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00 h 01 GMT
Shepherd’s Bush, Londres
Andy se réveilla. Quelque chose venait de troubler son sommeil : un bruit, un mouvement d’un de ses enfants ? Il ouvrit les yeux et attendit qu’ils s’accoutument à l’obscurité tandis qu’il restait assis, immobile, l’oreille tendue.
Il n’y avait que le vent dans la rue. Mike et ses collègues étaient silencieux, il n’entendait plus leurs murmures discrets et prudents.
C’est inquiétant.
Il se dégagea du nœud de membres entrelacés sur le canapé et marcha sur la pointe des pieds jusqu’à la porte du couloir. Il regarda à gauche et vit les rayons de lune qui projetaient les ombres vacillantes des branches et des feuilles sur le parquet de l’entrée, à travers la porte ouverte.
Où est Mike ?
Il tourna à droite. Le couloir menait à la véranda, à l’arrière de la maison. Il se demanda s’ils s’étaient tous regroupés là. Si c’était le cas, ça l’angoissait sacrement : laisser ainsi l’entrée sans surveillance ?
Des pas légers et silencieux le menèrent jusqu’à l’embrasure de la porte de derrière. Ses yeux, désormais habitués à l’obscurité ambiante, ne repérèrent aucune silhouette d’un homme montant la garde.
« Hé ! Ho ! murmura-t-il. Y a quelqu’un ? »
Aucune réponse. Il frissonna. Il sut alors que quelque chose venait de se produire. Il porta la main au pistolet glissé dans son pantalon. La crosse de métal rugueuse sous sa paume le rassura légèrement.
Puis il sentit le courant d’air d’un mouvement derrière lui.
Il fit volte-face, l’arme levée, prêt à tirer.
« Merde, papa ! C’est moi ! » gémit Leona.
Il soupira. « Bon sang, Lee, j’ai failli te faire un trou dans la tête. »
Elle sourit et haussa les épaules.
« Désolée, murmura-t-elle. Qu’est-ce que tu fais debout ?
— Je ne trouve ni Mike ni ses gars. »
Elle resta bouche bée, les yeux écarquillés. « Oh, mon Dieu », s’écria-t-elle un peu trop fort.
Il porta un doigt à ses lèvres pour la faire taire.
Il n’y avait pas eu de lutte. Une détonation nous aurait forcément réveillés. Peut-être qu’ils vérifient quelque chose dans le jardin ?
Il fit un autre pas dans le couloir et son pied glissa sur quelque chose. Il baissa les yeux et remarqua une tache sombre sur le sol.
« Tu as une lampe torche avec toi ? » murmura-t-il.
Leona acquiesça.
« Dirige-la vers le parquet. »
Elle l’alluma et eut un mouvement de recul devant la mare de sang écarlate à leurs pieds.
« Oh, merde ! » siffla-t-elle.
Andy lui prit la lampe des mains et balaya la véranda. Le faisceau se posa sur un homme de Mike recroquevillé en position fœtale derrière le fauteuil en rotin.
Ils sont ici !
« Reste derrière moi ! » lui chuchota-t-il à l’oreille. Il éteignit la lampe, fît demi-tour et longea le couloir vers le salon d’un pas lent et prudent, brandissant l’arme devant lui pour la pointer de gauche à droite en mouvements saccadés.
Andy savait qu’il n’y avait qu’une chose à faire : réveiller Jenny et Jacob, sortir de la maison, et courir, courir… courir encore. Il braqua l’arme vers l’étage supérieur, vers un abîme obscur qui aurait pu dissimuler n’importe quoi.
Ils atteignirent la porte ouverte du salon. Il entendait Jacob remuer, sa respiration calme et ensommeillée s’était muée en de petits halètements tremblants.
« Jenny, il faut qu’on parte tout de suite », chuchota-t-il en rallumant la lampe.
Le halo lumineux éclaira Jacob, debout. Un avant-bras sombre entourait ses épaules frêles et, au-dessus de sa tignasse blonde, Andy devina le visage d’un homme qui lui adressait un sourire mauvais. La pointe d’une longue lame était appuyée contre le cou pâle de son fils, imprimant une petite fossette qui menaçait de faire jaillir le sang si le moindre gramme de pression supplémentaire y était appliqué.
Jenny était à genoux sur le sol et se balançait, trop effrayée pour pleurer, trop effrayée pour respirer.
« Lâchez votre flingue, Andy Sutherland », ordonna l’homme d’une voix calme.
