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18 h 00 GMT
Station-service de Beauford
Jenny arpentait l’arrière de la station où il faisait plus sombre et plus frais, à l’abri des rayons éblouissants du soleil qui transperçaient la baie vitrée à l’avant. La salle du fast-food ressemblait à une serre.
Elle sortit son portable, l’alluma et essaya une fois encore de capter un réseau. Il n’y en avait aucun, évidemment, et il ne lui restait qu’une minuscule mais précieuse quantité de batterie. Elle éteignit le téléphone pour l’économiser au maximum et jeta un regard gêné autour d’elle pour s’assurer qu’elle était seule avant de joindre les mains.
« Seigneur, je t’en supplie, s’il te plaît, veille sur mes enfants, chuchota-t-elle. Je sais que je ne suis pas croyante, mais s’il te plaît… si tu… si jamais tu existes, je t’en prie, veille sur eux. »
Mais qu’est-ce que je fous ?
Jenny n’avait jamais cru en Dieu. Jamais. C’était un de ses points communs avec Andy : deux athées, fiers de l’être. Ils étaient même allés à l’école primaire de Leona – une école privée – pour se plaindre du contenu religieux excessif dont on gavait les élèves comme des oies. Un foyer d’athées, c’est ce qu’ils avaient toujours été. Et voilà qu’elle priait, bon sang de bon Dieu.
Je m’en fous. Je prie si j’en ai envie.
Il y avait toujours une chance, une infime possibilité qu’il y ait une part de vérité dans ces idioties religieuses.
Peu importe, quand il s’agit de vos enfants, vous êtes prêts à faire n’importe quoi, non ? Prêts à vendre votre âme au diable… s’il existe, évidemment.
« Je n’aurais jamais imaginé que vous seriez une grenouille de bénitier. »
Penaude, Jenny rabaissa les mains d’un geste brusque. Elle scruta les alentours et aperçut Paul dans une alcôve sombre où s’alignaient les machines à jeu.
« Il ne s’agit pas de ça, répondit-elle, sur la défensive. C’est juste que… je suis vraiment désespérée, j’imagine.
— Oui, bien sûr, vous avez des enfants, non ? dit Paul en passant la main sur un siège de conducteur en plastique d’un jeu de course. Moi, je n’en ai pas, alors ça me facilite les choses.
— Oui, c’est vrai. Qu’est-ce que vous faites dans le noir ? »
Il se tourna vers les jeux et tapota le fauteuil en vinyle. « J’ai vu qu’ils avaient installé un Toca Rally 2. Quand j’étais ado, j’y jouais beaucoup. J’y ai consacré pas mal d’argent. C’est un classique du jeu de course. Il est vieux, maintenant… un truc comme ça, c’est une pièce de collection. »
Jenny acquiesça, l’écoutant d’une oreille distraite.
Il soupira.
« Vous savez, je n’arrive pas à imaginer un monde sans électricité… sans courant. Il y a tant de choses auxquelles on est habitué, pas vrai ? On les perd pendant quelques jours et… regardez-nous. De vrais hommes de Cro-Magnon. Quand tout reviendra à la normale, je…
— Qui vous dit que tout reviendra à la normale ?
— C’est une évidence. Les choses finissent toujours par s’arranger.
— Je crois que tout risque d’être différent, après ça.
— Ah, ouais ? Comment ça ?
— Je ne sais pas… je crois que… eh bien, il y a un truc que mon mari Andy répétait sans arrêt. »
Paul pencha la tête, intéressé.
« Continuez.
— Il dit que le pétrole est la version contemporaine de l’économie romaine esclavagiste. On s’y est habitués. Il fait tout pour nous. Il crée l’énergie, on l’utilise pour fertiliser nos cultures, pour fabriquer des pesticides, des médicaments, une quantité faramineuse de matière plastique… on utilise le pétrole dans presque tout. Mais je me rappelle ce qu’il m’a dit, un jour : un économiste avait calculé à quel point le pétrole nous mâchait le travail et il avait converti tout ça en main-d’œuvre esclave. Il avait comparé notre économie du pétrole avec l’économie romaine esclavagiste.
