42
22 h 53, heure
locale
Baïji,
Irak
Westley tira Andy par le bras d’un geste brutal, le soulevant presque de terre. De l’autre main, Andy parvint à agripper l’arrière du camion. Westley attrapa son T-shirt dégoulinant de sueur, et hissa Andy sur le plateau où il se retrouva allongé sur le dos, les yeux rivés aux nuages éclairés par la lune.
Dans un craquement et un grincement de métal usé, le camion passa enfin la troisième et s’élança. Westley hurlait au lieutenant Carter de se dépêcher. Le camion ne ralentirait plus pour lui.
Andy se redressa et regarda le jeune officier qui courait avec peine dans le sillage du véhicule. À une centaine de mètres derrière lui, la foule les poursuivait encore, furieuse.
« Allez, bougez-vous, lieutenant ! » s’écria-t-il.
Le lieutenant Carter jeta son casque et son fusil, et martela le sol de ses bottes, le visage contracté sous l’effort. Ses bras fendaient l’air et, au grand étonnement d’Andy, il prit de la vitesse et commença à se rapprocher du camion. Andy descendit sur le pare-chocs arrière aux côtés de Westley, le bras tendu. Carter était si épuisé qu’il aurait besoin de deux hommes pour le tirer à bord, il n’aurait plus la force de se hisser tout seul. Quand ils l’attraperaient, il serait un véritable poids mort.
« Allez ! cria Andy. Vous y êtes presque ! »
Carter accéléra encore et leva la main vers eux, ses doigts frôlant ceux d’Andy.
Une explosion écarlate jaillit de son torse. Le jeune homme trébucha et chuta.
« Non ! »
Carter sembla rétrécir alors que le camion continuait sa course en brinquebalant, l’abandonnant derrière lui. Il était touché. Andy le vit se remettre sur pied, comme ivre, les mains pressées contre sa poitrine. C’était terminé. Il le voyait à son visage. La blessure paraissait grave.
« Oh, merde ! Oh, merde ! Putain, il est mort. »
Carter tomba à genoux, mais garda la tête haute. Andy savait que la foule arriverait sur lui bien avant que sa blessure ait eu raison de lui.
« Putain, c’est la merde », grogna Westley.
Andy se redressa et attrapa un SA80 à l’arrière du camion. Il se cala tant bien que mal malgré les secousses alors qu’ils traversaient le pont.
«Qu’est-ce que vous… » eut à peine le temps de dire Westley alors qu’Andy vidait le chargeur.
La terre gicla autour de Carter. La plupart de ses balles manquèrent leur cible mais deux d’entre elles atteignirent Carter et l’abattirent. Au grand soulagement d’Andy, il semblait étendu à terre, sans vie.
L’un des soldats à l’avant du camion cria : « Accrochez-vous ! Barrage ! » Quelques secondes plus tard, le camion s’écrasait contre la carcasse calcinée d’une petite voiture, l’écartant sans difficulté dans un nuage d’étincelles, de suie, de fumée et de peinture brûlée.
Leur véhicule rugit en passant devant des miliciens qui plongèrent tous à l’abri du camion en mouvement et du châssis de la voiture. Ils traversèrent le pont dans un grondement de ferraille et Andy observa le barrage, la ville sombre et immobile, et la foule enragée qui rapetissaient derrière eux. La dernière chose qu’il distingua à travers le viseur infrarouge fut la masse de gens rassemblés autour du cadavre de Carter, leurs silhouettes se découpant contre le feu lointain.
Son esprit rejouait déjà la scène au ralenti.
Il sentit qu’on lui collait une claque dans le dos et il se retourna pour voir Mike assis derrière lui. « T’as bien fait. »
Andy regarda sa montre. Il était 23 h 30. Ils ne voyaient ni, plus important encore, n’entendaient rien dans le ciel nocturne.
« Je crois qu’ils ne viendront pas, lâcha Andy.
