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Une énorme sensation de vide frappait Miles Lord au creux de l’estomac, chaque fois qu’il revivait, en pensée, les horreurs de cette nuit-là. Comment imaginer ce qu’ils avaient dû ressentir, dès le premier coup de feu ? Leur terreur. Leur désespoir. Aucune possibilité de fuite. Rien d’autre que la perspective d’une mort horrible.

Ce qu’il avait découvert dans les « Papiers protégés » l’avait ramené tout droit à cette tragédie. Dix jours auparavant, il était tombé sur ce texte griffonné, en caractères russes archaïques, sur une simple feuille de papier. L’encre noire avait pâli au point d’être presque illisible, et le document dormait depuis des années dans un petit sac de cuir cramoisi hermétiquement cousu. L’étiquette attachée au sac portait la mention : ACHETÉ LE 10 JUILLET 1925NE PAS OUVRIR AVANT LE 1er JANVIER 1950. Impossible de déterminer si cette instruction avait été suivie.

De son attaché-case, il sortit sa traduction commençant par la date du 10 avril 1922 :

Le cas de Yurovsky est troublant. Je ne crois pas que les rapports recueillis à Ekaterinbourg soient exacts et l’information concernant Youssoupov le confirme. Dommage que le Garde blanc ait été aussi peu loquace. Trop de souffrance morale peut produire l’effet contraire. La remarque sur Kolya Maks est intéressante. J’ai déjà entendu ce nom. Et le village de Starodoub a été cité par d’autres Gardes blancs également amenés à tout dire. Quelque chose se prépare, j’en suis sûr, mais je doute de pouvoir vivre jusque-là et je suis inquiet, quant au sort futur de nos pauvres efforts. Staline est effroyable. Il y a en lui une rigidité qui exclut tout aspect émotionnel des décisions qu’il est forcé de prendre. Si la direction de notre pays lui échoit, j’ai bien peur que ce ne soit la fin du rêve.

Je me demande si un ou plusieurs des membres de la famille impériale ont pu fuir Ekaterinbourg. Le camarade Youssoupov en paraît convaincu. S’imagine-t-il en mesure d’offrir une alternative à la génération montante ? Peut-être la tsarine n’était-elle pas aussi écervelée que tous le croient ? Peut-être les divagations du starets ont-elles plus de sens que nous ne l’imaginions ? En pensant aux Romanov, durant les semaines écoulées, je me suis souvenu des vers d’un vieux poème russe : « Les preux chevaliers ne sont que poussière

Et la rouille mange leurs épées.

Seules leurs âmes rejoignent les saints

En qui nous plaçons notre confiance. »

Tout comme Artemy Bely, Lord pensait que l’auteur de ce message était Lénine. Cela n’avait rien d’invraisemblable. Les communistes avaient sauvegardé des millions de manuscrits de Lénine. Mais ce document n’avait pas été découvert à l’endroit où il eût été logique de le retrouver. Lord l’avait repêché au sein des papiers restitués par les nazis après la Seconde Guerre mondiale. Les armées d’Adolf Hitler n’avaient pas seulement volé, en Russie, des œuvres d’art, mais aussi des tonnes et des tonnes d’archives. Un véritable nettoyage par le vide, tant à Moscou qu’à Leningrad, Stalingrad et Kiev. C’était uniquement après la guerre, lorsque Staline avait dépêché sa Commission extraordinaire avec mission de récupérer cet héritage, que le butin des pillards avait pu reprendre le chemin de la mère patrie.

Le petit sac de cuir cramoisi recelait, d’ailleurs, un autre document, sur un parchemin aux bords décorés de fleurs et de feuilles. Le texte était anglais, l’écriture indubitablement féminine :

 

28 octobre 1916

 

Chère âme de mon âme, mon petit ange adoré, je t’aime si fort, toujours près de toi jour et nuit. Je ressens tout ce que tu endures dans ton pauvre cœur. Que Dieu te donne force et sagesse. Il ne te reniera pas. Il te viendra en aide. Il te récompensera de tes folles souffrances. Et mettra fin à cette séparation avant qu’elle ne devienne totalement insupportable.

Notre ami vient de partir. Il a sauvé Bébé, une fois encore. Ô doux Jésus ! remerciez pour nous le Seigneur de nous l’avoir envoyé. Ma douleur est immense, mon cœur saigne de le voir souffrir, mais Bébé dort paisiblement, à présent, et je suis sûre qu’il ira mieux, demain.