— Désolé, mais je ne comprends pas bien.
— Eh bien, disons que vous rentrez du travail et que vous voulez laver votre chemise pour le lendemain. Vous la jetez dans votre machine, puis dans votre séchoir, non ? Et en attendant, vous vous faites une tasse de thé, vous regardez la télé et mettez un plat surgelé au micro-ondes. Eh bien, transposons tout en quantité d’esclaves. Il vous en aurait fallu un pour prendre votre chemise, fendre du bois pour faire un feu, chauffer l’eau et laver votre vêtement. Il en aurait fallu encore un pour chasser et rapporter votre nourriture pour le dîner, un autre pour allumer un feu dans la cuisine afin de faire bouillir l’eau de votre thé et cuire votre repas. D’autres esclaves pour vous divertir à la place de la télé. Et n’oublions pas les quatre ou cinq esclaves qui vous auraient ramené chez vous après le travail, au lieu de votre voiture. Bref, vous comprenez, maintenant ? L’économiste avait calculé qu’un Occidental moyen aurait besoin de quatre-vingt-seize esclaves pour lui permettre d’assumer le train de vie quotidien auquel il s’était habitué.
— Quatre-vingt-seize esclaves ?
— Quatre-vingt-seize esclaves pétroliers. Même le plus pauvre de notre pays, le plus pauvre a sa propre équipe d’esclaves : une télé, le chauffage électrique, l’eau chaude, une bouilloire, des luxes inespérés dont osaient à peine rêver les aristocrates les plus fortunés des siècles passés. »
Jenny fit un geste en direction de M. Stewart et de ses employés, assis au soleil.
« Regardez-les, regardez-nous, tous autant que nous sommes… on vient de nous confisquer nos esclaves. On ressemble à ces aristocrates poudrés qui, après la Révolution française, cherchaient refuge loin de leurs serviteurs et qui se trouvaient bien incapables d’attacher leurs propres lacets.
— Presque incapables, rétorqua Paul.
— Ah, oui ? Qui, parmi nous, connaît les gestes élémentaires de survie ? Qui saurait produire ses propres aliments ? Planter un potager pour manger à sa faim tout au long de l’année ? Localiser l’eau potable ? Soigner une petite égratignure pour qu’elle ne s’infecte pas ? Faire du pain ? »
Paul sourit.
« À vous écouter, on est au bord de l’apocalypse. Le pétrole recommencera à couler. C’est juste un contretemps.
— J’espère que vous avez raison. Mais ce contretemps dure déjà depuis quatre jours. Vous imaginez ce qui se passerait, s’il durait deux semaines ? »
Le sourire de Paul s’effaça légèrement.
« Ou même un mois ? »
« Qu’est-ce que vous regardez ? » demanda Jenny.
Ruth se tourna et lui désigna la voiture solitaire garée le long du camion sur le parking des employés.
« Ça.
— Pourquoi, qu’est-ce qu’il y a ?
— La super baie vitrée en Plexiglas de M. Stewart pourra supporter quelques jets de brique, mais je ne suis pas trop sûre qu’elle tiendrait le coup si on y précipitait une satanée voiture, ou encore moins ce camion.
— Oh, mon Dieu, vous avez raison.
— Il est où, d’ailleurs, cet idiot ? »
Elles regardèrent autour d’elles et virent le responsable qui supervisait la distribution de thé, remplissant avec soin des gobelets en polystyrène à l’aide d’un grand récipient métallique. Ruth renifla, amusée.
« Qu’est-ce qui vous fait rire ?
— Vous savez à qui il me fait penser ? »
Jenny hocha négativement la tête.
«Vous vous souvenez de la série Dad’s Army ? J’adorais la regarder. Il me fait penser au capitaine Mainwaring… un bon gars qui fourre son nez partout et qui adore jouer les héros. »
Jenny pencha la tête, dubitative.
