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11 
h 31 GMT
 
Shepherd’s Bush, Londres

 

 

Leona jeta un œil par la fenêtre du salon pour observer l’avenue arborée où s’étaient garées de nombreuses voitures, luxueuses pour la plupart. La nuit dernière, elle était restée éveillée, terrifiée, à écouter les bruits de l’extérieur.

Plusieurs bandes de jeunes, des gamins pour la plupart, à en juger par leurs voix, avaient roulé dans la rue toute la nuit, les basses de leurs enceintes résonnant si fort que la vitre de la chambre avait tremblé. Elle les avait entendus courir, dégommer des poubelles et s’amuser comme des petits fous.

Ils étaient ivres. Elle avait perçu le tintement de sacs pleins de bouteilles et l’explosion du verre qu’on jetait avec indifférence sur le trottoir. Ils avaient dû aller au magasin de spiritueux Ashid en haut de la rue et nettoyer toutes les étagères. Ils profitaient de leur nuit au maximum, fêtant la coupure de courant totale et l’absence de policiers.

Ce qui la troublait le plus, c’était ce sentiment de possession dont faisaient preuve les gamins, accompagnés de quelques jeunes adultes : la rue était leur terrain de jeux, à présent que la police n’était plus en mesure de les inquiéter.

Leona se demanda combien de temps ils allaient prendre plaisir à arpenter leur avenue étroite. Elle se demanda à quel moment ils finiraient par décréter que les maisons faisaient également partie de leur territoire. Elle frissonna à cette idée : la seule raison qui les avait retenus d’entrer par effraction dans les maisons de St. Stephens Avenue, c’était qu’ils n’y avaient tout simplement pas pensé.

Ils s’amusaient bien assez à faire vrombir leurs moteurs sur la chaussée, à shooter dans les poubelles, à briser les décorations de jardin les plus kitsch et à déraciner un saule pleureur.

Ils n’avaient pas encore compris qu’ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient.

Tout.

Jusqu’à ce que la police, évidemment, reprenne le contrôle de la situation… quand cela finirait par arriver.

Leona vit que Daniel avait réussi à dormir à ses côtés pendant presque toute la nuit. Il était plus habitué qu’elle à ce genre de raffut, puisqu’il avait passé son enfance dans diverses familles d’accueil à Southend, en bord de mer, là où les jeunes utilisaient les parkings pour mettre en pratique leurs talents de conducteurs acquis grâce à leur PlayStation.

Jake avait lui aussi réussi à dormir.

Le chahut avait continué jusqu’aux premiers rayons du soleil, puis s’était calmé jusqu’à ce qu’elle entende un dernier bruit. Sa montre indiquait alors 5 h 30. Un gamin, abandonné par ses copains, vomissait ses tripes en gémissant, dans un jardin à quelques dizaines de mètres de chez eux.

Vers 9 heures, Daniel et Jacob se levèrent et descendirent les marches pieds nus pour venir la rejoindre à la cuisine, l’air épuisé. Leona avait trouvé une radio à dynamo dans le bureau de Jill et avait cherché les stations qui diffusaient encore.

« Le courant est revenu ? » demanda Daniel avec espoir.

Leona hocha la tête de droite à gauche et leva la radio dans sa direction.

« Il faut la remonter pour qu’elle marche.

— Oh », répondit-il, déçu.

Jacob regarda autour de lui.

« Je veux un bol de céréales.

— Le service mondial de la BBC marche encore. Et Capital FM. Et puis quelques autres stations. »

Daniel lui adressa un haussement d’épaules plein d’espoir.

« Alors c’est peut-être pas si terrible que ça ? »

Elle se tourna pour le dévisager.

«Écoute ce qu’ils disent, Dan… c’est affreux, tout ce qui se passe.

— Je peux avoir des céréales ? demanda à nouveau Jacob.

— Non, lâcha Leona d’un ton irrité.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il n’y a pas de lait dans le frigo. Si tu veux des céréales, il faudra que tu les manges sans lait.

