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23 h 57, heure
locale
Nord de
l’Irak
Appuyé à la cabine du conducteur, Andy Sutherland était installé sur le plateau du camion et observait le terrain plat qui se déroulait devant eux, éclairé par les rayons de lune. Le camion cahotait sur la route en direction du nord dans un ronronnement régulier au milieu de la nuit. Les autres hommes, pour ce qu’il en savait, dormaient, mollement ballottés au gré des nids-de-poule.
Il n’avait plus qu’une idée en tête, à présent qu’il avait le temps de réfléchir à autre chose qu’à sa survie immédiate. La fuite désespérée de la veille, les échanges de tirs, la mort du jeune lieutenant sur la route aux abords de la ville… tout cela avait éloigné ses pensées, bien nécessairement, de ceux qu’il aimait.
Mon Dieu, j’espère qu’elle m’a obéi. J’espère que Jill prend soin d’eux.
Il avait essayé de téléphoner plusieurs fois depuis hier, dans l’espoir ridicule que les réseaux de téléphonie mobile en Irak fonctionnent encore. Rien, pas la moindre tonalité. Et les stations de radio locales qui diffusaient toujours ne donnaient plus d’informations dignes de confiance, ce n’était qu’un méli-mélo de sermons religieux, d’appels aux armes et d’incitations à la violence sectaire.
Ils avaient réussi à écouter le service international de la BBC quelques instants dans l’après-midi, et les nouvelles étaient terribles : pillages et destruction dans toutes les villes du pays, un comité d’urgence à la tête de l’État et plus aucune nouvelle du Premier ministre ni du gouvernement.
C’était exactement ce qu’Andy avait imaginé : un sacré bordel.
Il avait gardé l’infime espoir que la Grande-Bretagne puisse tenir le coup un peu plus longtemps. Ils étaient britanniques, non ? Qu’en était-il de l’esprit du blitz et de l’endurance ? Le reste du monde pouvait se laisser aller au pillage et au chaos, mais Andy avait espéré que les Britanniques auraient eu recours aux files d’attente organisées un peu plus longtemps.
Après réflexion et ces bribes d’information, Andy était désormais certain que son rapport, rédigé huit ans plus tôt, avait mené à tout cela. Il s’était attaché à décrire onze nœuds dans le réseau mondial de distribution du pétrole : des points charnières rendus vulnérables aux attaques furtives qu’affectionnaient les groupes terroristes. Il avait compris que sept de ces nœuds avaient déjà été touchés. Ce simple élément était suspect, mais le fait qu’ils aient été pris pour cibles au cours des dernières vingt-quatre heures… cet élément lui avait mis la puce à l’oreille. Car c’était un des arguments qui figuraient vers la fin de son rapport…
Si ces onze plaques tournantes à haut risque venaient à être touchées dans un laps de temps de vingt-quatre heures, la distribution mondiale du pétrole serait complètement interrompue.
Au souvenir des mots exacts, il frissonna.
Quelqu’un est en train de mettre mon putain de rapport en pratique !
Ce qui voulait dire que des années auparavant, il avait eu affaire aux responsables de la situation actuelle. Pire encore : Leona les avait vus. Elle pouvait en identifier un, voire plus. Il se demanda quel visage elle avait reconnu à la télé. Quelqu’un sous le feu des projecteurs, une personne célèbre ? Son esprit passait en revue les hypothèses. Un homme politique ? Un chef de gouvernement ? Un membre clé d’al-Qaida ? Le porte-parole d’une organisation écologiste radicale ? Un industriel ou un baron du pétrole ? Un millionnaire excentrique ?
Putain, mais qui pourrait bien vouloir qu’une telle chose se produise ? À qui cela profiterait ?
