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7 h 51 GMT
 
Shepherd’s Bush, Londres

 

 

« Ne sors pas Lee, s’il te plaît ! » gémit Jacob en reposant ses couverts avec force. Ils tintèrent contre l’assiette. Il sauta au bas de sa chaise, contourna la table au pas de course et s’accrocha à son bras. « N’y va pas, s’il te plaît ! »

Elle baissa les yeux vers son petit frère, vers son visage tordu d’inquiétude.

« Écoute Jakey, ça ne craint rien. Les Méchants Garçons ne sortent que la nuit. On est en sécurité pendant la journée, continua-t-elle sans vraiment réussir à se convaincre elle-même.

— Mais la dernière fois que t’es sortie, t’es restée dehors pendant super longtemps. J’ai cru… j’ai cru que t’étais… morte.

— Tout ira bien, Jake. Je vais juste aller voir nos voisins. Tu pourras me regarder depuis la fenêtre de la chambre de Jill, d’accord ? Tu me surveilleras pendant ma petite tournée. »

Jacob la regarda en silence. Son visage était d’une pâleur maladive, il semblait bien plus vieux : sa peau était constellée de crevasses et de ridules causées par une inquiétude constante. Elle se demanda s’il se doutait de ce qui était arrivé à Dan. S’il avait deviné qu’il devait être étendu, mort, quelque part dans une ruelle…

Ne fais pas ça, Leona, pense à autre chose, à n’importe quoi.

Ce n’était vraiment pas le moment d’éclater en sanglots, pas à l’instant où elle essayait de rassurer Jake qui avait les nerfs à vif.

« Tout ira bien. Bon, allez, on finit nos pilchards, d’accord ? »

Elle voulait aller voir chez les Di Marcio, à quelques maisons de là. La nuit passée, la porte de leurs voisins avait été enfoncée. Leona avait entendu des bruits, des bruits effrayants. C’en avait été trop pour elle, elle avait pris Jacob dans ses bras et l’avait emmené avec elle dans la chambre du fond d’où on entendait moins le raffut occasionné par les pillards.

Quand ils eurent terminé leur petit déjeuner, elle sortit sur le perron et son cœur s’arrêta de battre un instant. Elle remarqua des lacérations dans la peinture verte de leur porte, autour de la serrure. Quelqu’un avait essayé de la forcer en silence. Elle se demanda si un ou deux membres du gang avaient voulu visiter une maison tout seuls, pendant que leurs collègues étaient occupés ailleurs. Ou était-ce quelqu’un d’autre ?

Peu importait : leur tour allait bientôt venir, ils seraient peut-être même les prochains. Les imaginer, tous, les Méchants Garçons, entrer dans leur maison, leurs cris rauques, les entendre briser ou voler les objets… et puis ils trouveraient Jacob, et ils la trouveraient elle…

Le temps lui était désormais compté.

Elle voulait absolument trouver d’autres personnes pour constituer un groupe. Elle était prête à partager les boîtes de conserve et l’eau qui leur restait. Les réserves ne dureraient pas aussi longtemps que prévu, mais elle échangerait volontiers une semaine de nourriture contre un groupe rassurant, un groupe d’adultes, si possible, de gens plus âgés.

Leona se remémora un rêve de jeunesse : vivre dans un monde peuplé uniquement d’adolescents – beaux, jeunes, vivants, énergiques et drôles. Elle avait écrit une rédaction sur ce sujet, à l’école. Un monde qui ne serait qu’une longue fête, sans personne pour donner des ordres, sans parents pour leur dire à quelle heure devait se terminer la fête ou leur demander de baisser la musique, ou leur conseiller quelle quantité d’alcool boire, ou les obliger à se lever tôt le lendemain matin afin de ne pas arriver en retard en cours.

Elle lâcha un rire faible. Eh bien, voilà, elle venait de voir son rêve devenir réalité sous ses yeux, au cours des dernières nuits. Mais ce n’était pas un rêve – c’était un cauchemar, et il lui rappelait un livre qu’elle avait lu en cours de littérature.

Sa Majesté des Mouches.

Elle longea la courte allée jusqu’au portillon. Les déchets commençaient à s’amonceler dans la rue. Il n’y avait pas que des bouteilles et des canettes, mais aussi des morceaux de meubles, des ustensiles de cuisine cabossés. Un matelas était posé en plein milieu de la chaussée, maculé d’alcool, de sang et d’autres choses qu’elle ne tenait pas franchement à identifier.

C’était leur tanière, là où ils baisaient.

Là où ils retrouvaient les filles du gang, les Schtroumpfettes.

La maison à droite de celle des Di Marcio avait déjà été ravagée, elle en était certaine. Elle les avait vus forcer la porte la veille. Mais son estomac se noua quand elle approcha de celle des Di Marcio. Ils avaient eu des visiteurs, eux aussi. Leona avait espéré pouvoir s’associer avec eux. Elle aimait bien M. et Mme Di Marcio, elle leur faisait confiance. Eduardo Di Marcio était chauffeur de taxi, un Portugais rondouillard dont le rire puissant était communicatif. Il était drôle, mais il savait aussi se défendre. L’année passée, il avait surpris deux gars en train de braquer une voiture garée en bas de leur rue. Des gamins de la cité White City, non loin de chez eux, qui avaient repéré leur rue tranquille. M. Di Marcio leur avait collé une dérouillée à tous les deux. Elle se rappelait vaguement que les gars avaient essayé de porter plainte, mais elle n’était pas certaine que l’affaire avait été portée devant les tribunaux. Mme Di Marcio était mince, toujours bien habillée, elle était cultivée et instruite. Leona regrettait de ne pas avoir accepté leur proposition de partir avec eux et Jacob, mardi dernier. Même si cela aurait impliqué de rater l’arrivée des parents.