— Je veux du lait dedans. »

Elle monta le son de la radio. « Écoute, Dan. Mon Dieu, on est dans de beaux draps. »

« … brûlant à travers toute la ville. On se croirait à Beyrouth, non, pire, à Bagdad au lendemain du renversement de Saddam. Je n’avais jamais vu ça en Angleterre, toutes ces émeutes, ce mépris des lois. Mais j’ai entendu parler de quartiers plus calmes et de petites villes qui avaient réussi à maintenir leurs brigades de pompiers. La police a été repérée en plusieurs endroits, bien qu’elle ait été incapable d’intervenir, la plupart du temps. Le Premier ministre et les membres du gouvernement n’ont pas fait de commentaires, mais le comité d’urgence COBRA continue de diffuser un appel au calme… »

« Je peux avoir des tartines grillées, Lee ? »

« … pour rassurer la population, expliquer que des mesures seraient prises dans le courant de la journée et qu’un retour à l’ordre serait assuré rapidement. Les coupures de la nuit dernière à travers tout le pays ont contribué à alimenter les émeutes et la panique, mais ont été décrites comme une transition temporaire avant que soit mise en place une distribution d’électricité par les autorités régionales compétentes. Un porte-parole de COBRA nous a confirmé qu’au cours des jours prochains, le pays bénéficierait d’une quantité moindre d’énergie, la France n’étant plus en mesure de nous exporter son surplus électrique et la Russie interrompant sa distribution de gaz naturel tant que durerait la crise. Un système de rationnement est actuellement établi et la plupart des régions, nous a-t-on assuré, bénéficieront d’un accès à l’énergie pendant une courte période quotidienne. On nous a appris que des réserves d’eau minérale et de nourriture avaient été sécurisées et stockées en attendant que le système de rationnement soit annoncé et instauré. Selon nos informations, la situation est identique dans d’autres pays d’Europe, ainsi qu’ailleurs dans le monde. Toutes les régions ont été aussi durement touchées. En France, les émeutes dans le Sud… »

« Leona, je peux avoir des tart…

— La ferme ! Tu vois pas que j’essaie d’écouter ?

— Mais j’ai faim. Je veux des tartines.

— Et comment tu veux que je fasse griller des tartines, putain ? Hein ? »

Jacob ouvrit la bouche.

« T’as dit un gros mot.

— C’est vrai. Désolée.

— Pas grave, je le dirai pas à papa et maman. »

Leona se sentit coupable de l’avoir ainsi rabroué.

Elle s’accroupit devant lui.

« Non, je suis désolée de t’avoir crié dessus, mon petit singe. C’est juste que les choses vont… enfin, je ne peux pas te faire griller de tartines pour l’instant.

— Parce que le courant est parti ?

— C’est ça, Jakey. Parce que le courant est parti, et qu’il ne reviendra pas avant un bout de temps. »

Jacob acquiesça, les sourcils froncés en essayant d’intégrer cette idée.

« Mais alors… si le courant est parti, comment papa et maman vont rentrer ? Ils ont besoin de courant pour rentrer. »

Leona sentit les larmes lui monter soudain aux yeux. Des larmes de panique et de tristesse. Ils étaient tous les deux quelque part dans la nature. Seuls, chacun de leur côté. Elle n’avait aucun moyen de savoir s’ils avaient des problèmes, s’ils étaient blessés, ou pire.

Seigneur, ne pense pas à ça.

« Ils vont trouver un moyen de rentrer, Jacob, finit-elle par répondre en souriant. Ils vont bientôt rentrer. Tout ce qu’on a à faire, nous, c’est rester ici et les attendre, d’accord ? »

Jacob acquiesça. Mais il savait que sa grande sœur lui racontait un mensonge.

Un bon mensonge.

C’est comme ça que leur mère appelait les mensonges pieux, ceux qui permettaient de rassurer les gens.

« Bon, d’accord. Pas de tartines grillées, alors. »

Leona se redressa, renifla et s’essuya les yeux.

« Et des haricots blancs en sauce tomate, ça te dit ?

— Froids, comme ceux qu’on mange parfois en été ? »