68
 
 
4 h 05 GMT

 

 

Paul roula plusieurs heures sur l’autoroute, passant dans l’obscurité aux abords de Birmingham qui se démarquait, non plus par les éclairages ou l’aura orangée permanente de la pollution lumineuse, mais par les immeubles en feu et les mouvements tremblotants des gens autour.

Des quartiers entiers de Coventry, en revanche, semblaient avoir du courant : ils parcoururent une portion déserte de la chaussée éclairée par une série de lampadaires installés sur l’îlot central. La distribution de l’électricité paraissait aléatoire aux yeux de Jenny, comme si des enfants avaient pris le contrôle d’un panneau électrique géant et s’amusaient à appuyer sur les boutons scintillant devant eux. Elle aurait pensé que la distribution serait équitablement répartie selon un emploi du temps précis, ou du moins, que certaines sections plus « sûres » – de façon peut-être un peu injuste – seraient alimentées en boucle au détriment des grandes agglomérations.

Mais non. Il n’y avait pas de schéma ou d’intention visible.

Au sud de Coventry, les lampadaires s’éteignirent et ils durent, une fois de plus, s’accoutumer à l’obscurité profonde. Paul repéra le panneau d’un hôtel Travelodge et fit bifurquer la voiture de M. Stewart sur la rampe d’accès.

« Qu’est-ce que vous faites ? demanda Jenny.

— Il faut que je dorme. Je n’ai pas fermé l’œil depuis lundi. Ce serait con d’avoir réussi à s’échapper pour finir encastrés dans la barrière centrale de l’autoroute. »

Jenny acquiesça. Il avait raison.

« On jette un coup d’œil. Si c’est encerclé par une foule en colère, on passe notre chemin, d’accord ? »

Ils roulèrent sur la bretelle jusqu’à un parking vide devant l’hôtel. Partout, de petits détails indiquaient que l’endroit avait subi les mêmes attaques que la station-service de Beauford : le parking était jonché de débris divers, des fenêtres du hall d’entrée étaient brisées, mais rien de plus. Le restaurant adjacent, en revanche, avait été exploré de façon plus méthodique. Toutes les vitres étaient cassées et une traînée de détritus et de nourriture pictinée en maculait le seuil.

« Eh bien, on dirait que la tornade est venue pour repartir aussitôt, commenta Paul.

— J’imagine que tous les endroits contenant de la nourriture et des boissons ont dû être vidés. Je me demande ce que les gens feront, quand ils auront englouti tout ce qu’il y a de disponible.

— Je suis sûr qu’on verra la police et l’armée dans les rues aujourd’hui. Il faut que ce soit aujourd’hui », déclara-t-il avec moins de conviction que la dernière fois, lorsqu’il avait assuré d’un ton brutal que la situation s’améliorerait.

Il fit une manœuvre pour se garer juste devant l’entrée de l’hôtel.

« Ça m’a l’air bon. »

Jenny leva les yeux vers les deux étages de petites fenêtres sombres où pendaient des rideaux. Ce serait agréable de dormir dans un lit et les chances de tomber sur une bande de fous furieux morts de soif semblaient plutôt réduites.

Aucun signe d’une présence quelconque aux alentours et elle se demandait où tout le monde avait bien pu passer. Soixante-quatre millions d’habitants sur cette petite île et depuis qu’ils avaient quitté la station-service, elle n’avait vu presque personne.

Ils sont tous réfugiés chez eux en attendant que les choses se calment. Seuls les fous comme nous et les gens mal intentionnés sont dehors en ce moment.

Paul descendit de voiture et entra le premier. L’intérieur était sombre. D’un noir d’encre, sans aucune lumière à travers les vitres en verre fumé du hall.

« Attendez », l’entendit-elle murmurer. Quelques secondes plus tard, un carré bleu pâle lumineux éclaira la pièce. « Qu’est-ce que c’est ?

— Mon agenda électronique.

— Malin. »

En l’absence de toute autre lumière, ce petit carré semblait étincelant.

« Bon… l’escalier. » Elle vit la lueur bleue flotter à travers le hall, depuis le comptoir de la réception jusqu’à une porte. « C’est par ici », annonça-t-il.

Elle le suivit le long d’une volée de marches jusqu’à une autre porte qui déboucha dans un couloir.

« Vous avez l’air de connaître votre chemin, remarqua-t-elle.