Le soleil brille. Plus un seul nuage. Espoir et confiance, même si tout est noir, car Dieu est partout, même si ses voies nous échappent et si nous ignorons de quelle manière Il décidera de nous aider. Mais Il entend nos prières. Notre ami insiste beaucoup sur ce point.

Juste avant de me quitter, le cher homme a subi une étrange convulsion. J’ai eu peur qu’il ne soit gravement malade. Sans lui, que deviendrait Bébé ? Il s’est effondré sur le plancher en parlant de sa propre mort, d’ici à l’an neuf. Il a évoqué des cadavres par milliers, dont plusieurs grands-ducs et des centaines de nobles jetés dans les eaux de la Neva rougie par leur sang. Ses paroles m’ont terrifiée.

En montrant le ciel du doigt, il m’a dit que s’il était assassiné par des boyards, leurs mains resteraient souillées de son sang pendant vingt-cinq années. Qu’ils fuiraient la Russie. Que le frère s’opposerait au frère et qu’il ne resterait pas un seul noble, dans tout le pays. Plus effrayant encore, il a dit que si son meurtrier était l’un de nos parents, toute notre famille ne vivrait pas plus de deux ans, car nous serions tous massacrés par le peuple russe.

Il m’a ordonné de noter tout cela. Puis il m’a dit de ne pas désespérer. Qu’il y aurait une possibilité de salut. Que le plus grand coupable concevrait son erreur. Et garantirait la survie de notre sang. Ses propos tenaient du délire et pour la première fois, je me suis demandé si cette odeur d’alcool qu’il transporte partout avec lui n’avait pas emporté sa raison. Il répétait que seule l’alliance d’un corbeau et d’un aigle triompherait là où tout le monde avait échoué, et que l’innocence des bêtes, arbitre ultime de la victoire, montrerait le chemin vers le succès. Il a dit que Dieu rendrait la Justice, mais que douze personnes devraient mourir avant que la résurrection ne puisse être complète.

J’ai tenté de l’interroger, mais il s’est réfugié dans le silence, exigeant simplement que je relève tous les détails de sa prophétie, afin de pouvoir te les communiquer. Il parlait comme si quelque chose devait nous arriver, mais je lui ai assuré que Papa avait le pays bien en main. Rien, toutefois, n’a pu lui rendre sa sérénité et toute la nuit, ses paroles m’ont obsédée. Oh, mon amour, je te serre dans mes bras et jamais je ne laisserai quiconque attenter à ton âme lumineuse. Je t’embrasse, je t’embrasse, je t’embrasse et je te bénis, et tu sais à quel point j’espère bientôt te revoir.

Ta petite femme.

 

Autrement dit Alexandra, la dernière tsarine de Russie. Durant des décennies, elle avait tenu un journal intime. De même que son époux, Nicolas, et l’un comme l’autre ouvraient des perspectives éblouissantes sur la cour impériale. Plus de sept cents de leurs lettres avaient été également retrouvées à Ekaterinbourg, après leur exécution. Lord avait lu d’autres extraits de leurs journaux et la totalité de leurs lettres, publiées in extenso dans plusieurs ouvrages. Il savait que « notre ami » désignait Raspoutine, et qu’ils l’appelaient ainsi parce qu’ils étaient persuadés que leur correspondance était régulièrement violée. Personne, hélas ! ne partageait la confiance aveugle qu’ils vouaient au starets.

« Si profondément immergé dans vos pensées ! » psalmodia une voix, en russe.

Lord releva la tête.

Un homme d’un certain âge se tenait en face de lui, de l’autre côté de la table. Il était petit et maigrichon, avec des yeux d’un bleu délavé, et des mains constellées de taches hépatiques. Le crâne largement dégarni, il arborait une mince barbiche qui saupoudrait son menton et son cou, d’une oreille à l’autre. Une paire de lunettes à monture d’acier chevauchait son nez pointu, et une ample lavallière barrait le col de sa chemise. Lord reconnut en lui l’un des rares curieux qu’il avait déjà vus prospecter les archives avec autant d’acharnement, sinon davantage, qu’il n’en déployait lui-même.

« En réalité, avoua-t-il, j’étais reparti pour l’année 1916. Lire ces documents équivaut à un véritable voyage dans le passé. »

L’homme devait avoir au moins soixante ans. Ou peut-être un peu plus.

« Je suis bien d’accord avec vous, monsieur. C’est l’une des raisons pour lesquelles je viens ici. À la recherche de ce qui fut. »

Sa cordialité, son naturel avaient quelque chose de chaleureux. Et de communicatif. Lord se leva.

« Je m’appelle Miles Lord.

