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11 h 44, heure
locale
Station de pompage IT-1B,
150 km au nord-est de Baïji, Irak
Andy Sutherland tendit la main vers la banquette arrière de la Toyota Land Cruiser pour attraper une grande bouteille d’eau. Elle était restée au soleil et bien qu’il l’ait sortie du congélateur le matin même, véritable glaçon en forme de bouteille, elle était désormais aussi bouillante qu’une tasse de thé. Il avala quelques gorgées puis s’aspergea le visage pour nettoyer la poussière et la piqûre salée de sa propre transpiration.
Il se tourna vers Farid, à quelques pas de lui.
« Tu en veux ? »
Farid sourit et acquiesça : « Merci. »
Il lui passa la bouteille et jeta un œil en direction des restes calcinés de la station de pompage IT-1B.
Il n’y avait plus rien à récupérer, à part quelques morceaux de parpaing et des tuyaux tordus, il faudrait l’abattre complètement avant de pouvoir la reconstruire. IT-1B, ainsi que trois autres stations voisines, desservaient les pipelines traversant le pays du sud au nord en direction de la Turquie. L’ensemble de l’installation en divers endroits, pipelines, embranchements, tout était détruit.
Complètement foutu.
Farid lui rendit la bouteille. Andy remarqua que l’homme n’avait bu qu’une petite quantité, à peine quelques gorgées.
« Tu peux en prendre plus, si tu veux », lui dit-il en faisant mine de se nettoyer le visage. Après tout, le vieil interprète était couvert de poussière et de sueur séchée autant que les autres passagers.
Farid fît non de la tête. « On ne sait pas quand trouver de l’eau pour boire », répondit-il avec la voix cassée et aiguë d’un homme âgé. Sa maîtrise de l’anglais était assez bonne, bien meilleure que celle de leur dernier interprète, celui qui avait décidé de disparaître dans la nature sans prévenir, quelques jours plus tôt.
«D’accord », dit Andy. C’était un bon argument. Trouver de l’eau potable faisait encore partie des principales préoccupations des citoyens irakiens. Ils avaient fini par s’habituer au manque d’eau, pendant ces dernières semaines.
Non loin de là, une autre Land Cruiser remplie d’ingénieurs civils s’était garée en une vague tentative de positionnement défensif, ainsi que trois camionnettes Nissan aménagées où se dressaient des policiers irakiens scrutant le paysage irrégulier des bâtiments détruits autour d’eux.
La méfiance était de mise ; la milice était passée ici quelques jours plus tôt, non pas pour détruire la station – elle l’avait été bien longtemps auparavant – mais pour capturer plusieurs policiers et en faire des exemples pour la population. L’avant-veille, quatre hommes avaient été traînés hors du bureau de police, tandis qu’amis et collègues montaient la garde. Leurs cadavres n’avaient pas encore été retrouvés, mais ils devaient sans aucun doute rôtir sous le soleil de l’après-midi, quelque part en bord de route, en attendant d’être repérés.
D’après Farid, ils étaient relativement en sécurité, du moins pour l’instant. La milice était venue et avait fait son œuvre pour repartir aussitôt. Elle reviendrait, bien sûr, mais pas avant longtemps. Quantité d’endroits nécessitaient son attention.
Andy ramassa son couvre-chef, une casquette de pêche bleu turquoise usée et décolorée par le soleil, qu’il n’aurait jamais osé arborer en public en Angleterre mais qui offrait dans cette région une ombre salutaire sur son visage, son crâne et sa nuque. Son cuir chevelu pâle mal protégé par une touffe de cheveux couleur sable commençait à brûler tandis que d’un geste ferme il enfonça la casquette sur sa tête.
Il s’aventura sur le sol tassé et argileux baigné de soleil en direction des autres ingénieurs qui examinaient les restes de l’IT-1B. Il s’approcha de l’homme qui avait partagé l’habitacle de la Land Cruiser avec lui pendant le trajet aller, Mike, un grand Américain aux épaules rondes et à la barbe noire épaisse. Il lui faisait penser à Bob Hoskins, en plus massif et moins mignon.
