50

Lord n’avait pas oublié la conversation qu’ils avaient eue, neuf jours plus tôt, dans une chambre de l’hôtel Volkhov. Neuf jours seulement, nom de Dieu ! Une éternité !

Il tenait, de son grand-père, le récit de ces lynchages d’antan, quand les extrémistes du Sud se vengeaient sur les Noirs de leurs fureurs rentrées. Capturé à son domicile, l’un des amis de son grand-père avait été pendu sur une simple accusation de vol proférée par quelque calomniateur, sans la moindre preuve ni même la moindre trace de vraisemblance. Pas d’arrestation, pas de mise en accusation, pas de jugement.

Lord s’était souvent demandé comment il était possible d’éprouver tant de haine. Son père avait toujours fait en sorte de ne laisser oublier à personne, Blanc ou Noir, ces atrocités dans lesquelles certains ne voulaient voir que du populisme, ou bien la manifestation d’une forme d’anarchie. Grover Lord, lui, les définissait comme le « rappel amical des privilèges de l’homme supérieur ». Et voilà que Miles se retrouvait aujourd’hui en fuite dans les montagnes de Caroline du Nord, traqué par un homme blanc bien déterminé à le laisser sur le carreau.

Le torchon qu’il avait appliqué sur sa blessure lui procurait un certain soulagement, mais le contact intermittent des buissons et des branches basses ravivait impitoyablement ses souffrances. Il ne savait pas où il allait. Il se souvenait seulement que, d’après Michael Thorn, les plus proches voisins se trouvaient à des kilomètres. Avec Hayes, Orleg et Droopy à ses trousses, ses chances de raton laveur poursuivi par la meute déchaînée étaient minces.

Il pouvait réentendre, en écho, le premier coup de feu tiré, juste avant qu’il lançât son attaque contre Hayes. Il brûlait d’envie de revenir sur ses pas, en quête d’Akilina et de Michael, mais concevait clairement la fragilité de cet espoir. Tous deux étaient probablement déjà morts. La seule chose importante, à présent, c’était qu’il parvînt à se perdre dans la nuit. À survivre assez longtemps pour crier au monde tout ce qu’il savait. Il le devait à Semyon Pachenko et à la Sainte Compagnie. Ainsi qu’à tous ceux qui l’avaient précédé dans la mort. Tels que Josif et Vassily Maks.

Il s’arrêta un instant, ruisselant de transpiration. Sa respiration saccadée s’évaporait, sous ses yeux, en petits nuages denses. Sa gorge serrée le torturait autant que sa blessure et l’empêchait de s’orienter. Il aurait voulu ôter son chandail trempé de sueur, mais son bras endolori rendait la manœuvre impossible. Ses étourdissements se multipliaient. La perte de son sang n’arrangeait rien et la déclivité croissante du terrain aggravait les choses.

Il perçut ou crut percevoir, derrière lui, le piétinement furieux de la poursuite engagée. Mieux valait fuir les sentiers tracés, fendre carrément la broussaille, sans égard pour son épaule. Le sol durcissait sous ses pas. Des quartiers de roche apparurent. La pente s’accentua encore. Le gravier s’écrasait sous ses semelles avec des craquements, des crissements dont le son devait porter très loin, amplifiés par le silence.

Un vaste panorama s’ouvrit tout à coup devant lui.

Il s’arrêta net, au bord d’une falaise qui dominait, de très haut, une gorge obscure au fond de laquelle grondaient les eaux d’un torrent. Mais il n’était pas pris au piège. Il pouvait partir à droite ou à gauche, en longeant l’abîme, ou même replonger dans les bois. Puis il décida d’utiliser la disposition des lieux à son avantage. S’ils le rejoignaient, peut-être le choc de la surprise lui procurerait-il l’occasion d’une contre-attaque. Il ne pouvait pas courir plus longtemps. Pas avec trois hommes armés à ses trousses. Il devait tenir son territoire et se battre.