— Je sais qui vous êtes. »

Une vague de défiance submergea le jeune avocat qui jeta autour de lui un regard soupçonneux.

Son vis-à-vis perçut sa réaction instinctive.

« Je vous assure, monsieur Lord, que je ne suis pas un homme dangereux. Rien qu’un historien fatigué, heureux de partager avec vous la même source d’intérêt.

— Comment se fait-il que vous connaissiez mon nom ? »

L’homme eut un large sourire.

« Vous n’êtes pas tellement bien considéré par les dames qui tiennent ce sanctuaire. Elles acceptent mal d’avoir à exécuter les ordres d’un Américain.

— Et d’un Américain noir ? »

Nouveau sourire.

« Malheureusement, ce pays n’est pas très progressiste en matière de questions raciales. Nous sommes une nation à peau blanche. Mais on ne peut pas ignorer vos lettres de créance.

— À qui ai-je l’honneur ?

— Semyon Pachenko, professeur d’histoire à l’université de Moscou. »

Les deux hommes se serrèrent la main. Pachenko s’informa :

« Où est l’autre monsieur qui vous accompagnait ces jours-ci ? Un avocat, je crois. Nous avons également échangé quelques mots, hier ou avant-hier. »

Lord eut une brève hésitation. Mais pourquoi ne pas dire la vérité ?

« Il a été tué ce matin sur la perspective Nikolskaya, au cours d’une fusillade. »

Une horreur profonde crispa les traits de Semyon Pachenko.

« Mon Dieu ! j’ai vu ça à la télé, avant de sortir. Ce pays court à sa ruine, si rien n’est fait pour endiguer le processus en marche. »

Il s’assit à la table jonchée de paperasse.

« Vous étiez là ?

— J’en ai été le témoin. »

Inutile d’en dire plus, pour le moment.

« Cette sorte de manifestation ne dit rien sur qui nous sommes, encore moins sur ce que nous sommes. Mais les Occidentaux comme vous-même doivent souvent nous prendre pour des barbares.

— Pas vraiment. Toutes les nations de la terre traversent des périodes de cette sorte. Nous avons eu les nôtres pendant l’expansion vers l’Ouest et dans les années 1920 et 1930.

— Mais je doute qu’il s’agisse, chez nous, de simples douleurs de croissance.

— Les dernières années ont été très dures pour la Russie. Eltsine et Poutine ont tenté de rétablir l’ordre, chacun à sa manière. Mais actuellement, avec le manque d’autorité qui s’installe, vous frisez l’anarchie. »

Pachenko approuva d’un signe de tête.

« Malheureusement, ce n’est pas nouveau chez nous.

— Vous êtes académicien ?

— Seulement historien. J’ai consacré ma vie à l’étude de notre mère Russie. »

Lord sourit à l’évocation de ce terme suranné.

« J’imagine que votre spécialité est quelque peu passée de mode, en cette triste époque ?

— Hélas ! Les communistes ont leur propre version de notre histoire. »

À contretemps, Miles Lord se remémora une phrase qu’il avait lue récemment : La Russie est une nation qui possède un passé instableMais sa question fut simplement :

« Vous enseignez toujours ?

— Plus de trente ans de carrière. Je les ai tous vus. Staline, Khrouchtchev, Brejnev. Chacun d’eux a causé ses propres dommages. Je déplore tout ce qui s’est passé. Mais même aujourd’hui, on n’arrive pas à s’en sortir. Les gens persistent à faire la queue pour visiter le mausolée de Lénine. »

Puis, un ton plus bas :

« Rien de plus qu’un boucher. Mais révéré comme un saint. Vous avez remarqué les fleurs, autour de sa statue ? Écœurant, non ? »

Là encore, inutile de trop en dire. Bien que ce fût l’ère postcommuniste, et qu’on envisageât le retour des tsars, Lord était toujours un Américain œuvrant sur la foi de lettres de créance délivrées par un gouvernement sans consistance.

« Quelque chose me dit que si des chars d’assaut roulaient sur la place Rouge, tous ceux et toutes celles qui travaillent ici courraient les acclamer.

— Ils ne valent pas mieux que des mendiants. Ils ont joui de leurs privilèges… gardé les secrets de leurs leaders… et reçu en échange un appartement à peu près potable, du pain et quelques jours de congé en été. On doit travailler pour gagner ce qu’on a, c’est le principe américain, non ? »

Éludant la question, Lord riposta :

« Que pensez-vous de la Commission tsariste ?

— J’ai voté pour. Comment un tsar pourrait-il faire pire ? Vous savez qu’il n’est pas commun de rencontrer un Américain qui parle si bien notre langue ?

