et s’allongea sur sa couchette. Puis elle leva le bras pour éteindre la lumière, au-dessus de son oreiller.

« Dormez, Miles Lord. Vous êtes en sécurité. Ils ne reviendront pas. »

Il était trop fatigué pour discuter. D’ailleurs, elle avait raison. Il ôta sa veste et dénoua sa cravate avant de s’allonger sur l’autre couchette et de suivre le conseil d’Akilina Petrovna.

 

Lord ouvrit les yeux.

Toujours le martèlement des roues sur les rails. Il consulta le cadran lumineux de sa montre. Cinq heures vingt. Il avait dormi près de cinq heures.

Il avait rêvé de son père. Réentendu, pour la énième fois, le sermon du Fils indigne. Grover Lord adorait mêler religion et politique. Athées et communistes étaient ses cibles favorites, et son propre fils l’exemple de mauvaise conduite qu’il aimait offrir aux fidèles. Le concept obtenait un franc succès auprès des congrégations du Sud, et le révérend savait comme personne prêcher la justice immanente, puis passer la sébile et empocher ses quatre-vingts pour cent avant d’aller ailleurs porter la bonne parole.

Sa mère avait défendu le salaud jusqu’à la fin, refusant toujours de voir ce qui lui crevait les yeux. Aîné des garçons, c’était lui qui avait du aller récupérer le corps dans un motel d’Alabama. La femme qui s’était réveillée, nue, dans le lit du révérend décédé, avait dû être hospitalisée, terrassée par une violente crise de nerfs. Et Miles avait découvert, à cette occasion, ce qu’il soupçonnait depuis longtemps : l’existence de deux demi-frères que le bon samaritain avait élevés, de loin, aux dépens de sa famille légitime. Comme si cinq enfants, à la maison, n’étaient pas déjà plus que suffisants. Évidemment, papa Lord ne s’était guère senti concerné par son propre sermon sur les relations adultérines et les multiples tentations de la chair.

Miles fouilla du regard l’obscurité du compartiment. Akilina Petrovna dormait paisiblement, sous un édredon de toile blanche. Il percevait vaguement sa respiration régulière, dans le concert monotone des roues sur les rails.

Sans le vouloir, il s’était collé dans un sale pétrin, et quelle que fût l’importance de l’histoire en marche, la seule chose à faire était de foutre le camp de ce putain de pays. Dieu merci ! il ne se déplaçait jamais sans son passeport. Aujourd’hui même, il repartirait pour Atlanta, dans le premier vol disponible. Y avait-il des difficultés à prévoir ? Sans doute, mais hypnotisé par le léger balancement du wagon, le rythme des boggies et l’obscurité ambiante, il ne tarda pas à se rendormir.