Il eut la vision éphémère d’un méchant dans un film de James Bond, avec un ricanement maléfique et un chat persan sur les genoux. Il se remit en mémoire les théories de conspiration étranges et magnifiques qui avaient suivi les attentats du 11 Septembre et qui l’avaient absorbé un moment. La plus délirante suggérait qu’un vaisseau spatial s’était écrasé sur le Pentagone et que les autorités américaines avaient masqué l’accident par une couverture d’attentats terroristes afin de pouvoir étudier à loisir la belle technologie extraterrestre.
Il hocha la tête et rit doucement. Les gens sont prêts à croire n’importe quelle connerie, tant qu’on leur montre une photo floue ou les images tremblotantes d’une caméra de sécurité.
« Qu’est-ce qui te fait rire ? »
Andy se tourna vers l’arrière du camion où Farid, éveillé, l’observait.
« Oh, rien, j’étais dans les nuages.
— Dans les… nuages ?
— C’est juste une expression. Tu tombes bien, je voulais discuter avec toi… on va bientôt arriver à la frontière turque. » Farid acquiesça, les yeux perdus dans le désert autour d’eux.
« Oui.
— Qu’est-ce que tu veux faire ? »
Farid se tourna vers lui.
« Comment ?
— Je veux dire, tu veux qu’on te laisse quelque part en Irak, avant qu’on franchisse la frontière ? »
Andy perçut le demi-sourire las de l’Irakien à la lueur argentée des étoiles et de la lune.
« Me déposer ici ? Parmi les Kurdes ? Je vivrai pas cinq minutes.
— Excuse-moi, Farid. Ce bordel sans nom a fait perdre la tête à tout le monde. Les gens sont un peu paumés.
— Oui. De toute façon, les frontières existent plus, tout a disparu. »
Andy hocha la tête, il n’avait pas tort. Personne ne surveillerait la barrière au poste de frontière, ni d’un côté ni de l’autre. La police turque, comme toutes les forces de l’ordre de la planète, devait prendre part à une bataille perdue d’avance, pour maintenir le calme au sein de son peuple.
« Je n’ai plus rien en Irak, continua Farid au bout d’un moment.
— Pas de famille ?
— Non. Plus de famille. »
Le ton du vieil homme dévoilait bien plus que ces paroles succinctes.
« J’ai perdu mon fils avec la milice et ma femme avec une bombe américaine. »
Andy regarda l’homme et se rendit compte qu’il avait toujours su, inconsciemment, qu’il portait en lui le fardeau d’une immense tristesse. C’était un homme calme, contrairement à leurs deux premiers jeunes chauffeurs. Il était réfléchi, pensif, dissimulant avec soin un chagrin au plus profond de lui-même.
Il se demanda si le vieil homme se confierait à lui.
« Qu’est-ce qui est arrivé à ta famille, Farid ? Tu veux me raconter ?
— J’en parle pas beaucoup. C’est ma peine à moi seul.
— Je comprends. Pardon de t’avoir demandé.
— Pas grave. Je te raconte, répliqua Farid en s’approchant d’Andy pour ne pas avoir à crier pardessus le raffut du moteur. Mon fils travaillait pour la… police. Un jour, lui et les autres hommes dans le commissariat sont encerclés par la milice. Avec leurs fusils, ils emmènent les policiers. Sa mère sait qu’il est mort, moi, je sais qu’il va revenir. Un bon garçon musulman, ils le laisseront partir. Il a été à la police pas pour l’argent, mais pour la re… euh… la recons…
— La reconstruction du pays ?
— Oui, pour aider à la recons… euh, pour rebâtir l’Irak. » Le vieil homme resta silencieux un long moment. Andy sentait qu’il avait envie de continuer, mais qu’il se ressaisissait, fouillant en lui en quête de la tristesse si soigneusement enfermée et qu’il voulait conserver là, pour n’avouer qu’une infime partie de ce qu’il était prêt à partager.
« On entend trois jours plus tard que les corps ont été trouvés dans le commissariat. Mon fils était là. C’était un officier de la police, lui. Les autres hommes… ils étaient sous lui, ils étaient pas officiers. Mon fils commandait. Alors ils ont fait un exemple avec lui. »
Farid fit une nouvelle pause.
