27
 
 
15 h 42, heure locale
 
Baïfi, Irak

 

 

Mike baissa les yeux vers le cadavre du jeune homme.

Amal était mort très vite, une minute ou deux à peine après qu’il l’eut traîné à l’abri derrière la Land Cruiser. La balle qui l’avait jeté à terre avait réduit en miettes l’un de ses poumons. Amal était décédé en crachant du sang et en luttant désespérément pour respirer dans les bras de Mike. Son T-shirt, un maillot de Manchester United, était presque noir du sang qui coagulait déjà et séchait dans la chaleur de l’après-midi.

Mike engloutit une gorgée de sa bouteille d’eau. L’infirmier de la section avait fait circuler des bouteilles parmi les hommes une demi-heure plus tôt, et à présent que la situation s’était calmée, il se rendait compte à quel point il s’était déshydraté depuis le matin.

Farid était accroupi à l’ombre du véhicule à quelques pas de lui. Il ne disait rien et fixait le cadavre du jeune homme, mais Mike sentait que le vieux l’étudiait, lui aussi, et tirait des conclusions muettes à son sujet. Il était désagréable de se sentir ainsi jugé, jaugé même, et il décida de briser le silence.

« Si j’ai traîné son cul jusqu’ici, c’est parce qu’il avait nos putains de clés dans sa poche », grogna Mike.

Farid acquiesça sans mot dire.

« Il avait les clés dans sa poche et je ne voulais pas que ces connards mettent la main dessus », ajouta-t-il comme pour clarifier ses propos.

Farid leva enfin les yeux vers le Texan. « Mais tu as pas pris clés à Amal. »

Mike haussa les épaules.

« Clés encore dans sa poche.

— Je les prendrai quand je serai prêt et détendu. »

Les yeux de Farid se plissèrent. « Tu es pas allé le chercher pour clés. »

Mike leva les yeux au ciel d’un air épuisé.

« Bon, ça va, t’as gagné, d’accord ? Je ne suis pas allé le chercher pour récupérer les clés. T’es content ?

— Pourquoi ?

— Pourquoi est-ce que je suis allé le chercher ? »

Le vieil homme hocha la tête.

Mike ouvrit la bouche pour parler avant même de savoir la réponse qu’il allait formuler. «Merde, j’en sais rien. Peut-être parce que le gamin a eu assez de couilles pour courir vers les fusils pendant que nous autres, on restait là à sucer notre pouce comme des gonzesses. »

Il fallut un moment à l’Irakien pour comprendre ses paroles. « Tu es allé le chercher parce qu’Amal était courageux ? »

Mike haussa à nouveau les épaules. « Ouais, peut-être que oui, ça te va ? C’était sacrément couillu de sa part, au gamin. Et c’est pas de bol qu’il n’ait pas réussi à revenir. »

Farid sourit. « Allah sourit devant ton courage. »

Mike éclata de rire.

« Ah, ouais ? Si Allah m’a envoyé pour sauver le gamin, pourquoi est-ce qu’il a accepté qu’il meure ?

— Sa volonté. L’homme peut pas comprendre.

— C’est ça, je m’en doutais, c’est toujours le même raisonnement avec la religion. Des conneries, quoi.

— Pas conneries. Mais plus grand que notre compréhension.

— Ouais, mais c’est toujours cette rengaine merdique que nous servent les imams et les kamikazes. C’est la volonté divine. Qui sommes-nous pour la remettre en question, ou pour essayer de la comprendre ? Ça ouvre la porte à tout un tas d’abus, tu crois pas ?

— Oui. Les hommes mauvais font ça. Les imams qui enseignent la violence contre les autres. C’est mal. C’est haram. Comme les hommes qui tuent avec bombes, fusils… ou tanks, hélicoptères. Tuer au nom d’Allah, c’est pire péché de tous. »

Mike regarda le vieil homme avec surprise.

« C’est la première fois que j’entends l’un d’entre vous dire ça.

