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5 h 00 GMT
Entre Manchester et
Birmingham
Jenny remua et se rendit compte qu’elle avait réussi à dormir quelques heures sur la chaise en plastique. Les premières lueurs de l’aube avaient percé l’obscurité totale et irréelle de la nuit. Alors que passaient les petites heures grises du matin, elle scruta l’autoroute déserte de l’autre côté de la bordure végétale qui la séparait de l’aire de repos.
Une autoroute déserte.
Quelle vision étrange et dérangeante, dans ce pays. Une autoroute déserte où poussaient de mauvaises herbes à travers les fissures de l’asphalte. C’était l’un des clichés évoquant une société perdue depuis longtemps, plongée dans un monde postapocalyptique. Eh bien, ils étaient à mi-chemin de cette vision, la végétation repousserait vite.
Elle regarda autour d’elle et vit que cinq ou six personnes parmi les marcheurs qui s’étaient rassemblés près de la baraque à frites la veille au soir avaient levé le camp pendant la nuit. Il n’y avait plus rien : les sodas et les petits pains avaient disparu. Il était temps qu’ils s’en aillent à leur tour.
Paul s’agita peu de temps après. Il s’étira, lui adressa un hochement de tête silencieux puis, d’un geste discret en direction de la M1, il lui suggéra de se mettre en route au plus tôt.
Elle ramassa son sac, boutonna son manteau et en releva le col pour se protéger de l’air matinal mordant, quand l’un des voyageurs assoupi sur une chaise remua à son tour.
« Ça vous gêne si je me joins à vous ? » demanda la femme à voix basse.
Jenny comprenait pourquoi elle préférait voyager avec eux. Les autres, ceux qui dormaient encore, n’étaient que des hommes d’âges divers. Ils échangèrent un regard, partageant la même pensée.
Aujourd’hui, demain, et Dieu sait combien de temps encore… il vaudrait mieux qu’une femme ne voyage pas seule.
« Bien sûr », chuchota Jenny, heureuse de marcher désormais à trois.
La femme, brune, la trentaine, portait un pantalon de tailleur bleu marine qui masquait bien ses vingt kilos de surpoids. Elle attrapa son sac à main et slaloma entre les chaises en plastique, s’efforçant de ne pas réveiller leurs occupants qui ronflaient et sifflaient.
Elle tendit la main vers Jenny.
« Je m’appelle Ruth, murmura-t-elle d’une voix franche teintée d’un fort accent de Birmingham.
« Jenny. Et lui, c’est Paul.
— Bonjour », grogna-t-il en lui jetant un regard perçant.
Avec un sourire las, Jenny serra la main tendue.
« On y va, déclara Paul en se dirigeant vers le sud et la bretelle au bout de l’aire de repos.
— Vous essayez d’aller où, tous les deux ? demanda Ruth tandis qu’elle et Jenny lui emboîtaient le pas.
— Vers Londres.
— Moi, je vais à Coventry.
— Parfait, c’est sur le chemin. »
Ils marchaient sur la troisième voie, la plus proche de la barrière centrale, se méfiant inconsciemment de la bande d’arrêt d’urgence et des buissons et autres végétaux qui poussaient derrière, atrophiés et empoisonnés par les gaz d’échappement. Le ciel était clair et l’air se réchauffait rapidement alors que le soleil apparaissait à l’horizon.
Ils avançaient en silence, perdus dans leurs pensées, inquiets, mais conscients également de l’étrangeté du silence. Pas d’avion, pas de murmure lointain de la circulation, rien sur l’autoroute, pas même un convoi militaire, que Jenny s’était pourtant attendue à voir en grand nombre. Ce fut Ruth qui brisa le silence.
« Vous êtes mariés, tous les deux ? »
Jenny intervint aussitôt. « Ô Seigneur, non ! On a partagé un taxi par hasard avant d’être bloqués à un barrage sur la Ml. On va à Londres, ça nous a semblé logique de faire la route ensemble », répondit-elle. Puis elle ajouta :
« Ma famille est à Londres, il faut que j’aille retrouver mes enfants.
— Et moi, j’avais une réunion, expliqua Paul. Une putain de réunion super importante pour conclure une affaire. Il y avait un paquet d’argent à la clé. J’imagine que tout est tombé à l’eau… Maintenant, j’ai juste envie de rentrer à mon appart avant qu’un sale petit con se rende compte qu’il est inoccupé et fasse le vide.
— Et vous ? demanda Jenny.