Andy maintint le canon braqué sur l’homme.
Si tu baisses ton arme, tu peux dire adieu à la négociation.
« Pas question, mon pote », rétorqua Andy.
Jenny se tourna vers lui. « Quoi ? Andy ! Mais putain, lâche ton arme, enfin ! »
Il la fit taire d’un geste de la main. « Je ne peux pas, Jenny. Si je lui obéis, on mourra tous. »
L’homme sourit. « Votre mari garde la tête froide en dépit de la situation, madame Sutherland. »
Il dévisagea Andy. « Ça nous laisse l’occasion de discuter un moment, au moins. Je crois que l’idée me plaît bien. Vous pouvez m’appeler Ash, au fait. »
Il n’est pas pressé. Ce qui veut dire…
« Et les autres ? demanda Andy avec un hochement de tête en direction de la porte. Ils sont quelque part dehors… morts ?
— Ils étaient un peu trop déterminés à m’attraper vivant.
— Alors tout ça, c’est à cause de ce que ma fille a cru voir ?
— Ce qu’on sait qu’elle a vu. Cette charmante jeune fille, dit-il en désignant Leona de la pointe de sa lame et écartant le couteau du cou de Jacob l’espace d’un instant, cette jeune fille en sait beaucoup trop et représente un véritable danger. Quand les choses se remettront peu à peu en place…
— Vous vous foutez franchement le doigt dans l’œil, railla Andy, si vous croyez que les choses vont se remettre en place. »
Ash arqua un sourcil.
« Quoi ? Vous le pensez vraiment ? lâcha Andy avec une incrédulité sincère.
— Ils feront en sorte que le pétrole coule à nouveau, lorsque le moment sera venu. »
Andy soupira. « Ça ne marche pas comme ça. Je pensais avoir été assez clair dans mon foutu rapport. Tout le monde sera perdant. On ne se remet pas d’un tel choc. Je ne connais pas les sinistres connards qui vous ont embauché, mais ils ont merdé sur toute la ligne. »
La lame reprit sa place contre le cou de Jacob.
« Peu importe. C’est vous le grand expert.
— Ouais… ouais, ça, on peut le dire. J’ai passé suffisamment de temps à réfléchir à tout ça, pendant ces dernières années.
— Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé ma cible. »
Sa lame pivota à nouveau, quittant le cou de Jacob pour désigner Leona. « … Elle. »
Leona éclata en sanglots. « Oh, non, s’il vous plaît… »
Ash haussa les épaules et afficha une moue compatissante.
« J’ai bien peur que si, ma chère. Quelle que soit l’issue de cette situation, je ne peux pas te laisser partir d’ici vivante. En revanche, je peux m’arranger pour que ce soit rapide et indolore.
— Ô, Seigneur ! Oh, mon Dieu ! Andy, empêche-le. Empêche-le ! hurla Jenny.
— Je ne vois vraiment pas comment vous pourriez m’arrêter », rétorqua Ash.
Andy remarqua le bandage imbibé de sang noué autour de son épaule.
Est-ce qu’il fait une hémorragie ? Est-ce que je peux essayer de le retenir encore un peu jusqu’à ce qu’il s’évanouisse ?
« De toute façon, c’est terminé. La machine s’est emballée. Peu importe pour qui vous travaillez, ils ne parviendront plus jamais à rétablir la situation. Ils sont foutus, on est foutus, et même vous… vous êtes foutu. Peu importe ce qu’a vu ma fille, ça n’a plus d’importance. Parce qu’une fois le système bloqué comme il l’est actuellement, il est impossible de faire demi-tour.
— J’ai l’impression que vous racontez n’importe quoi.
— Ah, oui ? Combien de temps faudra-t-il pour que le pétrole d’Arabie Saoudite circule à nouveau ? Combien de temps pour remettre en service les raffineries de Bakou, de Paraguaná ? Plusieurs mois, à mon avis. Ce qui laisse largement le temps pour que la situation dégénère encore : pour que la Chine et la Russie y voient une occasion de se taper dessus, pour que le moindre conflit frontalier explose, pour que l’économie américaine s’effondre. N’oubliez pas que leur économie se maintient à flot depuis trente ans grâce à la valeur de trillions de pétrodollars. Tout ça vient d’être anéanti à tout jamais.
— Alors je devrais épargner votre petite fille ? »
Oh, putain, est-ce que je suis en train de le convaincre ?