— T’es sûr que le lieutenant Carter avait dit qu’ils viendraient ici ? demanda Mike. À 23 heures ?
— Certain. »
De nombreuses raisons avaient pu empêcher le Chinook de venir les chercher. Il avait peut-être essayé d’atteindre le point de rencontre mais avait été détourné, ou pire, abattu, par un missile au sol. Ou peut-être leur sauvetage avait-il été considéré comme trop risqué, et les avait-on abandonnés ? Peu importait. Ils étaient foutus.
« Les gars se demandent tous ce qu’on va faire maintenant, commenta Mike. Ils viennent de perdre leurs deux supérieurs, ils ont la trouille. »
Mike avait raison. Les soldats à l’arrière du camion n’étaient que des gamins : 19,20,21 ans… pour la plupart. Andy en avait 39, il aurait pu être le père de bon nombre d’entre eux. Ils le regardaient, à présent, deux rangées d’yeux rivés sur lui de part et d’autre du plateau, et ils voulaient savoir ce qui se passerait ensuite.
Mike lui parla à voix basse.
« C’est toi qu’ils regardent, tu en as conscience ?
— Ouais, répondit-il à contrecœur.
— Il faut qu’on réfléchisse à ce qu’on va faire.
— Sans blague… On ne peut pas rouler jusqu’à la piste du K-2. Il faudrait retraverser Baïji », marmonna-t-il en réfléchissant tout haut.
Il leva à nouveau la tête vers le ciel qui venait de s’éclaircir, dévoilant des étoiles scintillantes. Il ne restait plus qu’une seule chose à faire. Il regarda en direction du nord.
« C’est à combien de kilomètres, à ton avis ? demanda Andy.
— Combien de kilomètres jusqu’où ? répliqua Mike.
— Jusqu’en Turquie ? »
Mike écarquilla les yeux et arqua ses sourcils épais.
« Pardon ?
— Si on part vers le nord, on pourra sortir d’Irak et rentrer chez nous en traversant la Syrie ou la Turquie.
— Tu comptes rentrer en camion ? »
Andy se tourna vers lui.
« Ouais. J’ai deux gosses et une femme, ils ont besoin de moi. Je veux rentrer.
— Hum. On ne peut pas faire grand-chose.
— Non. On n’a pas beaucoup le choix. Bon, avec un peu de chance, on tombera sur des soldats… les tiens ou les nôtres. Qui sait ?
— Il doit y avoir environ 250 kilomètres jusqu’à la frontière turque. »
Andy fit la moue.
« À vol d’oiseau, oui. Je dirais plutôt 300 si on veut éviter les grandes villes et l’accès principal vers le nord.
— Et après ? »
Andy haussa les épaules.
« Après, on traverse la Turquie.
— C’est ça, ton plan ?
— C’est ça mon plan. »
Mike sourit, ses dents blanches encadrées par sa barbe noire.
« Putain, t’es sacrément tenace, dans le genre dur à cuire. Je crois que c’est une qualité que j’aime bien chez toi.
— Si on s’en sort et que tu rencontres ma femme, il faudra que tu lui expliques que je suis un dur à cuire, d’accord, Mike ? Parce qu’en ce moment, elle me voit plutôt comme un mou du gland. »
Mike lui colla une claque dans le dos. « Marché conclu. »
Andy lui répondit par un sourire faible.
« Allez, t’as une famille à retrouver », ajouta Mike.
Le sourire d’Andy s’évanouit. « Chaque minute qui passe ici, c’est une minute de plus que mes enfants passent tout seuls. »
Mike acquiesça et jeta un œil vers l’avant du camion.
« Tu ferais mieux d’aller annoncer le plan aux gars. J’ai comme l’impression qu’ils t’ont mis aux commandes.
— Ah, merde alors. Je suis pas sûr d’en être capable. J’arrive même pas à tirer droit avec ce putain de fusil. »
Mike éclata de rire. « T’as tout gâché. L’espace de quelques secondes, t’aurais vraiment pu passer pour un vrai mec. »