« Tout est foutu », commenta Mike avec force analyse tandis qu’Andrew se rangeait à son côté.
Andy acquiesça. « J’imagine que personne ne va plus tirer grand-chose des champs pétrolifères de Kirkouk tant que ce bordel ne se sera pas calmé. »
Mike haussa les épaules. « C’est pas demain la veille. »
Pas faux.
Ils le savaient tous, ce n’était pas compliqué de détruire un pipeline installé en plein air. Des centaines de kilomètres de métal fin courant sur le sol… Il suffisait d’un petit détonateur artisanal placé à n’importe quel niveau du conduit et l’affaire était réglée jusqu’à ce que les dégâts soient réparés. Dans un pays comme l’Irak, autant oublier l’idée des pipelines hors-sol, surtout dans la région de Salah ad Din où chaque kilo mètre devrait être gardé jour et nuit. Le contexte avait été différent, trente ou quarante ans plus tôt, à l’époque où la plupart des installations avaient été construites. L’Irak était alors un pays prospère et policé. Tu travailles pour qui ? demanda Mike.
— Un petit cabinet de conseil en gestion des risques, au Royaume-Uni. Mais ils sont commissionnés par Chevroil-Exxo. Et toi ?
— Je travaille en free lance pour Texana-Amocon. » Andy sourit. Toutes les compagnies pétrolières semblaient porter des noms composés et un tiret, à présent. C’était dans l’air du temps : des entreprises battant de l’aile qui mettaient en commun leurs ressources amoindries dans le but de consolider leurs actifs en attendant le dernier round.
« Ils veulent savoir dans combien de temps on pourra obtenir quelque chose de ce satané pays, ajouta l’Américain. Enfin quoi, qu’est-ce que je suis censé leur dire, moi ? »
Andy afficha un demi-sourire et jeta un coup d’œil vers la carcasse noire du bâtiment devant eux. « Pas avant plusieurs années. » Mike acquiesça. « Ça m’en a tout l’air, à moi aussi. Bon, enchaîna-t-il en se tournant vers Andy, on n’a même pas eu le temps de se présenter. Je m’appelle Mike Kenrick. »
Ils avaient discuté quelques instants à peine ce matin-là, quand leur convoi avait mis plusieurs heures à se frayer un chemin vers le nord-est, le long d’une route aux abords d’Haditha. Ils avaient évoqué l’hôtel merdique où ils avaient dormi tous les deux, un labyrinthe sombre de chambres vides et glaciales, de plafonds hauts d’où pendaient des câbles électriques. Sans parler des coupures de courant et d’eau.
« Professeur Sutherland, mais appelle-moi Andy, répondit-il, la main tendue vers l’Américain.
— Dis-moi, Andy, tu viens d’où ?
— Je suis néo-zélandais d’origine. Mais je dirais que l’Angleterre est devenue mon chez-moi. J’y vis par intermittence depuis dix-neuf ans. Enfin, c’est pas vraiment accueillant, en ce moment », ajouta-t-il après réflexion.
« Des soucis ?
— Ouais… des soucis. »
L’Américain comprit qu’Andy n’irait pas plus loin.
« Merde, c’est notre boulot qui veut ça, commenta-t-il d’un ton grincheux au bout de quelques instants. Le temps passé loin de la maison, ça te bousille le plus solide des mariages.
— Et toi ?
— Je viens d’Austin, au Texas. »
Andy se souvint l’avoir vu se balader dans l’hôtel la veille, arborant un slip blanc et un T-shirt où l’on pouvait lire PERSONNE NE DÉCONNE AVEC LE TEXAS.
Sympa.