En ahanant, il se hissa sur un ergot rocheux dressé au bord du gouffre, une sorte de corniche avec le ciel par-dessus, si noir, si calme. Étendu de tout son long, il verrait, de là-haut, quiconque déboucherait du sous-bois comme il l’avait fait lui-même.

À tâtons, il choisit trois cailloux gros comme des balles de base-ball. Il étira les muscles de son bras droit et constata qu’il lui restait assez de force pour lancer les cailloux, mais pas très loin. Il en testa le poids, méthodiquement. Il se tenait prêt pour ce qui serait, avec son ultime contre-offensive, son dernier espoir de rester en vie.

En bon chasseur, Hayes avait pisté trop d’animaux pour ne pas connaître à fond l’art de la traque. Et Lord avait foncé droit devant lui, à l’aveuglette, sans se soucier des buissons piétinés ou des branches cassées qui marquaient son sillage. Il y avait même, de loin en loin, une empreinte clairement déchiffrable, aux endroits où les feuilles mortes cédaient la place à la terre nue. Quand la lune sortait des nuages, le sentier était un livre ouvert dont les illustrations racontaient toute l’histoire. Sans parler des taches de sang qui se reproduisaient de loin en loin, avec une régularité prévisible.

Puis la piste s’arrêta.

Hayes s’arrêta de même.

Il jeta un coup d’œil à droite et à gauche. Rien. Plus de branches cassées pour montrer la voie. Il explora le proche voisinage et n’y découvrit aucune trace de sang. Bizarre. Il leva la main, prêt à tirer au cas où Miles Lord aurait choisi cet endroit pour y livrer sa dernière bataille. Il était sûr que ce maudit noiraud ne mourrait pas sans quelque ultime escarmouche.

Ici même, peut-être ?

Il avança, centimètre par centimètre. Aucun instinct ne l’avertit qu’il était observé. Il allait changer de direction, revenir sur ses pas quand il remarqua une tache sombre, sur un rameau pendant. Il obliqua dans ce sens, pas à pas, le pistolet braqué. Le sol acheva de se convertir en silex, et la forêt fit place à des saillies de granit qui s’élevaient alentour comme autant de pyramides déformées. Il n’aimait pas du tout cette topographie, mais pouvait-il reculer, à ce stade ?

Son regard errait en quête d’indices tels qu’une nouvelle trace de sang, à flanc de rocher, mais il était difficile, dans cette noirceur, de distinguer une telle tache des ombres environnantes. Il réduisit sa progression à un pas toutes les cinq ou six secondes, en s’efforçant de minimiser le froissement du gravier, sous ses semelles.

Il stoppa au bord de la falaise, l’oreille pleine du grondement lointain de quelque cascade. Arbustes à droite et à gauche. Ciel noir clouté d’étoiles. Pas le moment d’admirer le paysage. Il pivota sur place et se disposait à rentrer dans le sous-bois quand quelque chose passa en sifflant tout près de son oreille.

 

Akilina suivit Michael hors de la cuisine. Elle remarqua, au passage, l’empreinte d’une main sanglante, sur la porte, et pensa à Lord. Le barzoï n’était nulle part en vue, mais un très léger coup de sifflet le ramena au pied de son maître.

« Il ne s’éloignera jamais, chuchota Thorn. Juste assez pour trouver la piste. »

Sa main caressa tendrement la tête dressée.

« Cherche, Alexis, cherche ! »

L’animal disparut de nouveau entre les arbres. Ils partirent dans la même direction.

Akilina pensait à Miles. Il avait certainement été touché. La voix qu’ils avaient entendue était celle de Taylor Hayes. Lord devait probablement croire qu’ils n’avaient pu échapper aux griffes des deux tueurs professionnels. Leur salut s’appelait Alexis. Le barzoï était tout simplement fantastique. Michael Thorn avait su se montrer à sa hauteur en profitant de son intervention pour attaquer l’autre type. Cet homme avait du sang royal dans les veines, et c’était sans doute ce qui lui donnait ce charisme, cette présence. La grand-mère d’Akilina lui avait souvent parlé de l’époque impériale. Le peuple avait adoré son tsar pour sa force et sa volonté. Il voyait en lui l’incarnation de Dieu sur terre et recherchait sa protection, en temps de péril grave.