« Vous vous souvenez de l’épisode où ils se retrouvent coincés au bout d’une jetée, la nuit ? insista Ruth. Le capitaine Mainwaring prend en charge la distribution de leurs rations – un sachet de bonbons à la menthe chacun. »
Jenny parvint à afficher un sourire blême.
« Oui, ça y est, je vois de quoi vous parlez.
— Vous n’avez pas l’impression qu’il adore ça ? Qu’il adore l’idée de pouvoir mener sa petite troupe à travers cette crise ? Contrôler les rations et décider de la quantité à attribuer à chacun. Ça lui donne un sacré sentiment de puissance. »
Jenny voyait à quel point il était pompeux et ridicule, mais la petite voix de la raison intervint.
Peut-être, mais il agit intelligemment, non ?
Rationner dès le départ… parce que…
C’est vrai, parce que personne ne sait combien de temps durera la situation.
Il avait fini de servir le thé à ses employés et s’approchait d’elles, deux gobelets et le récipient métallique dans les mains.
« Un thé ? »
Ruth et Jenny acquiescèrent et il les servit.
« Vous pensez que les gamins vont revenir ? Ceux qui ont tabassé Julia ?
— Oui, je pense que oui. »
Ruth fit un geste en direction de la baie vitrée. « Votre beau Plexiglas supportera encore une nuit de caillassage, mais je ne crois pas qu’il tiendrait le coup devant un camion. »
Le responsable observa l’énorme véhicule garé devant… et il blêmit.
« Ouais, continua Ruth. Je suis sûre qu’un de ces imbéciles finira par en avoir l’idée. Et je suis presque certaine aussi qu’au moins un d’entre eux sait faire démarrer une voiture ou un camion sans les clés. »
Stewart acquiesça, les yeux écarquillés d’inquiétude. L’assurance énervante qu’il affichait jusque-là venait de s’évanouir. « Euh… peut-être que quelqu’un pourrait sortir pour les immobiliser ? »
Ruth arqua les sourcils. « Ah, ouais ? On sort en douce et on les met hors course, vite fait bien fait ? Vous vous portez volontaire ? »
M. Stewart s’agita.
« Bien sûr, je… je… mais alors, quelqu’un devra… euh… s’occuper de mes employés.
— Hum, j’étais sûre que vous diriez ça », se moqua Ruth.
Jenny eut une idée.
« On pourrait garer le camion juste devant la baie vitrée. Je pense qu’il doit la dissimuler complètement en longueur.
— Oui… répondit M. Stewart. Oui, je crois que vous avez raison.
— Et ça les empêchera de précipiter la voiture contre la vitre, ou de jeter d’autres projectiles.
— Oui, c’est une très bonne idée, affirma le responsable. Alors… euh… qui va sortir pour le conduire jusqu’ici ?
— Plus important encore, ajouta Ruth, qui sait conduire un engin pareil ? J’ai jamais rien manié d’autre que ma petite voiture.
— Et on n’a pas les clés, intervint Paul qui vint les rejoindre au milieu du hall. Sauf si quelqu’un sait comment démarrer sans. J’imagine que ça doit être un peu plus compliqué que démonter le volant et faire des étincelles avec deux fils électriques.
— J’ai les clés, annonça M. Stewart. Elles sont pendues dans mon bureau. C’est le camion de Big Ron. C’est un de nos habitués. Il y a deux soirs de ça, il avait trop bu dans la cabine de son véhicule, mais il prévoyait quand même de reprendre la route. Je lui ai confisqué ses clés.
— Il est ici ? demanda Jenny.
— Non, je ne sais pas où il est. Il devait prendre une chambre au Lodge, à deux kilomètres d’ici. Je ne l’ai pas revu depuis que les problèmes ont commencé. »
Paul se tourna pour regarder le parking.
« Bon, il faut qu’on fasse ça maintenant, avant qu’ils reviennent ce soir pour s’amuser encore un peu.
— Je vais vous chercher les clés.
— Quoi ? s’écria Paul en hochant la tête, gêné. Je… euh… je ne sais pas conduire. »
Jenny, Ruth et M. Stewart le dévisagèrent.