— Je suis comptable. Je faisais une tournée quand ce… ce truc a commencé. Je veux rentrer à la maison et revoir mon mari. Il ne sait rien faire, sans moi.
— Vous n’avez pas trop loin à aller.
— C’est bien assez loin à pied ! C’est complètement ridicule de fermer l’autoroute comme ça. Non mais enfin, à quoi pensaient les membres du gouvernement quand ils ont pris cette décision ? »
À réduire les migrations entre les villes. C’est ce qu’Andy aurait répondu d’un ton sec, pensa Jenny. C’était la première mesure pour contrôler un désastre : gérer au plus vite les mouvements de population.
« Je n’arrive pas à croire ce qui se passe depuis hier, continua Ruth. On ne s’attend pas à voir un tel truc dans notre pays. Vous voyez ce que je veux dire ?
— C’est exactement ce que je me dis, répondit Paul. Mais je ne pense pas que ce soit aussi terrible que ça en a l’air. »
Jenny le dévisagea.
« Comment ça ?
— Eh bien, je pense que tout est arrivé parce que le gouvernement a paniqué, et qu’il a mis en place des mesures bien trop sévères. C’est pour ça qu’il y a eu des émeutes et du bordel. Ils se sont plantés. Classique. Bloquer les autoroutes ? Stopper la circulation des trains et des bus ? Mais c’était quoi, ces conneries ? En faisant ça, il devenait évident que tout le monde penserait la fin du monde proche ! Alors comment ils réagissent ? En achetant des provisions dans la panique, du coup, les réserves de nourriture s’épuisent dans les magasins et les gens s’énervent encore plus. Bon Dieu, ils n’auraient pas pu merder davantage s’ils l’avaient voulu.
— Il y a eu beaucoup d’émeutes, je l’ai entendu aux infos, ajouta Ruth.
— Et ça va durer encore quelques jours, avant que les gens se réveillent et se rendent compte que la situation n’est pas si désespérée que ça. Mais en attendant, je préfère rentrer chez moi et éviter de traîner dans les rues. »
Ruth sembla désespérée.
« Mais on est en Angleterre, enfin ! On peut quand même passer une semaine sans se transformer en sauvages, non ?
— Qui a dit que les choses se tasseraient en une semaine ? » intervint Jenny.
Les deux autres la regardèrent.
« Je disais ça comme ça. »
Paul hocha la tête.
« Ce sera terminé en quelques jours, une fois que les troubles se calmeront au Moyen-Orient. On jettera un œil dégoûté sur nos propres émeutes. Et vous savez quoi ? Les émissions racoleuses diffuseront les enregistrements des caméras de sécurité et montreront ces cons de pilleurs. J’espère qu’ils se feront arrêter.
— Mais qu’est-ce qui se passera si les choses ne se calment pas au Moyen-Orient ? Si ça dure pendant une semaine ? Ou deux ? Ou trois ? Sans pétrole ni importation régulière de nourriture ? demanda Jenny.
— Oh, Paul a raison. Ça sera résolu bien plus tôt, j’en suis sûre, affirma Ruth.
— Mais si ce n’était pas le cas ? Ça va faire déjà trois jours. J’ai déjà vu quelqu’un se faire tuer sous mes yeux ! Qu’est-ce qu’on risque de voir au cinquième jour ? Au septième ? Sans parler de ce qui se passera dans deux ou trois semaines…
— Calmez-vous, les événements retombent toujours à plat, dans ce pays. Rappelez-vous l’épidémie de SRAS, la grippe aviaire. Des experts expliquaient à la télé qu’on serait des millions à mourir, que l’économie flancherait. Ça finira par se tasser. »
Ils marchèrent jusqu’en milieu de matinée, ne croisant qu’un seul groupe de gens de l’autre côté de la route, avançant vers le nord. Ils n’échangèrent aucune nouvelle, se contentant d’un « bonjour » poli.
Peu de temps après, ils aperçurent un panneau annonçant la station-service de Beauford à huit kilomètres et comme midi approchait, ils s’engagèrent sur la voie d’accès.
Ils étaient assoiffés. Paul avait le sentiment que les boutiques seraient fermées et que le personnel aurait été renvoyé chez lui le temps que la situation se calme. Ils pourraient prendre quelques bouteilles d’eau et des sandwichs, même s’ils étaient repérés par les caméras de sécurité. Il avait suffisamment faim et soif pour prendre le risque de se faire taper sur les doigts et de recevoir une amende d’ici quelques mois.
