Elle gardait les yeux rivés sur la porte de la chambre 204.
Comme toutes les autres portes du couloir, elle était taillée dans un bois somptueux, ornée d’une poignée et d’un numéro en métal doré.
Un hôtel sacrément cher, c’est ce qu’avait dit papa.
« Profitez-en bien, les enfants… on ne dormira probablement jamais plus dans une chambre aussi chère. »
En riant, il avait suggéré à maman de piquer les peignoirs et de les revendre dans un endroit qu’il appelait iii-bay.
Le couloir était plongé dans le silence et la moquette avait étouffé le bruit de ses pas lorsqu’elle était sortie de l’ascenseur : les portes étaient si lourdes et si épaisses qu’aucune des chambres ne laissait s’échapper le son lointain d’une conversation ou d’une télé.
Le moment de prendre une décision était venu… elle s’y préparait depuis son entrée dans le hall, où maman l’attendait avec impatience. Elle savait qu’elle oublierait le numéro de la chambre pendant le trajet en ascenseur – elle était bien trop occupée à penser à ce qu’elle allait s’acheter avec l’argent de poche offert par papa pour leur voyage.
204 ? C’est 204, non ?… Ou plutôt 202 ?
Leona se demandait si les affaires de papa étaient terminées, ou s’il attendait encore son invité mystérieux. Il était un peu nerveux quand il les avait chassées, maman et elle, leur suggérant d’aller faire du lèche-vitrine ; sec et tendu, exactement comme elle l’avait été pour son premier jour à la grande école au début de l’année, elle s’en souvenait.
Nerveux – c’était le mot.
Maman était certaine qu’il avait dû terminer son entretien. Depuis qu’il les avait mises dehors quelques heures plus tôt, elles avaient arpenté un grand magasin scintillant sous les décorations de Noël, et elles avaient pris un café et un gâteau aux amandes dans un salon de thé animé qui donnait sur les rues fréquentées de Times Square. Et papa leur avait assuré que son rendez-vous très important serait vite terminé.
Leona espérait qu’il pourrait se joindre à elles, une fois que la partie « travail » de leur voyage à New York serait terminée. Ce n’était pas pareil sans lui. Quoi qu’il en soit, il lui fallait vraiment récupérer son petit porte-monnaie contenant ses économies. Au cours des deux dernières heures, elle avait vu tant de choses qu’elle voulait absolument s’acheter.
Après réflexion, elle se persuada qu’ils occupaient la chambre 204, et non la 202. Elle posa la main sur le laiton de la poignée à l’ancienne. Juste au-dessous, elle remarqua un rai de lumière qui filtrait par le trou de la serrure.
Verrait-elle papa faisant les cent pas dans la chambre, nerveux ? Ou bien son rendez-vous avait-il déjà commencé ? Elle s’apprêtait à se pencher pour espionner, afin de s’assurer qu’elle n’interromprait pas l’entretien, mais la pression de sa main sur la poignée fut suffisante pour que, avec un cliquetis, la clenche se libère et la porte pivote lourdement.
Trois hommes la dévisagèrent, leur conversation gelée en plein vol. Ils étaient figés au pied de l’immense lit ; trois hommes, chic et âgés, qui baissaient les yeux vers elle. Elle en aperçut un quatrième, plus jeune, brun, qui se tenait à distance respectueuse des autres. Il s’avança d’un pas leste dans sa direction, une main dans la poche, brisant l’instant muet.
« Non », murmura l’un des trois hommes. La voix interrompit net la progression du plus jeune qui garda la main dans la poche de sa belle veste.
Celui qui avait pris la parole se tourna vers Leona et se pencha légèrement. « Je crois que tu t’es trompée de chambre, ma chérie », lui fit-il d’une voix plaisante et désarmante, comme celle d’un papy gâteau.
Il lui adressa un sourire doux.
« Je pense que tu occupes la chambre voisine.
— Je suis vraiment dé… désolée », répondit Leona d’un ton gêné en reculant pour sortir de la pièce et tirer la porte derrière elle.
Elle se referma doucement, la clenche cliqueta et un long silence enveloppa les hommes avant que l’un d’entre eux, resté jusque-là immobile, se tourne vers les autres.
« Elle nous a vus tous les trois. Nous avons été repérés ensemble. »
Une pause.
« Est-ce que cela pose un problème ?
— Ne vous inquiétez pas. Elle ne nous connaît pas. Elle ignore la raison de notre présence ici.
— Notre anonymat est la clé de notre réussite… il l’a toujours été, depuis…
— Ce n’est qu’une fillette. D’ici quelques années, elle ne se souviendra que des cadeaux qu’elle aura eus à Noël ou du feu d’artifice du nouveau millénaire. Et non de trois vieux raseurs dans une chambre d’hôtel. »