Il ne symbolisait pas seulement la nation, il était la Russie.

Peut-être Michael Thorn concevait-il pleinement cette responsabilité ? Peut-être cette continuité entre le passé et l’avenir l’aiderait-elle à faire face, sans crainte, aux épreuves qui l’attendaient ?

Akilina, elle, avait peur. Non seulement pour elle-même, mais pour Miles Lord.

Thorn s’arrêta et siffla doucement. Quelques instants plus tard, Alexis ressurgit des broussailles, hors d’haleine. Son maître s’agenouilla pour le regarder droit dans les yeux.

« Tu as trouvé la piste, pas vrai ? »

Akilina se surprit à attendre la réponse, mais le chien se borna à s’asseoir sur son arrière-train, en reprenant son souffle.

« Va, Alexis. Trouve ! »

Le barzoï replongea dans la nuit.

Ils coururent à sa suite.

Un coup de feu fracassa le silence.

 

Lord lança son deuxième caillou alors que Taylor Hayes, alerté par le sifflement du premier, pivotait sur place. Sous la violence du geste, Lord sentit quelque chose se déchirer dans son épaule et la douleur soudaine se répercuta le long de sa colonne vertébrale. Il avait largement rouvert sa blessure.

Le caillou frappa Hayes en pleine poitrine. L’homme, par pur réflexe, pressa la détente. Lord se propulsa alors du haut de son perchoir et vint percuter de plein fouet son ex-employeur. Les deux hommes roulèrent à terre, et la douleur atteignit, chez Miles, un sommet presque insupportable.

Serrant les dents pour ne pas hurler, il expédia son poing dans la figure de Taylor Hayes, mais celui-ci se servit de ses jambes et de ses cuisses pour l’envoyer voltiger cul par-dessus tête. Il atterrit pesamment sur le dos, et chacune des pierres aux arêtes vives qui tapissaient le sol rocheux lui infligea une souffrance supplémentaire.

L’instant d’après, Hayes était sur lui.

 

Akilina prit sa course. Thorn l’imita, et tous deux se ruèrent dans la direction du coup de feu. Le sol durcit sous leurs pas, et les cailloux se multiplièrent à mesure que s’accentuait la pente.

Ils débouchèrent hors de la forêt.

Devant eux, Miles Lord et Taylor Hayes se battaient comme des fauves.

Akilina s’était immobilisée, auprès de Thorn. Le barzoï tomba en arrêt, lui aussi, attendant la suite de la bataille ou les ordres de son maître.

« Tirez ! » supplia-t-elle.

Mais l’avocat ne fit pas usage de son arme.

 

Lord et Hayes se relevèrent en même temps. À sa propre surprise, Miles possédait encore assez d’énergie pour frapper du gauche, à la mâchoire de Taylor. Le coup ralentit momentanément son adversaire. Mais où diable était passée l’arme que leur première chute avait projetée à travers la nuit ?

Lord toucha Hayes au bas-ventre, d’un violent coup de genou, mais perdit l’équilibre et ne récupéra sa stabilité qu’à grand-peine. Il en avait assez de ressentir, sur tout son corps moulu, les meurtrissures infligées par ces saletés de cailloux. Le sang coulait abondamment sur son bras droit, mais il savait qu’il menait son dernier combat. Ce serait lui ou cette ordure de faux-cul, pour solde de tout compte.

Et toujours pas de pistolet en vue, sous le regard lointain des étoiles. Il discerna, du coin de l’œil, deux silhouettes immobiles, à l’orée du sous-bois. Orleg et Droopy, spectateurs amusés de ce combat d’amateurs auquel ils mettraient fin quand ils le désireraient, d’un petit meurtre de plus.

Il empoigna Hayes à bras-le-corps. Ils tombèrent, emmêlés, parmi les blocs de granit, et quelque chose craqua, chez son ancien patron. Peut-être une côte, Hayes hurla, mais parvint à lui enfoncer ses deux pouces au creux de la gorge. Lord se dégagea, suffoquant. Il encaissa une ruade qui l’envoya rouler vers le bord de la falaise.