Ils traversèrent le parking, désert, à l’exception de la section réservée aux employés, où une voiture solitaire était garée près d’un camion de livraison. La station-service consistait en une pompe à essence Chevco, un bâtiment à baies vitrées en Plexiglas précédé d’une pancarte annonçant qu’ils y trouveraient un Burger King, un KFC, une aire de jeux, un magasin de sport, un buraliste et des toilettes.
Jenny observa la structure et distingua des mouvements derrière les vitres en verre fumé. Il y avait des gens à l’intérieur, et ils les observaient d’un œil méfiant.
« Le bâtiment n’est pas vide.
— Je sais, répondit Paul, je les vois aussi. Bon, j’ai de l’argent. Je vais acheter un peu d’eau et des sandwichs. »
Ils approchèrent de la porte tambour en verre. Un quinquagénaire mince aux cheveux clairsemés et aux lunettes à montures métalliques surgit de l’obscurité. De toutes ses forces, il poussa un des pans de la porte pour sortir et se poster devant eux.
Il se planta là, jambes écartées, dos droit, et brandit une batte de criquet pour enfant qu’il balança devant lui avec nonchalance. Il faisait de son mieux pour avoir l’air menaçant. Sa carrure fine de marathonien, ses épaules étroites, sa chemise à manches courtes agrémentée d’une cravate vert billard et son badge de même couleur ne contribuaient pas à le rendre plus féroce.
« C’est fermé, annonça-t-il sèchement en frappant la batte dans la paume de sa maigre main pour faire bonne figure. On a eu assez d’ennuis ce matin. »
Jenny remarqua alors pour la première fois les fissures et divers impacts dans la baie vitrée et, éparpillés sur le parking désert, des pavés abandonnés et détériorés. Sans doute les avait-on cassés pour en faire des projectiles plus pratiques à manipuler. Quelque chose venait de se passer.
« Un groupe de sales merdeux a essayé d’entrer cette nuit pour se servir, continua l’homme.
— Écoutez, déclara Jenny. On marche depuis hier midi. On a faim et soif. On a de l’argent. On veut juste vous acheter une ou deux bouteilles d’eau et quelques sandwichs. »
L’homme hocha la tête, méprisant. « De l’argent ? L’argent n’a aucune valeur, en ce moment. »
Jenny voyait qu’il était nerveux.
« C’est vous le responsable ?
— Je suis à la tête de l’équipe en service actuellement.
— Et les autres ? »
Il jeta un œil par-dessus son épaule vers les gens qui observaient la scène à travers les vitres fumées pour voir comment leur chef gérait la situation.
« Les membres de l’équipe d’hier. Ceux qui viennent en bus. Les employés qui avaient une voiture sont tous partis en laissant ces pauvres cons derrière. Ce sont des immigrés, pour la plupart, ils ne parlent pas bien anglais et ils sont effrayés par les événements qui leur échappent. Mais ils sont mieux ici, avec moi, pendant les troubles. En plus, on a du courant, grâce à un générateur de secours.
— Tant mieux.
— Et ils m’aident à protéger les réserves. Des petits connards ont cherché à entrer hier soir, avant qu’on ait eu le temps de fermer à clé. Ils ont tabassé Julia, mon assistante, quand elle a essayé de les empêcher d’entrer.
— Des petits connards ? Vous voulez dire des gosses ? demanda Paul.
— Pas des gosses, non. Plutôt des ados. Vous voyez le genre, des jeunes à capuche, des voyous, la caillera. ...enfin, vous voyez ce que je veux dire. »
La caillera. Jenny voyait très bien. C’était un terme que Leona utilisait pour décrire les mômes qui se rassemblaient aux coins des rues, des grandes gueules en sweat à capuche.
Ruth tendit le cou pour observer les employés derrière l’homme.
« Elle va bien ?
— Non, elle va pas bien. Ils lui ont cassé le bras et elle a le visage en bouillie.
— Je suis infirmière, laissez-moi l’examiner », proposa Ruth.
Jenny et Paul se tournèrent vers elle.
« Mais vous avez dit que vous étiez…
— J’étais infirmière, avant. »
Le responsable dévisagea Ruth.
« Pas possible, vous feriez ça ? Je ne sais plus quoi faire pour elle. Elle souffre beaucoup. Elle a crié et pleuré toute la matinée, ça dérange les autres employés.
— On peut entrer tous les trois ? » demanda Paul.
Le responsable les scruta un instant. « Bon, d’accord. »