« Ils ont tranché la gorge de tous les hommes. Mais mon fils, ils ont torturé pendant deux jours, puis ils ont coupé ses yeux. Et sa gorge. »
Andy faillit lâcher une phrase inutile et inappropriée, mais il se retint. Il se contenta de poser la main sur le bras du vieil homme.
« Les yeux de mon fils, ils m’ont envoyé dans un paquet avec un message du chef qui disait : « Les yeux de ton fils ont vu l’œuvre de Dieu. » Je sais que ces hommes suivent pas la volonté d’Allah. Je sais que ces hommes sont mauvais. Ils filment ce qu’ils font et je sais que beaucoup de gens voient le film sur l’Internet, et qu’ils applaudissent quand mon fils hurle. »
Andy aurait voulu trouver quelque chose à dire, n’importe quoi qui ne semblerait ni insouciant ni éculé. Perdre un enfant, c’est la fin du monde. Perdre un enfant dans ces conditions est inimaginable.
« Ma femme, elle est morte une semaine plus tard quand une bombe américaine a été jetée sur notre ville pour tuer le chef de cette milice. Ils ont jeté une bombe, mais ils savaient que ça détruirait des maisons dans la rue. Ma femme, elle était chez sa sœur, ils vivent dans une maison pas loin. Tous morts. Ils ont pas tué le chef mais ils ont tué ma femme et vingt autres gens. Les Américains, ils ont appris ça, ils prennent tous les corps pour dire que juste deux ou trois gens sont morts. Ils prennent le corps de ma femme il y a six mois. Je sais que je la reverrai jamais. Elle a disparu. Je verrai jamais son corps.
— C’est vraiment naze », grogna Mike. Andy croyait l’Américain endormi. Farid se tourna vers lui et, l’espace d’un instant, Andy pensa que l’Irakien interpréterait mal le commentaire de Mike. Et il ne pourrait pas lui en vouloir, c’était une façon bien maladroite de s’immiscer dans leur conversation.
Et « c’est vraiment naze » ne constituait pas une intervention des plus élégantes.
« Ton peuple et mon peuple, tous les deux, ils m’ont pris ce que j’aime. J’ai plus rien ici. »
Ils roulèrent en silence un moment, les grondements du moteur diesel émettant un ronronnement rassurant et régulier. « Entre nous tous, on a vraiment foutu en l’air ce pays, pas vrai ? commenta Mike.
— On aurait pu mieux gérer les choses, intervint Andy.
— Les sales soldats américains imbéciles et les mauvais hommes qui disent se battre pour Allah, ceux qui sont haram, loin de Dieu… c’est eux tous qui ont foutu l’air dans mon pays. »
Mike se redressa.
« Dis-moi, Farid, comment est-ce que tu peux encore croire en Dieu après toutes ces merdes qui te sont tombées dessus ? Et avec ces trucs qui arrivent en ce moment, des musulmans qui tuent d’autres musulmans… toutes ces conneries au nom de Dieu. Comment tu t’y retrouves, là-dedans ?
— J’ai le Coran. C’est complet, c’est vrai. C’est la parole de Dieu. Ce qui arrive maintenant, ce qu’on voit… c’est la méchanceté des hommes, pas d’Allah.
— Tu as peut-être raison, soupira Mike. Nous autres, les humains, on est plutôt doués pour tout foutre en l’air. »
Andy se tourna vers l’Américain. C’était un sacré pas en avant pour quelqu’un comme lui.
« Alors, Farid, où veux-tu aller ? demanda Andy.
— J’ai un frère qui est allé en Angleterre, il y a longtemps. C’est ma seule famille. Je vais vers lui. »
Andy tendit une fois encore la main pour la poser sur le bras du vieil homme. « On t’y emmène, je te le promets. »
Il regarda autour de lui. Les soldats étaient endormis. Éric les observait en silence. Il leur adressa un hochement de tête courtois.