— Ces hôtels se ressemblent tous. Et je m’y arrête souvent. Bon, voilà les chambres du premier. À vous de choisir. »

Jenny longea le couloir et passa devant une porte ouverte. Des éclats de bois qui dépassaient du chambranle prouvaient que la porte avait été forcée. Elle ne voulait pas dormir dans une chambre qu’on aurait fouillée. C’était… angoissant. La porte suivante avait été enfoncée, elle aussi, ainsi que les autres. En arrivant au bout du couloir, elle finit par en trouver une intacte, verrouillée.

« Je vais prendre celle-ci.

— Ça ne vous gêne pas de dormir seule ? J’en ai repéré une autre fermée à clé de l’autre côté du couloir. Je prendrai celle-là. »

Jenny réfléchit un instant. Elle n’était pas sûre d’avoir envie de passer la nuit dans la même chambre que lui… ni de dormir seule dans un hôtel désert.

« Bon, on devrait peut-être partager celle-ci.

— Je pense que c’est plus prudent », répondit Paul.

Il leva son agenda vers la porte pour en lire le numéro. « Numéro 23, ça vous va ? »

D’un seul coup de pied logé près de la poignée à carte magnétique, il ouvrit la porte qui claqua contre le mur. Le bruit résonna, inquiétant, dans le couloir vide.

L’intérieur était comme elle l’avait imaginé, bien rangé, propre, le lit avait été fait pour le client suivant. Elle tira le rideau, remonta le store et poussa la fenêtre. Une brise légère rafraîchit l’air chaud de la chambre.

Dans le ciel, les rayons grisâtres de l’aube offraient assez de lumière naturelle pour qu’ils se repèrent dans la pièce. Paul éteignit son agenda et le rangea dans sa poche.

« Bon, eh bien, dodo », annonça Jenny en s’asseyant sur le lit. Double.

Paul inspecta le minibar dissimulé dans un placard. « Ah, on a de la chance. » Il le trouva plutôt bien fourni. « Il y a plusieurs canettes de Coca, un soda au gingembre, de l’eau pétillante et un bel assortiment d’alcools : vodka, gin, rhum, whisky. Et même de la bière. »

Jenny sourit dans la lueur pâle du petit matin. Après les événements des derniers jours, son docteur lui aurait sûrement prescrit un bon rhum-Coca, même s’il était chaud et qu’ils n’avaient pas de glaçons.

« Je prendrai un rhum-Coca, s’il vous plaît.

— Très bon choix, m’dame. »

Elle entendit le cliquetis de la canette de Coca qu’on ouvrait et le gargouillis du rhum qui coulait dans un verre.

« Voilà. »

Le premier verre était fort. Elle en demanda un deuxième plus léger, mais Paul et elle n’avaient visiblement pas la même définition de l’adjectif léger.

« Alors, vous m’avez dit que votre mari avait prédit tout ça ?

— Eh bien, plus ou moins. Il avait rédigé un rapport… voyons voir, oui, en 1999, l’année où on a passé Noël à New York. À l’origine, c’était un essai rédigé dans le cadre de ses études universitaires aux États-Unis. Mais il avait été embauché pour le récrire. Il avait fait de nouvelles recherches et il avait mis à jour certains éléments avec les données qu’il avait pu rassembler entre-temps.

— Et c’était à propos de tout ça ?

— Je crois, oui. Andy était très secret, du genre confidentialité professionnelle et tout ça. Mais je sais que c’était en rapport avec le pic pétrolier, avec notre dépendance croissante vis-à-vis d’un pétrole issu de réserves de moins en moins nombreuses. À quel point cette dépendance nous rendait vulnérable si quelqu’un se mettait soudain en tête d’anéantir les quelques points d’acheminement de la planète pour nous tenir en otages. Il avait décrit comment une telle chose pourrait se produire… quels étaient les endroits vulnérables… tout ça. »

C’est à ce moment que son obsession a véritablement commencé. Non ?

Les commanditaires du rapport l’avaient payé très grassement. Une belle somme : ils avaient ainsi pu payer leur maison en une seule fois et inscrire leurs deux enfants en école privée avec l’argent restant.

« Mais après ce boulot… il a commencé à changer. Il est devenu, je ne sais pas… plus anxieux, plus sérieux. Il passait trop de temps à s’inquiéter de ce pic pétrolier. Il est devenu un peu parano, aussi. Sur des détails idiots : il craignait que son ordinateur soit espionné, il entendait des bruits dans le téléphone. C’était idiot. Je ne sais pas… Il était tellement marrant, avant. C’était agréable d’être avec lui. Et puis, comme je vous l’ai dit, il a changé après New York. Et depuis, ça empire peu à peu. Tellement, qu’en réalité j’étais en train d’organiser notre séparation quand tout ce bazar a commencé.