— Votre pays me fascine.

— Depuis quand ?

— Depuis toujours. Étant gosse, je lisais tout ce que je trouvais sur Pierre le Grand et Ivan le Terrible.

— Et maintenant, vous faites partie d’une Commission tsariste qui s’apprête à récrire l’histoire ! »

Pachenko déplaça, d’un doigt, les feuillets qui jonchaient le dessus de la table.

« Tout ça me paraît plutôt ancien. Ça sort des Papiers protégés ?

— Voilà ce que j’y ai trouvé, il y a une quinzaine de jours. »

Le prof d’histoire cueillit le document que lui tendait Lord.

« C’est l’écriture d’Alexandra. Je la reconnais. Elle rédigeait son journal et ses lettres en anglais. Les Russes la haïssaient doublement, parce qu’elle était née dans la peau d’une princesse, et d’une princesse allemande ! J’ai toujours pensé que c’était injuste. Alexandra a été une femme grossièrement incomprise. »

Il rendit la lettre à Miles Lord, après l’avoir parcourue.

« Elle avait une prose colorée, mais elle a fait beaucoup mieux. Elle et Nicolas ont échangé des tas de lettres infiniment plus romantiques.

— C’est triste de les relire aujourd’hui. Une sorte de sacrilège. Avant votre arrivée, je pensais à Yurovsky et à la nuit du massacre. Ce type devait être une sorte de monstre au cœur froid. Inaccessible à toute trace de sentiment humain.

— Son fils a raconté qu’il avait regretté, toute sa vie, le rôle qu’on lui avait imposé ce jour-là. Mais qui peut savoir ? Pendant vingt ans, il a donné à des publics bolcheviques des conférences dans lesquelles il se déclarait très fier de ce qu’il avait fait. »

Lord remit à Pachenko le texte rédigé par Lénine.

« Regardez ça un peu. »

Le Russe déclara, après lecture :

« Lénine, c’est certain. Je connais son écriture et son style. Curieux.

— Je ne vous le fais pas dire. »

Le regard de Pachenko brillait de malice.

« Vous ne croyez pas à toutes ces histoires qui prétendent que deux des membres de la famille impériale auraient survécu à la boucherie d’Ekaterinbourg ?

— À ce jour, les corps d’Alexis et d’Anastasia n’ont pas été retrouvés.

— Vous autres Américains adorez les conspirations, pas vrai ? Donnez-nous aujourd’hui notre complot quotidien.

— C’est mon travail actuel.

— Vous soutenez la prétention au trône de Baklanov, d’accord ? »

Comment pouvait-il être au courant ? Lord lui posa la question, et Pachenko exécuta un grand geste circulaire.

« Toujours les femmes, monsieur Lord. Elles savent tout. Vos demandes de documents sont enregistrées, et croyez-moi, elles sont commentées. Vous avez rencontré le soi-disant héritier présomptif ?

— Moi, non. Mon patron, si.

— Baklanov ne ferait pas un meilleur tsar que Mikhaïl Romanov ne l’était il y a quatre cents ans. Trop mou. Et contrairement au piètre Mikhaïl, qui avait son père pour décider à sa place, Baklanov serait seul, et ses faiblesses ne tarderaient pas à le trahir. »

L’historien russe voyait clair. D’après tout ce que Lord avait appris sur Baklanov, ce type était plus intéressé par le prestige attaché à la fonction que par la perspective d’avoir à gouverner un pays comme la Russie.

« Puis-je vous faire une suggestion, monsieur Lord ?

— Je vous en prie.

— Êtes-vous allé aux archives de Saint-Pétersbourg ?

— Pas encore.

— Vous devriez. Ils ont d’innombrables écrits de Staline, ainsi que la plupart des journaux et des lettres du couple impérial. Vous pourriez y découvrir le sens caché de toutes vos trouvailles précédentes. »

C’était une excellente suggestion.

« Merci. Je ne manquerai pas de suivre votre conseil. »

Lord consulta sa montre.

« Pardonnez-moi, j’ai encore beaucoup de choses à lire, avant la fermeture. Mais j’ai beaucoup apprécié cette conversation. J’espère qu’on se reverra.

— Je viens souvent ici. Puis-je rester assis à cette table… en silence ? J’aimerais relire ces deux documents.

— Faites donc ! »

Quand Lord regagna sa place, après une absence d’un petit quart d’heure, les écrits de Nicolas et d’Alexandra reposaient côte à côte sur le dessus de la table.

Mais Semyon Pachenko avait quitté la salle.