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Kolya Maks rentra vers midi à Ekaterinbourg. Il avait mis Alexis et Anastasia en sécurité, avant de pénétrer en ville, à pied, sans en référer à quiconque. Il savait que Yurovsky l’y avait précédé, et que, fort satisfait de son rapport, le Soviet de la région de l’Oural avait aussitôt transmis à Moscou le compte rendu détaillé de toute l’opération.

Mais les hommes que Yurovsky avait chassés de la mine des Quatre Frères, ce ramassis de ruffians commandé par Peter Ermakov, révélèrent à qui voulait les entendre l’endroit où gisaient le tsar et sa famille. On parlait beaucoup de cadavres couverts de bijoux de valeur, et d’expéditions qui se préparaient, sous le manteau, pour aller glaner ces richesses. Trop de gens avaient pris part au macabre événement pour que le secret pût être gardé plus longtemps.

Vers le milieu de l’après-midi, Maks et trois autres gardes furent convoqués par le commandant Yurovsky.

« Ils vont retourner là-bas, leur dit-il. Ermakov est bien décidé à battre tout le monde de vitesse. »

L’artillerie grondait toujours au loin.

« Les Blancs ne sont qu’à quelques jours d’ici. Peut-être même quelques heures. Il faut qu’on ressorte les corps de la mine. »

Les yeux noirs de Yurovsky se plissèrent.

« D’autant que le compte n’y est pas. »

Maks et ses trois collègues savaient ce qu’il voulait dire. Neuf corps. Neuf au lieu de onze.

Yurovsky chargea les gardes de réquisitionner tout le pétrole lampant, tout l’acide sulfurique qu’ils trouveraient chez les marchands locaux. Puis Maks et Yurovsky quittèrent la ville par la nationale de Moscou. Il faisait un temps frais et maussade, sous un soleil dévoré par d’épais nuages d’un gris métallique.

« J’ai appris qu’il y avait à l’ouest d’anciennes mines profondes entièrement inondées, expliqua Yurovsky en chemin. C’est là-dedans qu’on va les balancer, lestés de grosses pierres. Mais pas sans les avoir brûlés et défigurés à l’acide. Comme ça, même si on les retrouve, personne ne pourra les identifier. Il n’y a pas, dans ce foutu secteur, un seul trou qui ne contienne déjà un ou deux macchabées. »

Maks n’appréciait guère la perspective d’avoir à remonter, du fond de la mine des Quatre Frères, neuf corps en état de décomposition plus ou moins avancé. Il se souvenait des grenades lancées par Yurovsky, à la suite des cadavres, et cette simple idée avait quelque chose d’effroyable.

À trente kilomètres d’Ekaterinbourg, en direction de l’ouest, le camion tomba en panne. Yurovsky jura copieusement, puis décida de continuer à pied. Quelques kilomètres plus loin, ils découvrirent trois puits de mine particulièrement profonds, remplis d’eau. Ils regagnèrent la ville dans la soirée, sur un cheval réquisitionné chez un paysan du coin. Et peu après minuit, le lendemain, vingt-quatre heures après la débâcle de la nuit précédente, ils reprirent, avec les trois autres gardes, le chemin de la mine des Quatre Frères.

Il leur fallut plusieurs heures pour éclairer le profond boyau vertical et procéder à tous les préparatifs. Autant et peut-être plus que ses collègues, Maks appréhendait de recevoir l’ordre tant redouté, mais c’est à lui que Yurovsky commanda :

« Kolya, descends et trouve-les. »

Maks envisagea, vaguement, de discuter, mais y renonça aussi vite. C’eût été trahir une faiblesse, la dernière chose qu’il pût se permettre en présence de ces hommes. Il avait leur confiance et, surtout, il avait celle de Yurovsky, dont il aurait tant besoin dans les jours à venir. Sans dire un mot, il noua une corde autour de sa taille. Deux hommes le descendirent, lentement, vers le fond de la mine. L’argile noire était poisseuse au toucher, l’air saturé d’odeurs de terre et de moisissure mêlées à une autre, puissante et douceâtre, qu’il avait déjà eu l’occasion de respirer plus d’une fois. Celle de la chair au premier stade de sa décomposition.