Il haussa les épaules. « Je n’ai jamais appris. Je fais du vélo. Je voyage en train, en taxi. Je n’ai jamais eu besoin d’apprendre. »
Ruth scruta Paul, les yeux plissés. « J’irais volontiers, si je savais conduire ce genre d’engin. Mais je risque d’emboutir le bâtiment si je prends le volant. » Elle s’adressa à Paul :
« J’ai pas peur de sortir, moi.
— Quoi ? Mais moi non plus ! »
Les regards convergèrent vers M. Stewart.
«Eh bien, je le ferai mais… quelqu’un devra s’occuper de…
— De vos employés. Ouais, on est au courant, lâcha Ruth d’un ton sec.
— Je vais y aller, déclara Jenny à contrecœur. J’ai déjà conduit une camionnette. »
Il fallut un moment à M. Stewart pour retrouver les clés et, dix minutes plus tard, réchauffée par le soleil, Jenny traversait le parking à la hâte en direction du camion. Elle observait les alentours à l’affût d’un éventuel rassemblement de foule. Elle balançait la batte de criquet que M. Stewart lui avait donnée, la faisait claquer contre la paume de sa main en espérant que le geste dissuaderait le moindre adolescent boutonneux caché dans les parages.
L’absence de bruit et de mouvement était déroutante. Elle n’entendait que le piaillement des oiseaux nichés dans les arbustes malingres en bordure du parking et le croassement d’un corbeau très haut dans le ciel limpide.
Une scène idyllique… si seulement ce n’était pas si irréel. Aucun bruit de circulation. C’était si étrange.
Elle pressa le pas, se retournant un instant pour regarder la baie vitrée et apercevoir une rangée de visages pâles qui lui faisaient signe d’avancer.
Elle atteignit enfin le camion, déverrouilla la portière et se hissa dans la cabine. Il y faisait une chaleur étouffante. Les nuages s’étaient dispersés dans l’après-midi et le soleil avait pu entrer à loisir par le large pare-brise.
Il y avait une sacrée odeur, aussi. Ça puait la sueur, la cigarette et les kebabs moisis. À dire vrai, la cabine de ce poids lourd sentait exactement comme elle l’avait imaginé.
Ça sentait le mec.
Elle inspecta le tableau de bord, sa disposition si inhabituelle. Jenny avait conduit une camionnette, une fois, il y avait de cela très longtemps, au temps de son voyage à pied en Inde. Cette expérience ne l’aiderait pas franchement, mais elle était un peu plus qualifiée pour tenter le coup que les autres, restés à l’intérieur.
« Allez, putain, où est le contact ? » murmura-t-elle avec impatience.
Elle finit par le trouver.
Elle s’apprêtait à y insérer la clé quand elle entendit un coup contre la portière. Elle sursauta. Elle regarda par la fenêtre et vit des personnes massées en contrebas. Hommes et femmes de tous âges, ils auraient très bien pu être les premiers piétons que vous auriez croisés sur le trottoir de n’importe quelle ville.
« Salut, la belle. Vous voulez bien ouvrir ? » demanda un homme.
Jenny baissa la vitre, envahie peu à peu par une montée d’adrénaline.
« Ouais ? Qu’est-ce que vous voulez ? grogna-t-elle d’un ton qui, espérait-elle, pouvait la faire passer pour la propriétaire du véhicule.
— C’est votre camion ? » s’enquit l’homme.
Il devait avoir la trentaine et un tatouage délavé ornait son biceps gauche, un de ces motifs celtes intriqués qu’Andy avait failli se faire tatouer. Jusqu’à ce qu’il aperçoive celui de David Beckham dans une pub où il était habillé, allez savoir pourquoi, en gladiateur.
« Ouais, c’est à moi. Je me barre d’ici, gronda-t-elle, non sans grimacer intérieurement en entendant son imitation pitoyable de camionneuse virile.
— Les routes sont bloquées. L’armée et la police ont tout barricadé. Vous feriez mieux de rester tranquille ici, ma belle.
