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20 h 51 GMT
 
Sud de Londres

 

 

Ash progressait lentement vers le sud, au-delà des limites de la ville. Des voitures abandonnées et les déchets de la nuit de pillage passée encombraient les rues. À plusieurs reprises, il avait dû sortir de la route pour éviter les barrages militaires ou policiers, conscient que sur une moto de police, il risquait d’avoir des ennuis s’il s’approchait trop près.

Il laissa la ville derrière lui et traversa des banlieues, remarquant sur son passage que les conditions semblaient varier d’un coin à l’autre. Certaines zones avaient été lourdement touchées par les attaques de cette nuit, d’autres semblaient intactes. Il emprunta une rue d’un quartier chic sans apercevoir une seule vitrine brisée. Tout était calme. Bien sûr, les gens étaient cloîtrés chez eux – il vit de nombreux rideaux se soulever sur son passage – mais malgré la situation actuelle, il se serait cru un jour de semaine à l’heure du dîner.

Les coupures de courant qui semblaient avoir sévi à travers le pays la veille au soir n’étaient pas aussi totales qu’il l’aurait imaginé. Il roula à travers des quartiers alimentés en électricité par intermittence : les néons des enseignes brillaient encore et les feux de circulation – leurs mécanismes de synchronisation mis à mal par le chaos des dernières vingt-quatre heures – clignotaient encore d’une lumière orange inutile.

Ash pensait que le comité d’urgence aurait fait couper l’intégralité du courant, partout. Mais il ignorait les détails. D’autres s’en chargeaient. À chacun sa responsabilité, à chacun sa méthode d’action. La vision d’ensemble… c’était cela qui importait.

Il émergea enfin de l’immense labyrinthe des banlieues résidentielles autour de Londres tandis que déjà tombait la lumière du soir.

Le long d’une voie rapide qui filait vers le sud-est de Londres, il croisa de nombreux piétons qui avançaient sur la bande d’arrêt d’urgence, la plupart s’éloignant de la ville. Ash se dit qu’ils devaient vivre dans les villes-dortoirs des alentours, qu’ils s’étaient retrouvés bloqués par la soudaineté des événements et qu’ils cherchaient à présent à rentrer chez eux d’un pas fatigué. D’autres paraissaient se diriger vers la capitale.

Je ne vous le conseille pas, les amis.

Mais bon, ils cherchaient sûrement à rentrer, eux aussi. Où iraient-ils, sinon ?

C’était vers cela qu’on aspirait, en temps de crise, n’est-ce pas ? Sa maison.

Il se demanda où pouvait bien se trouver la fille Sutherland. Cette amie de la famille, Jill, cette très bonne amie à qui l’on confiait les enfants en attendant le retour de M. et Mme Sutherland, elle devait bien habiter près de chez eux, non ? Assez près pour passer régulièrement leur rendre visite.

Sûrement.

Mais sans adresse…

Et si la fille décidait de rentrer chez elle pour chercher quelque chose ? Et si la dénommée Jill faisait un saut à la maison pour récupérer les vêtements des enfants… ou le jouet préféré du petit ?

Ash fut saisi d’un doute momentané. Il aurait peut-être dû rester à attendre ?

Non. Ça aurait pu durer une éternité. Le temps était la clé de la réussite. Il avait une adresse. Son instinct de chasseur lui soufflait que Kate connaissait Jill. Mieux valait suivre son intuition que de rester cloîtré à se tourner les pouces dans le noir au numéro 25 de St. Stephens Avenue.

Le long de la route, il passa près de voitures laissées là en une file ordonnée, pare-chocs contre pare-chocs sur la voie d’insertion vers une station-service. Il en conclut que le carburant était venu à manquer le jour précédent ou, plus probablement, que l’armée avait réquisitionné ce dont elle avait besoin dans les citernes souterraines. Le réservoir de la moto allait être bientôt vide. Avec difficulté, quelques jurons, et beaucoup de temps perdu, il parvint à siphonner les restes d’essence dans les voitures stationnées là. Il fit la grimace en imaginant les saletés de fond de réservoir qui allaient circuler dans le moteur de la moto.

Il était 22 heures passées quand il entra dans une ville appelée Guildford. Elle était sombre et silencieuse.

Il trouva l’adresse rapidement. La femme vivait dans un immeuble donnant sur une rue animée. Un de ces bâtiments pour jeunes actifs célibataires ou pour jeunes couples.

Pas d’enfants, donc. Dommage. Ils pouvaient servir de moyen de pression dans un scénario d’interrogatoire poussé.

Ash ne s’embêta pas avec la sonnette, qui ne marchait d’ailleurs sûrement plus. D’un coup de pied, il enfonça la porte d’entrée du bâtiment et pénétra dans le hall moquetté avant d’emprunter les escaliers jusqu’au premier étage. Il repéra la porte de son appartement sans difficulté. Un coup bien placé au niveau de la poignée et la porte s’entrouvrit. Il entra à la hâte.

« Kate ? » appela-t-il.

Pas de réponse. Personne à la maison. Elle vivait seule, c’était évident, il n’y avait aucun signe de présence masculine. L’appartement était bien rangé, personne n’était venu fouiller ni visiter les lieux. L’espace d’un instant, il craignit que Kate soit partie, peut-être en voyage à l’étranger. Mais sur le répondeur, il écouta un message d’un dénommé Ron, le petit copain à n’en pas douter.

«Kate ? T’es là ? Décroche… décroche… merde. Tu dois être bloquée au boulot à Londres. Appelle-moi quand tu rentres, d’accord ? Je suis inquiet. »

Ash grimaça, frustré. Kate était donc partie au travail mardi matin, comme à son habitude, puis s’était retrouvée coincée dans la capitale. Il avait doublé beaucoup de gens à pied sur la bande d’arrêt d’urgence. À tous les coups, elle était parmi eux.

Mais il imaginait plutôt qu’une femme célibataire comme Kate ne rentrerait pas chez elle immédiatement et qu’elle resterait un moment au travail, avec des collègues, le temps que le gros des émeutes se tasse et que la police reprenne le contrôle des rues.

Combien de temps attendrait-elle ?

Un jour ? Deux ?

Aucun moyen de le savoir. Ash décida de s’accorder un jour. Il trouva de la nourriture dans le frigo bien rempli et encore froid, malgré la coupure de courant. Il allait manger, se reposer, et aviser le lendemain. Il y avait, après tout, beaucoup d’autres noms dans le répertoire des Sutherland. Mais son instinct lui dictait de rester au moins une nuit pour attendre Kate.