Vers quinze mètres de profondeur, sa torche se refléta dans une nappe d’eau noirâtre. Dans sa lumière dansante, il distingua un bras, la forme d’une tête. Il cria aux autres d’interrompre sa descente et reprit haleine, suspendu à quelques centimètres au-dessus de la surface miroitante.

« Encore un peu, maintenant ! En douceur ! »

Sa botte creva la nappe. L’eau était glacée. À mesure qu’il s’y enfonçait, un tremblement convulsif le saisissait. Par bonheur, lorsqu’il toucha le fond, l’eau ne lui arrivait que jusqu’à la ceinture. Il cria aux autres de garder la corde bien tendue. Puis une seconde corde tomba d’en haut. Il savait ce qu’il devait en faire.

Les grenades de Yurovsky n’avaient eu que peu d’effet. Maks attrapa le membre le plus proche et tira le corps à lui. C’était Nicolas. Il contempla, brièvement, ce visage méconnaissable. Tellement différent de celui qui emplissait sa mémoire, quoique toujours carré, barbu, imposant, impérieux.

Impérial.

Il noua la corde autour du cadavre et cria aux gardes de le hisser. Mais la terre ne lâchait pas aussi facilement sa proie. Chair et muscles morts cédèrent, et Nicolas II rejoignit l’eau noire.

Sa chute acheva de tremper Kolya Maks. La seconde corde retomba. Cette fois, il la serra davantage autour du corps, pinçant le torse et déchirant la chair.

 

Il ne fallut pas moins de trois autres tentatives pour haler le tsar hors du puits.

Luttant contre d’horribles nausées, Maks renouvela, huit fois, la même manœuvre. Le froid, l’obscurité, la décomposition de la chair compliquaient tout. Claquant des dents, Maks dut remonter, par trois fois, se réchauffer autour d’un feu. Quand ils le ramenèrent enfin, pour de bon, sur la terre ferme, le soleil était déjà haut dans le ciel et neuf corps mutilés s’alignaient dans l’herbe emperlée de la rosée du matin. Un des hommes lui tendit une couverture de laine qui empestait le bouc, mais qui lui apporta un certain réconfort.

« Si on les enterrait ici ? » proposa un des gardes.

Yurovsky secoua la tête.

« Pas dans cette boue. La tombe serait vite découverte. Il faut les transporter ailleurs. Et que ces démons disparaissent pour l’éternité. J’en ai marre de voir leurs trognes maudites. Approchez les chariots. On va leur trouver une autre sépulture ! »

Les roues des trois chariots patinaient dans la boue. Enveloppé dans sa couverture, au côté de Yurovsky, Maks assista, grelottant, au chargement des cadavres. Neuf, pas davantage.

« Où peuvent bien être passés les deux autres ?

— Pas ici, en tout cas », dit Maks.

Le regard du petit Juif russe un peu trop corpulent pour sa taille revint se fixer sur lui, avec la force de percussion d’une balle.

« Je me demande si, tôt ou tard, ça ne posera pas un autre problème ! »

Ce triste bonhomme sans cou vêtu de cuir noir en savait-il plus long qu’il ne devrait ? Maks repoussa vivement cette pensée. Deux cadavres en moins pouvaient non seulement coûter sa carrière, mais également sa vie au commandant Yurovsky. Il ne pouvait donc pas laisser passer l’anomalie sans s’interroger sur ses causes.

« Je ne vois pas comment, releva Maks. Ils sont morts, c’est tout ce qui compte. Un cadavre n’apporte jamais qu’une confirmation. Alors, deux de plus ou de moins… »

Hochant la tête, Yurovsky s’approcha d’une des femmes.

« J’ai bien peur que ces Romanov ne refassent un jour parler d’eux. »

Kolya Maks s’abstint de répondre. La conclusion du commandant Yurovsky n’appelait aucun commentaire.

Une fois les corps chargés sur les chariots, trois par trois, et maintenus en place par des cordes et des couvertures, ils mangèrent leur pain noir et leur jambon à l’ail, puis se reposèrent quelques heures.

Le soleil amorçait sa descente lorsqu’ils repartirent vers le nouveau site choisi. La route était un bourbier presque impraticable. On savait que des éléments avancés des forces de l’armée Blanche patrouillaient dans les bois, et que des détachements de l’armée Rouge leur faisaient la chasse. Tout villageois présent dans la zone de combat serait abattu sans sommation. C’était leur seule garantie, toute relative, de pouvoir terminer leur boulot sans intervention extérieure.