— On est beaucoup à dire ça. Mais les images de nos frères qui brûlent drapeau américain, qui tirent en l’air, les pécheurs qui appellent au jihad, qui crient à la guerre et à la mort, c’est ça qu’ils montrent à la télé, hein ? »

L’Américain fit la moue.

« Peut-être.

— Coran enseigne la paix avant tout. »

Andy s’accroupit contre le mur un peu plus loin et essaya de recomposer le numéro de Leona, mais l’écran de son téléphone clignota à mi-chemin. Et voilà, cette saloperie s’était éteinte. Il le remit dans sa poche et jura tout bas.

Il ne savait pas si Leona avait vraiment compris qu’elle ne devait pas rentrer à la maison. Il le lui avait dit, oui, mais s’ils avaient pu avoir quelques secondes de plus pour discuter, il lui aurait expliqué pourquoi.

Ils l’observaient. Il s’en était douté, mais n’avait jamais réussi à se convaincre qu’ils – peu importait qui ils étaient – se donneraient tant de mal.

Mais qui étaient-ils, bon sang ? Longtemps après leur voyage à New York, Andy soupçonnait d’avoir eu affaire à une section obscure de la CIA. Il avait lu suffisamment de choses à leur sujet au cours des dernières années pour être plus qu’effrayé. Et pour savoir qu’il ne fallait pas déconner avec eux.

Voilà qu’il se demandait à présent s’il avait vraiment eu affaire à la CIA.

Dans le cas contraire, qui pouvait bien se trouver dans cette putain de chambre d’hôtel ?

Andy repensa au dernier samedi, deux jours plus tôt. Assis dans sa chambre à Haditha, il était devant l’ordinateur et lisait ses mails. Il avait été agréablement surpris de voir que Leona lui avait écrit. Le message avait été bavard mais court, c’était typique d’elle – elle réservait les longues missives à Jenny – mais n’avait pas mentionné de visage mystérieux. Et Seigneur, il s’en serait souvenu, s’il avait lu cela dans son mail.

Aucun doute là-dessus. L’évidence l’avait saisi à l’instant où elle lui en avait parlé au téléphone, plus tôt dans la matinée.

Ils lisent mes mails.

Le message de Leona avait été censuré. Andy aurait aimé interroger Leona davantage au téléphone, il aurait voulu lui demander où elle l’avait aperçu, avec qui, dans quelles circonstances.

Qu’avaient-ils intercepté d’autre ? Il baissa les yeux vers son portable éteint.

Et merde.

Andy sentit un vent de panique souffler sur lui.

Je lui ai dit de ne pas rentrer à la maison. Je lui ai dit d’aller chez Jill. Mais je n’ai pas dit qui était Jill, si ? Je n’ai pas dit où habitait Jill, si ?

Il était sûr de n’avoir rien dit de tel. Bien sûr que non. Leona connaissait très bien Jill.

Peuvent-ils deviner qui est Jill ? Est-ce qu’elle figure dans notre répertoire téléphonique à la maison ?

Certainement pas… non, absolument pas. C’était la copine de Jenny, elle connaissait son numéro de tête, il figurait seulement dans les numéros enregistrés sur leur téléphone fixe. Le répertoire était réservé aux membres de la famille, aux connaissances, aux personnes à qui l’on adressait les cartes de vœux un peu moins luxueuses.

Leona et Jake y seront en sécurité pour l’instant. Jill veillera sur eux.

Tant que Leona lui obéissait. Tant qu’elle ne s’approchait pas de chez eux, elle et Jake seraient en sécurité. En théorie. En ce qui le concernait, plus vite il les rejoindrait, mieux ce serait. Chaque heure, chaque minute qui passait était de trop.

Andy regarda autour de lui et étudia la situation. De la fumée s’élevait encore des décombres devant le portail. La section britannique était réduite à un groupe de quelques jeunes garçons effrayés et au lieutenant Carter, seul, loin de ses repères et terrifié.

Il faut absolument que je trouve un moyen de rentrer.

Il traversa la cour jusqu’à l’officier. De près, il remarqua qu’il tremblait, secoué par le combat récent. Il leva les yeux vers Andy.