Il se releva juste à temps pour contrer la charge de Taylor Hayes. À son tour, il lui décocha un coup de pied volant, mais Hayes l’esquiva d’un pas de côté, et Lord ne rencontra, devant lui, que le vide.

 

Akilina vit Lord manquer sa cible, rouler de nouveau vers le bord de la falaise, et se redresser en trébuchant.

Thorn s’agenouilla, de nouveau, auprès d’Alexis. Akilina en fit autant. Le barzoï grondait en sourdine, à fond de gorge, les yeux fixés sur le théâtre d’ombres qui s’agitait à quelques mètres de là. Ses mâchoires claquèrent, une fois ou deux, et ses crocs étincelèrent brièvement dans l’obscurité.

« Il se décide, murmura Thorn. Il y voit beaucoup mieux que nous ne voyons nous-mêmes.

— Tirez ! » répéta Akilina.

Le regard de Thorn affronta le sien.

« Il faut que la prophétie de Raspoutine s’accomplisse jusqu’au bout.

— Ne soyez pas idiot. Arrêtez ça tout de suite. »

Le barzoï fit un pas en avant.

« Servez-vous de votre arme, ou c’est moi qui vais me servir du fusil », insista-t-elle.

L’avocat posa doucement une main sur son bras.

« Gardez confiance. »

Sa voix contenait quelque chose d’indéfinissable.

Akilina ne répondit pas.

Thorn se retourna vers le chien.

« Doucement, Alexis. Doucement. »

Face à face, à quelques pas du bord de la falaise, les deux hommes paraissaient aussi épuisés l’un que l’autre.

« Renonce, Miles, haleta Hayes. Un seul de nous deux sortira d’ici. »

Ils s’observaient, tournant dans le même sens, comme deux chats aux aguets, Lord revenant peu à peu vers les arbres, Hayes reculant plutôt vers l’abîme auquel il tournait le dos.

Et Lord comprit, soudain, la raison de son choix. Le pistolet ! Tombé entre deux cailloux, à deux mètres de là. Hayes avait dû l’apercevoir un peu plus tôt. Son bond précéda d’une fraction de seconde celui de Miles. Avidement, sa main se referma sur la crosse, et son doigt chercha la détente alors que l’arme amorçait l’arc de cercle qui allait l’amener en position de tir.

Le barzoï s’était rué en avant. Sans ordre de Thorn. Mû par son seul choix, sa seule volonté. Comment savait-il que c’était le moment, et lequel des combattants attaquer ? Distinguait-il l’odeur de Lord, respirée sur les taches de sang ? Était-il influencé par l’esprit de Raspoutine ?

Hayes ne vit arriver l’animal qu’au moment où la charge furieuse du barzoï le projeta irrésistiblement en arrière.

La balle que Taylor Hayes s’apprêtait à tirer se perdit. Cette fois, il n’avait pas lâché son arme et Lord se lança en avant, projetant vers le vide l’homme et le chien accroché à sa gorge. Tous deux basculèrent dans l’abîme. Un cri perça la nuit, dans sa courbe décroissante. Au bout de quelques secondes, Miles perçut le choc d’un corps contre une saillie de la falaise, accompagné d’un aboiement plaintif qui lui déchira le cœur. Il ne parvenait pas à distinguer le fond du gouffre.

Mais point n’en était besoin.

Des pas approchaient.

Il se retourna pour faire face aux deux tueurs et découvrit Akilina, suivie de Michael Thorn.

Elle le serra dans ses bras.

« Doucement », implora-t-il, sous l’empire de la douleur.

Elle relâcha son étreinte.

Thorn alla scruter, à son tour, les ténèbres de l’abîme.

« Je regrette, pour Alexis, dit Lord.

— J’adorais cet animal. Mais c’est fini. Le choix a été fait. »

La réapparition de la lune éclaira son visage, et, dans ces traits durcis, dans ce regard déterminé, Miles Lord lut l’avenir de la Russie.