Au bout de deux à trois kilomètres, l’essieu d’un des chariots se rompit. Yurovsky stoppa sa voiture, et vint inspecter les dégâts. Les deux autres chariots ne valaient guère mieux.

« Ne bougez pas d’ici et montez la garde. Je pousse jusqu’à la ville et je ramène un camion. »

Il le ramena à la nuit tombée. Les corps y furent entassés, et ils reprirent leur voyage. La voiture de Yurovsky n’avait plus qu’un phare. Le camion avait les deux, mais éclairait encore moins la route. Les roues trouvaient tous les nids-de-poule des chemins défoncés et les planches disposées de loin en loin pour boucher les trous ne facilitaient pas leur progression. Au contraire. Quatre fois, ils s’embourbèrent. Quatre fois, ils parvinrent à se dégager, au prix d’efforts éreintants.

Ils se reposèrent une heure de plus.

Le dix-huit juillet devint le dix-neuf.

Il était près de cinq heures du matin quand la boue les immobilisa de nouveau, et sans espoir de redémarrage. Ils redoublèrent d’efforts. En pure perte. Le camion était littéralement soudé au sol. Et les deux jours écoulés avaient lourdement puisé dans leurs réserves d’énergie.

« Ce tas de ferraille ne bougera plus jamais d’ici, diagnostiqua un des hommes, écœuré. »

Yurovsky leva les yeux. L’aube était proche.

« J’ai vécu trois jours avec ces charognes royales, ça suffit comme ça. On va les enterrer ici.

— Sur la route !

— Justement. C’est l’endroit idéal. On est en plein marécage. Personne ne verra qu’on a remué la terre. »

Ils s’emparèrent des bêches et creusèrent une fosse commune d’environ trois mètres carrés sur un peu moins de deux mètres de profondeur. Les corps y furent jetés en vrac, défigurés par l’acide afin de prévenir toute possibilité d’identification ultérieure. Puis ils rebouchèrent le trou et le recouvrirent de branches, de chaux et de morceaux de planches pourries.

Finalement dégagé, à la force des bras, le camion passa et repassa sur la tombe. Quand ils se déclarèrent satisfaits de leur œuvre, aucune trace ne subsistait de leurs travaux de terrassement. Et Yurovsky conclut :

« On est à vingt-deux kilomètres au nord-ouest d’Ekaterinbourg, et à deux cents mètres environ du croisement de la voie de chemin de fer avec la route, dans la direction de l’usine d’Isetsk. Souvenez-vous bien de cet endroit. C’est là que repose désormais, pour l’éternité, notre glorieux tsar ! »

 

Une profonde émotion se lisait, à livre ouvert, sur le visage de Michael Thorn.

« Ils les ont laissés là dans la boue. Où ils sont restés jusqu’en 1979. On cite fréquemment le mot d’un chercheur de l’époque qui a dit, en découvrant des vieilles planches, sous sa pelle : “Faites qu’il n’y ait rien, là-dessous.” Mais il a exhumé les restes de neuf corps. Ma famille. »

L’avocat de Genesis regardait fixement le plancher. Une voiture passa sous les fenêtres de la chambre. Thorn reprit enfin :

« J’ai vu des photos de leurs os rangés sur une table de laboratoire. J’avais honte de les voir exposés comme des pièces de musée.

— Ils n’ont même pas pu se mettre d’accord sur l’endroit où il convenait de les enterrer », dit Akilina.

Lord se souvenait de l’odieuse bataille qui, durant des années, avait opposé deux villes. Ekaterinbourg exigeait que les dépouilles fussent inhumées à l’endroit où les personnes étaient mortes. Saint-Pétersbourg souhaitait les voir reposer dans la cathédrale Pierre-et-Paul, où dormaient déjà des générations de tsars.

Mais il n’y avait là aucune trace de respect. Pas même celui d’un quelconque protocole. Les édiles d’Ekaterinbourg et de Saint-Pétersbourg voyaient dans la présence du tsar sur leur sol une source de revenu potentielle. Et tout comme Thorn l’avait rappelé, durant des décennies, les os de la famille impériale avaient meublé plusieurs étagères d’acier, dans un labo de Sibérie.