— C’est dommage. Et il est où, en ce moment ?

— Quelque part en Irak. Cela va faire plusieurs années qu’il y est envoyé régulièrement en mission. Il était là-bas quand tout s’est déclenché. Et mes enfants sont seuls à Londres. »

La voix de Jenny se brisa.

Merde, je devrais savoir que l’alcool me fait toujours cet effet.

« Ça va ? demanda Paul en posant une main sur son épaule pour la serrer doucement.

— Mais non, ça va pas. Je veux rentrer chez moi. Ils ont besoin de moi. »

Le bras de Paul glissa derrière sa nuque pour se poser sur son autre épaule. « Ne vous inquiétez pas, Jen. Je vais vous ramener chez vous saine et sauve. Je vous ai déjà amenée jusqu’ici, non ? »

Elle sentit ses doigts soulever son menton pour l’obliger à le regarder. Et à cet instant, elle comprit où tout cela risquait de la mener.

« Bon, écoutez… euh… Je crois que j’ai assez bu.

— Vous plaisantez ! Y a encore une bonne réserve et puis, merde, on l’a bien mérité après les emmerdes qu’on a dû affronter ensemble. Vous croyez pas ?

— Je pense qu’on en a eu assez tous les deux. Il faut rester lucide, non ? Qui sait ce qui pourrait arriver demain ? »

Jenny posa les pieds par terre. « Et vous savez quoi ? Je vais peut-être essayer de dormir dans une autre chambre… »

Une main se noua autour de son avant-bras. « Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

Une étreinte fébrile et violente. Un peu douloureuse.

« Ecoutez, je pense juste que ça vaut mieux.

— Quoi ? Allez ! On fait que discuter. Y a aucun mal à ça.

— Vous pourriez me lâcher, s’il vous plaît ? »

Sa main ne bougea pas. « Je veille sur toi depuis des jours. Je demande pas grand-chose, si ? Juste une petite… discussion. »

Sa voix était légèrement pâteuse. Il n’était pas ivre, juste un peu éméché. Ce n’était pas pire que les petites avances qu’elle avait dû contrer à la dernière soirée de Noël du bureau : inoffensives dans un lieu bondé, elles s’avéraient tout de même déconcertantes dans un hôtel désert.

« Je veille sur toi, répéta Paul. Je demande pas grand-chose, putain.

— Je crois que Ruth veillait mieux sur moi, rétorqua-t-elle en le regrettant aussitôt.

— Va te faire foutre.

— Ça vous embêterait de me lâcher ? »

Il obéit et elle se dirigea vers la porte. « On se voit dans quelques heures, quand vous aurez dessaoulé. »

Elle sortit dans le couloir et avança dans l’obscurité percée par la maigre lueur grise d’une fenêtre à l’autre bout. Elle choisit une porte sur la droite, à mi-chemin. Elle avait été enfoncée et quand Jenny entra dans la chambre, elle vit qu’elle avait été ravagée et le minibar vidé.

Parfait. Avec un peu d’espoir, tous les autres minibars de l’hôtel ont connu le même sort.

Elle n’avait pas aimé voir Paul ainsi, sous l’emprise de l’alcool.

Jenny repoussa la porte derrière elle. Après réflexion, elle tira un fauteuil pour le bloquer sous la poignée. Non pas qu’elle le jugeât nécessaire. Paul était comme les Roméo de son bureau : enhardis par quelques gouttes d’alcool, ils n’en demeuraient pas moins des lâches. Un « non » ou un « va chier » bien placé avait raison d’eux… la plupart du temps.

Non… il va sûrement boire jusqu’à l’évanouissement ou s’endormir en essayant de se branler.

Elle s’allongea sur le lit et sentit les larmes lui monter aux yeux : elle s’inquiétait pour Jacob et Leona, et pour Andy aussi, se rendant compte à quel point elle s’était mal conduite à son égard. Elle aurait aimé que Ruth, la femme robuste qui ne se laissait pas emmerder, soit à ses côtés en cet instant. Elle aurait tenu des propos raisonnables, elle l’aurait sûrement fait rire. Si Ruth avait été là, ce serait sûrement elles qui auraient fait une razzia dans le minibar et, sans vergogne, elles se seraient payé la tête de Paul.

Jenny ferma les yeux et s’endormit aussitôt.