« Vous savez, le monde avait peut-être besoin de tout ça », déclara Andy.
Ash lui jeta un regard méfiant.
«Notre planète peut subvenir aux besoins de… combien ? Deux, trois milliards d’humains ? On était sur le point d’atteindre les huit milliards avant que tout se déclenche, continua Andy. Je ne sais pas qui est derrière tout ça, et je ne sais pas pourquoi ils ont décidé de le faire. Mais… peut-être qu’un tel événement était nécessaire ?
— Bien sûr que oui », confirma Ash d’une voix pâteuse et lente.
Présente bien les choses, Andy.
« Alors, écoutez-moi. Disons que, oui, je suis d’accord avec vos employeurs. Hum ? C’était pas très sympa, mais au moins, le sacrifice a été mondial : tout le monde a payé les pots cassés. Pas uniquement, par exemple, le tiers-monde. »
Ash acquiesça.
« Je comprends à présent que c’était nécessaire. Alors, même si on sait qui est derrière ces événements, on ne va pas le crier sur tous les toits. » Il se tourna vers Leona. « Pas vrai, ma chérie ? »
Leona hocha la tête avec force.
« Non, n… non.
— Je vous en prie… ce n’est pas si important qu’elle meure. »
Ash chancela légèrement.
«Vous m’avez presque convaincu. Mais j’ai un contrat à remplir.
— Un contrat ? Vous vous rendez compte que l’argent qu’on vous doit, s’il est encore en vigueur aujourd’hui, aura perdu toute sa valeur d’ici la semaine prochaine, non ? »
Ash fronça les sourcils, irrité. « Ce n’est pas une question de fric, putain. »
Andy remarqua qu’il commençait à bafouiller.
« Mais alors pourquoi ? Pourquoi est-ce que ma fille doit mourir ? »
Ash soupira, desserrant son étreinte autour du couteau qui s’éloigna de la peau fragile de Jacob. Il serra les lèvres, pensif. « C’est une question de fierté professionnelle, voyez-vous. Il s’agit de terminer le travail commencé. »
Seigneur. Ce n’est pas une question d’argent ou de conviction.
« C’est pour cette raison que je connais leurs identités celle des Douze, les hommes les plus influents de la planète. C’est parce qu’on peut compter sur moi. C’est parce que je finis toujours mon travail, que je réussis toujours. Je suis le meilleur free lance qui soit. Le meilleur de tous. C’est important pour… »
C’est une question de fierté. Je n’arriverai pas à le raisonner…
« … moi. C’est ce que je suis. Je suis devenu le meilleur. Je l’ai mérité. Alors voilà, je n’en ai rien à foutre de votre fils. J’ai tué des enfants bien plus jeunes, bien plus innocents, croyez-moi. Ça glisse sur moi comme l’eau sur les plumes d’un canard. »
Ash chancelait tant qu’il manqua perdre l’équilibre un instant.
« Écouter vos suppliques passionnées ne m’intéresse pas, ça ne vous aidera pas une seule seconde. Et puis merde… vous savez quoi ? »
Ash attendait une réponse.
« Quoi ?
— Je commence même à m’emmerder un peu. »
Merde, est-ce qu’il faiblit ? Est-ce que c’est sa blessure qui parle ?
« Alors voilà comment ça va se passer. Vous lâchez votre arme et vous pourrez récupérer votre petit Tom Pouce sain et sauf. En échange, je prendrai votre fille.
— Oh, mon Dieu, non…. ! s’écria Jenny.
— La ferme ! cracha Ash en perdant pour la première fois son calme. L’autre solution : je l’achève en un clin d’œil, puis je me jette sur vous, Sutherland, et je vous éventre avant que vous ayez eu le temps de dire ouf. Après, bien sûr, je pourrais prendre tout mon temps pour m’occuper de votre femme et de votre fille. Alors, qu’est-ce que vous en dites ? »
Ash chancela imperceptiblement. « C’est l’heure de prendre une décision. Je vous laisse, voyons voir… oui, disons cinq secondes. Cinq… »
Leona s’accrocha à Andy et se mit à hurler.
« Papa ! S’il te plaît ! Ne le laisse pas me tuer !
— Quatre… »
Les yeux de Jacob étaient exorbités de peur.
« Trois… »
À terre, Jenny sanglotait ; Leona tomba à genoux.
« Deux… »
Andy comprit qu’il n’avait désormais plus le choix.