« Ils ont f… failli nous avoir. Putain, ils ont failli passer. »

Andy s’accroupit à ses côtés.

« Mais vous nous avez sortis de là.

— C’est Bolton qui nous a sortis de là. »

Andy chercha le sergent des yeux. Sans lui, les hommes seraient perdus. Il aperçut Bolton qui se faisait soigner par l’infirmier, le caporal Denwood. Le sergent frappait le sol du poing avec colère et insultait l’infirmier qui pansait la plaie.

C’était plutôt encourageant.

Andy remarqua les quelques soldats qui observaient Carter ainsi prostré et qui sentaient le désespoir dans son attitude.

« Ils vous regardent, vous savez », lui dit-il à voix basse.

Carter leva les yeux vers ses hommes, rassemblés en petits groupes fatigués et haletant, s’abritant derrière les murs d’enceinte et les carcasses fumantes des véhicules. Il voyait le blanc de leurs yeux au milieu de leurs visages couverts de suie, des yeux qui l’évitaient dès qu’il croisait leur regard.

« Vous avez raison.

— Si vous perdez le contrôle de vous-même, on est tous morts.

— On est tous morts, de toute façon. Ils n’enverront pas de renfort pour nous tirer de là.

— Vous avez réussi à recontacter votre bataillon ?

— J’ai eu Henmarsh à nouveau, au QG. Ils ont déjà évacué la moitié des hommes qui tiennent le K-2. Leur périmètre de sécurité commence à se réduire sérieusement. On dirait bien qu’ils subissent pas mal d’attaques. »

Carter retint un rire guttural et sinistre.

« La milice a flairé notre sang. Ils savent tous que l’armée s’en va. C’est l’heure de faire la fête, pour eux. Tout ce que peut faire le QG, c’est de nous envoyer un hélicoptère Chinook qui nous attendra aux abords de la ville.

— Putain, bon, eh bien, le voilà, notre billet de retour à la maison !

— Vous déconnez, là ? » soupira Carter.

Andy leva les yeux vers l’unique issue de leur enceinte. Le portail était tordu et avait fondu sous la chaleur dégagée par la carcasse du camion. Il était impossible de faire bouger cet obstacle pour permettre à leurs derniers véhicules de ressortir.

« Si on se casse d’ici, ce sera à pied, marmonna Carter. Et ils nous abattront avant même qu’on ait parcouru vingt mètres. »

Andy se pencha vers lui, le visage soudain déformé en une grimace hargneuse.

« Je refuse de rester assis ici à attendre qu’on me presse comme un citron.

— Vous voulez partir ? Très bien, prenez mon fusil, si vous voulez. La sortie est par là. Vous serez morts en trente secondes.

— Mais on est morts si on reste ici. »

Carter haussa les épaules.

« C’est un peu pourri comme situation, hein ?

— Merde ! Je ne vais pas me contenter de ça, mon pote. Je ne peux pas me permettre de baisser les bras. Il faut absolument que je rentre chez moi.

— On veut tous rentrer chez nous, mon pote. »

Andy cracha de la poussière puis leva les yeux vers les murs.

« Ils vont l’envoyer où, ce Chinook, si on leur demande ?

— N’importe où, en dehors des limites de la ville.

— Pourquoi pas au bord du Tigre, sur la route qu’on a prise ce matin ? »

Carter acquiesça d’un air épuisé.

« Ils vont tenir encore combien de temps, au K-2 ?

— Aucune idée. Autant de temps qu’il faudra pour terminer l’évacuation du bataillon.

— Jusqu’à ce soir ?

— Peut-être.

— On aura un peu plus de chance la nuit, pas vrai ? » Andy ramassa le SA80 de Carter. « Après tout, ces trucs-là ont des viseurs infrarouges pour la vision de nuit, non ? »

Carter le regarda. Pour la première fois de la journée, Andy devina une minuscule esquisse de sourire sur les lèvres du jeune homme. « Ouais… Et eux, ils n’en ont pas. »