Une ordonnance gouvernementale avait finalement tranché la question, en décidant que les neuf squelettes seraient enterrés à Saint-Pétersbourg, auprès des autres Romanov. Toute l’affaire avait découlé d’une nouvelle bourde d’un Eltsine toujours soucieux de n’irriter personne, généralement avec le résultat inverse.

Thorn enchaîna, les traits tendus :

« La plupart des biens personnels de mon grand-père ont été bradés par Staline pour se faire du fric. Voilà des années, mon père et moi sommes allés au musée des Beaux-Arts de Virginie pour y voir une icône de saint Pantalemion que des moines avaient offerte à Alexis, lors d’une de ses crises d’hémophilie. Elle était dans sa chambre, au palais d’Alexandre. J’ai lu récemment, dans un magazine, qu’une de ses paires de skis avait été vendue aux enchères, à New York.

Il secoua la tête.

« Ces maudits Soviets détestaient tout ce qui rappelait la famille impériale, mais n’avaient aucun scrupule à fourguer chaque pièce de leur héritage, pour financer leur régime pourri.

— Est-ce à cause de ce que Kolya Maks avait fait que Youssoupov lui a confié la première pièce du puzzle ?

— Il était tout désigné pour ce rôle, non ? Il a gardé le secret jusque dans sa tombe. Son fils et son neveu étaient également des hommes de bien. Que Dieu prenne grand soin de leurs âmes.

— Le monde doit être informé de tout cela », énonça sobrement Miles Lord.

Thorn émit un profond soupir.

« Vous croyez que la Russie acceptera un tsar né en Amérique ?

— Quelle importance ? s’exclama Akilina. Vous êtes un Romanov de la branche la plus directe.

— L’âme russe n’est pas simple.

— Mais le peuple ne voudra que vous. »

Un pâle sourire dissipa brièvement les doutes de l’avocat.

« Souhaitons que votre confiance soit contagieuse, ma chère enfant.

— Vous verrez. Le peuple vous acceptera. Le monde entier vous acceptera. »

Lord alla décrocher le téléphone.

« J’appelle mon patron. Il faut que je le tienne au courant. Pour qu’il gèle le travail de la Commission tsariste. »

Thorn et Akilina se turent, tandis qu’il pianotait son appel longue distance au bureau d’Atlanta. Il était près de sept heures, mais Pridgen et Woodworth tournaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Secrétaires, auxiliaires et juristes étaient toujours là pour répondre à une clientèle éparpillée sur les vingt-quatre fuseaux horaires.

La standardiste lui passa le bureau de Taylor Hayes, dont la secrétaire était une vieille connaissance qu’il avait eu maintes fois l’occasion de rencontrer, au cours de ses propres nuits de permanence.

« Melinda, il faut que je parle à Taylor, quand il va appeler de Russie…

— Miles ! Il est sur l’autre ligne. Il m’a dit de te garder au chaud, quand on nous a passé ton appel.

— O.K., mets-nous en duplex.

— C’est ce que je m’apprêtais à faire. »

Un instant plus tard, Hayes était en ligne.

« Miles ! Où es-tu ? »

Quelques minutes suffirent pour le mettre à la page, et quand Miles eut terminé, Hayes releva, incrédule :

« Tu me dis que l’héritier du trône des Romanov est assis là dans la pièce d’où tu me téléphones ?

— C’est bien ce que j’ai dit.

— Aucun doute ?

— Aucun. L’ADN confirmera.

— Écoute-moi bien, Miles. Reste où tu es. Ne quitte pas cette ville. Donne-moi le nom de ton hôtel. »

Lord s’exécuta.

« Ne quitte pas non plus cette auberge. J’y serai demain après-midi. Je saute dans le premier avion pour New York. Dès mon arrivée, on met les Affaires étrangères sur le coup, ainsi que tous ceux que ça concerne. J’appellerai déjà de l’avion. À partir de maintenant, je prends les choses en main. D’accord ?

— Plutôt deux fois qu’une.

— Encore heureux. Je suis en rogne que tu aies attendu tout ce temps pour me consulter.

— Le téléphone n’est pas sûr, Taylor. Même celui-ci, peut-être…

— Je te garantis le contraire !

— Désolé d’avoir tant tardé, mais je n’avais pas le choix. Je t’expliquerai.

— Je brûle d’impatience. Passe une bonne nuit. À demain. »