— Ah, ouais ? Ben, je vais quand même tenter ma chance. Y a que dalle, ici. Juste une putain de station-service, mais ils veulent pas me laisser entrer. »
L’homme jeta un œil vers le bâtiment.
« Ouais. Ces connards d’égoïstes veulent pas ouvrir. On a plus d’eau courante et on crève tous de soif. Merde… y a des gens, je vous jure…
— Ouais. Mais y a pas moyen d’entrer. Tout est verrouillé. Et puis c’est du solide. Connards.
— On est venus hier soir pour demander un peu de nourriture. On a plus rien chez nous. Y a qu’un buraliste qui vend des clopes et des bonbons, et tout a déjà été vidé. »
Elle lui adressa un sourire compatissant.
« Ouais, c’est fou. Qu’est-ce qui se passe, hein ?
— C’est incroyable, putain. Tout est normal et en une minute, tout le monde pète les plombs. Y a plus de bouffe nulle part parce que ces connards gardent tout, juste parce qu’ils sont arrivés les premiers.
— Je pense que c’est partout pareil, y a pas qu’ici, répondit-elle.
— Ouais, peut-être. Bref. On a formé une sorte de coopérative dans la cité de Runston. Y a des vieux, des mères de famille et des gosses qui commencent à avoir faim. »
Il se tourna vers le bâtiment.
« Y a un sacré paquet de bouffe là-dedans et ils devraient partager avec nous. Mais leur putain de directeur veut rien lâcher.
— Ouais, quelle bande d’égoïstes, rétorqua Jenny. Bon, eh bien, bonne chance, mon pote. J’espère que vous aurez plus de bol que moi. »
Elle s’apprêta à remonter sa vitre.
« Attendez, ma belle », lança l’homme en posant la main sur l’arête du verre.
Elle s’interrompit.
« Quoi ?
— Vous pouvez nous aider.
— Je vois pas comment. Ils me laissent pas rentrer non plus, alors je vais aller voir s’il y a pas un autre…
— Ecoutez, ma belle. Vous pourriez enfoncer leur devanture. C’est juste du plastique. On pensait que c’était du verre, hier, mais ça pétait pas. Les projectiles rebondissaient dessus. Vous pourriez enfoncer votre camion juste à côté de l’entrée. Ce serait pas grand-chose, une simple marche arrière. Ça n’abîmerait même pas votre monstre. »
Jenny fit semblant de considérer la proposition tandis que l’homme gardait une main méfiante sur la vitre. Derrière lui, les gens la dévisageaient avec espoir. Un groupe de personnes tout à fait normales et inquiètes, très différentes du « gang de racailles » qu’avait dépeint M. Stewart. C’étaient peut-être des gamins de passage, ou des enfants de la même cité qu’eux ? Quoi qu’il en soit, ils essayaient seulement de survivre et ils n’étaient pas différents des quelques veinards qui travaillaient dans la station le soir où les événements s’étaient déclenchés.
Jenny se demanda au nom de quoi M. Stewart décidait qui avait droit à la nourriture, et qui n’y avait pas droit. Pourquoi les avait-il laissés entrer, Paul, Ruth et elle, et pourquoi refusait-il d’aider ces gens ?
Question d’apparence, sans doute. Ruth dans son tailleur sombre, Paul et son costume élégant, moi qui m’étais mise sur mon trente et un pour passer un entretien d’embauche. Aucun tatouage, aucun vêtement de sport, aucun problème.
Voilà à quoi cela se résumait, du moins pour quelqu’un comme M. Stewart.
Les gentilles personnes bien habillées peuvent entrer. Mais ces abrutis de la cité ? Qu’ils crèvent de faim.
Jenny tourna la tête. Elle voyait beaucoup, beaucoup de monde émerger de la bordure d’arbustes, longer la voie d’insertion, se rassembler en petits groupes sur le parking. S’il y avait eu des piles de bric-à-brac sur le sol et une rangée de Ford Escort, on aurait pu se croire à une brocante.