Deux autres ingénieurs civils arpentaient les ruines et prenaient des photos avec leur appareil numérique. Andy les avait aperçus mais n’avait pas encore engagé la conversation. L’un d’eux était hollandais ou français, l’autre, ukrainien, du moins c’est ce qu’il avait entendu dire. Ils étaient restés repliés sur eux-mêmes, tout comme Andy.
La seule personne avec qui il avait parlé cette semaine, depuis leur sortie, était Farid, leur nouvel interprète. On avait assigné à l’équipe de quatre hommes un traducteur ainsi que deux Toyota Land Cruiser et deux chauffeurs. Ils n’avaient pas été en mesure de les choisir eux-mêmes, ni de les refuser, et ils s’étaient contentés d’en hériter du groupe précédent.
« T’es déjà venu ici ? demanda Mike.
— Ouais, plusieurs fois, mais plus au sud, vers Majnoun, Halfaya. C’est pas la même histoire, là-bas. »
L’Américain hocha la tête. « Mais c’est aussi en train de changer. »
Ils entendirent un brouhaha provenant des camionnettes de la police irakienne. Andy se retourna. L’un des policiers parlait au téléphone et se tourna soudain vers les autres pour relayer l’information. Ils parurent tous sceptiques au premier abord, mais en quelques secondes, plusieurs voix s’élevèrent en même temps. Le policier au téléphone leva la main pour les faire taire et ils se calmèrent.
Andy fit signe à Farid d’approcher.
« Qu’est-ce que c’est que cette affaire ? demanda Mike.
— Je vais me renseigner », répondit l’interprète avant de s’avancer vers les policiers.
Andy observa le vieil homme qui leur parlait d’une voix calme, puis écouta celui qui téléphonait. Il prononça quelques mots en montrant l’habitacle de la camionnette. L’un des hommes cogna du poing contre le toit et hurla quelque chose au conducteur endormi au volant. Il bondit sur son siège et sortit la tête par la vitre, certainement pour demander quel était le connard qui l’avait réveillé.
Le gars au téléphone lui répéta ce qu’il avait entendu, Farid ajouta quelques mots et l’expression du conducteur changea brusquement. Il rentra dans l’habitacle, se jeta sur le tableau de bord et alluma la radio. Un morceau de musique s’éleva, qu’il changea aussitôt pour trouver, après quelques parasites et quelques grésillements, une station claire d’où s’échappait la voix autoritaire d’un présentateur.
« Quelque chose de grave vient de se passer », marmonna Andy.
Les policiers s’étaient tus, Farid aussi. Ils tendaient tous une oreille attentive. Quand soudain, au milieu de nulle part, un téléphone satellite de l’Américain Inmarsat sonna. Mike sursauta et regarda Andy, un sourcil arqué de surprise tandis qu’il ouvrait une petite sacoche fixée à sa hanche. Il fît quelques pas afin de répondre sans crainte d’être écouté.
Andy vérifia instinctivement que son téléphone privé était bien allumé. Il l’était, mais personne n’avait essayé de le joindre.
Andy, de plus en plus impatient, croisa le regard de Farid et étendit les mains : Qu’est-ce qui se passe ?
L’interprète hocha la tête et leva le doigt pour lui demander d’attendre encore un peu, et il tendit le cou pour écouter la radio qui crachotait les informations.
Il se tourna vers Mike qui fronçait les sourcils, concentré sur son interlocuteur à l’autre bout du fil.
« Mais putain, est-ce qu’on peut m’expliquer ? » demanda Andy, exaspéré d’être la seule personne laissée pour compte.
Un instant plus tard, Farid s’éloignait de la camionnette et s’approchait d’Andy, le visage indéchiffrable… comme s’il essayait encore de comprendre ce qu’il venait d’entendre.
« Farid ? »
Mike referma le clapet de son téléphone à l’instant où l’interprète s’arrêtait devant eux. L’Américain et l’Arabe se dévisagèrent un moment.
Andy craqua. « Est-ce que quelqu’un va enfin me dire ce qui se passe, bordel ? »