La porte des Di Marcio avait été enfoncée.

Elle savait qu’ils n’étaient pas partis. Elle avait vu le rideau bouger, ce mercredi.

Elle se demanda s’ils avaient réussi à s’échapper. Quand la maison voisine avait été pillée, ils avaient peut-être décidé de partir en douce en espérant que quelqu’un les accueillerait chez eux en haut de la rue. S’ils étaient venus frapper chez elle, elle aurait ouvert sans hésitation.

Elle tourna la tête vers la maison de Jill. À l’étage, elle aperçut la petite tignasse blonde de Jacob. Il lui adressa un signe de la main. Elle lui répondit avant de s’engager dans l’allée des Di Marcio.

À l’intérieur, le désordre était effroyable. Le sol était jonché d’objets brisés : assiettes, plats, ustensiles coûteux, les chats en porcelaine qu’affectionnait tant Mme Di Marcio. Les murs étaient éraflés et des pans entiers du beau papier peint avaient été arrachés, remplacés par des graffitis. Dans la cuisine, tous les produits comestibles et les boissons avaient été consommés. Les Méchants Garçons s’étaient abattus là comme un vol de sauterelles.

Leona fut soulagée de ne voir aucune trace de sang ou de violence. Elle inspecta rapidement leur salon et leur salle à manger qui donnait sur une véranda et une petite terrasse au-delà. Tout avait été dérangé, bousculé, retourné ou brisé.

De plus en plus persuadée qu’ils s’étaient enfuis avant l’arrivée des Méchants Garçons, elle décida tout de même d’aller jeter un coup d’œil à l’étage. Elle tenait à s’assurer que les Di Marcio avaient pu sortir à temps. Elle grimpa l’escalier à la hâte, ne voulant pas s’effrayer inutilement en prenant son temps et en grimaçant à chaque craquement de marche.

Elle courut jusqu’au palier supérieur. Pour découvrir les jambes épaisses de M. Di Marcio étendues dans l’embrasure de la porte de leur chambre.

« Oh, mon Dieu, non », gémit Leona. Elle fit quelques pas en avant, contourna le corps et le vit, allongé à terre. Sa tête était contusionnée et meurtrie. Son visage enflé était presque méconnaissable sous les blessures. Mais il avait dû mourir d’hémorragie, causée par les multiples coups de couteau. Il en avait sur le torse, les avant-bras et les mains.

Il avait lutté contre eux à mains nues.

Elle l’imaginait capable de faire cela, parer les coups de ses poings épais, hurlant des injures en portugais. Mais ils l’avaient abattu, lacéré, s’étaient rués sur lui comme une meute de chiens mettant à terre un ours.

« Oh, monsieur Di Marcio », murmura-t-elle.

Elle savait qu’il s’était battu ainsi pour défendre sa femme. Le cœur lourd, elle imaginait ce qu’elle allait trouver dans la chambre si elle enjambait le corps de M. Di Marcio. Elle préféra s’en abstenir. Mais en relevant la tête vers le mur opposé, elle aperçut les jambes nues de Mme Di Marcio dans le miroir brisé d’une coiffeuse. Ses jambes égratignées et meurtries. Une tache de sang séché imprégnait le drap sous elle.

Elle se sentit gagnée par une vague de nausée qui passa rapidement, remplacée par un sentiment de rage irrésistible.

« Bande de connards ! » siffla-t-elle avec fureur. Si elle avait eu une arme entre les mains et qu’un de ces enfoirés s’était trouvé devant elle, elle n’aurait pas hésité à appuyer sur la détente, elle le savait.

« Bande de connards ! » hurla-t-elle. Sa voix résonna contre les murs, puis le silence retomba.

Non, pas vraiment.

Elle entendit un mouvement. Quelqu’un était à l’étage avec elle et, surpris par son cri, avait perdu l’équilibre et avait donné un coup de pied dans un objet qui avait roulé sur le parquet dans la pièce voisine.

Oh, merde, oh, putain, oh, non.

Courir ? Oui.

Elle fit volte-face, contourna les jambes de M. Di Marcio et se lança dans l’escalier. Elle dévala les marches, trébuchant et s’affalant presque. En bas, elle jeta un coup d’œil vers le palier supérieur mais ne vit rien. Elle n’entendit rien, non plus. Elle se précipita vers la porte et émergea dans la lumière matinale.

Elle traversa la rue au pas de course, slalomant entre les meubles cassés jusqu’à la maison de Jill. Elle atteignit le portillon, jeta un autre regard par-dessus son épaule et vit le rideau remuer à l’étage.

Oh, mon Dieu, il y avait quelqu’un.

Elle tambourina à la porte. Un instant plus tard, le loquet glissa et on lui entrouvrit.

« Qu’est-ce qui s’est pa… passé, Lee ? » demanda Jacob.

Elle le dévisagea et se rendit compte qu’il était temps de dire la vérité à son petit frère. « On va être obligés de se défendre, Jake. »

Il ne répondit rien.

« D’accord… d’accord. » Son esprit s’emballa. « Tu as vu le film Maman, j’ai raté l’avion ! pas vrai ? »

Il acquiesça.

« Bon, on va faire pareil, avec les pièges et tout ça. Comme dans le film… juste au cas où les Méchants Garçons tenteraient de rentrer chez nous.

— Mais ils essaieront pas, hein ? »

Leona se sentit trop fatiguée et trop effrayée pour trouver d’éventuels arguments positifs. S’ils venaient ce soir, Jacob devait être au courant.

« Ils vont peut-être venir cette nuit. »

Contrairement à ce qu’elle avait pu craindre, Jake réagit sans aucune nervosité. Il se contenta de hocher la tête et de murmurer : « Bon, alors il faut se préparer. »