« Qu’est-ce que vous en dites ? » demanda l’homme.
Jenny s’agita, gênée. Ces gens méritaient une part de ce que recélait la station, tout autant que les employés à l’intérieur. Mais ils étaient trop nombreux – presque une centaine et elle s’attendait à en voir arriver davantage. Elle imaginait la foule qui grandirait à la vitesse de l’éclair quand la rumeur aurait atteint les autres cités et les villages bordant cette portion anonyme de l’autoroute, au milieu de nulle part.
Peut-être que M. Stewart nous a laissés entrer parce qu’on n’était que trois ?
Jenny regarda autour d’elle. D’ici quelques heures, ce parking serait envahi de gens qui se masseraient contre la baie vitrée, qui mendieraient de l’eau et de la nourriture, et quand ils verraient qu’à l’intérieur, on buvait du thé et on mangeait des hamburgers… leur frustration se transformerait très vite en colère et en rage.
Et s’ils trouvaient un moyen d’exploser la baie vitrée ?
« Non, désolée, mon pote. » Elle remonta la vitre et mit la clé dans le contact.
« Putain ! cria l’homme derrière la portière, son attitude sympa et on-est-dans-la-même-merde-vous-et-nous très vite remplacée par une agressivité flagrante. Putain, mais on vous demande juste un petit coup de main ! »
Ses cris furent noyés par le rugissement rauque du moteur qui se mit à ronfler bruyamment. Jenny enfonça l’accélérateur, le camion hurla et cracha un nuage de fumée.
« Désolée ! » cria-t-elle. Puis dans un bond qui arracha presque le bras tatoué de l’homme encore accroché à la portière, elle fît marche arrière et s’éloigna de l’attroupement devant la baie vitrée.
Le camion recula en sautillements déments, tressautant sur ses amortisseurs tandis qu’elle luttait pour s’habituer au jeu des pédales. La foule qui s’était rassemblée sur le parking s’écarta d’un bond de son chemin.
Elle se dit qu’elle venait sûrement de griller sa couverture de camionneuse et propriétaire du véhicule. Même si le gars tatoué n’avait jamais semblé gober son histoire.
Sans aucun obstacle ni aucun piéton à écraser, elle braqua l’énorme volant et fit bifurquer le camion en direction de la station. Presque aussitôt, elle entendit par-dessus le raffut du camion des voix qui l’encourageaient.
Ils croient que je vais leur ouvrir une brèche.
La station était à une soixantaine de mètres devant elle. Elle avança lentement, incertaine de pouvoir contrôler le véhicule – quelle distance faudrait-il à ce monstre pour s’arrêter, une fois qu’elle aurait appuyé sur la pédale de frein ? Ce serait une sacrée belle définition du mot ironie, si elle venait à s’écraser accidentellement dans la baie vitrée. Jenny devait se garer le long du bâtiment, aussi près du mur que possible.
À trente mètres de sa cible, elle braqua à droite, perdant le contrôle un instant avant de tourner à nouveau vers la gauche, en direction de l’entrée. Elle prit une trajectoire circulaire pour arriver en diagonale devant la station. Quelques secondes plus tard, les roues grimpèrent sur un parterre de petits buissons plantés en bordure du bâtiment, puis renversèrent un jeu pour enfants – une cage à poules miteuse en bois – ainsi que des bancs de pique-nique avant de rouler sur l’entrée pavée des piétons, juste devant la station.
Jenny ralentit et continua à rouler doucement jusqu’à ce que la cabine et son chargement – un conteneur de transport de marchandises – couvrent plus ou moins l’intégralité de la baie vitrée. Puis elle enfonça la pédale de frein qui siffla comme un serpent géant. Elle ouvrit sa portière qui buta contre la baie en Plexiglas qu’elle griffa. Trop juste ! Impossible pour Jenny de se glisser dehors.
Ah, bravo.
Elle se rendit compte qu’elle s’était sacrément bien débrouillée pour se garer comme il faut, tout près du bâtiment.