Il faisait jour lorsque Jenny rouvrit les yeux. Elle pensa avoir dormi quelques heures. Un rai étincelant de soleil se faufilait par l’interstice du rideau et courait sur le lit et la moquette.
Elle avait une légère migraine, comme une minuscule gueule de bois, mais plus raisonnablement attribuable à son état d’épuisement général qu’aux deux rhum-Coca de la veille. Paul se sentirait bien pire, et il le méritait. Ce serait à elle de conduire, ce matin.
Son haleine empestait l’alcool. Il avait dû mettre une sacrée dose de rhum pour qu’elle le sente encore ainsi. Elle était suffisamment d’attaque pour se lever et aller secouer Paul. Le réveiller allait sans doute prendre un certain temps.
Elle s’assit sur le lit et l’aperçut.
Il était debout près du lit et la dévisageait en silence.
« Putain, mais…
— J’ai mis du temps à te retrouver », commença-t-il d’une voix épaisse et hésitante.
Il tanguait légèrement. « J’étais sûr que tu serais montée au deuxième étage. Mais t’étais là. Juste à côté de ma chambre. »
Il était complètement bourré. Il avait dû vider un autre minibar.
« Qu’est-ce que vous faites ici ? »
Il tendit la main pour l’attraper. « Putain ! Mais pourquoi tu joues les salopes coincées ? »
Jenny écarta sa main de son épaule, ses ongles éraflant sa peau au passage.
« On prenait un verre tranquillement. On est adultes, toi et moi. Y a aucune loi qui interdit qu’on, tu sais…
— Paul, écoutez. Je suis bien contente que vous m’ayez aidée à sortir de cette station-service… mais ça ne veut pas dire que j’aie envie de coucher avec vous, d’accord ? » déclara Jenny en se déplaçant lentement jusqu’au pied du lit.
Paul la regardait avancer, suivait le moindre de ses mouvements, appuyé au mur d’une main pour garder l’équilibre.
« Mais, je mérite quelque chose. J’ai été gentil… j’ai veillé sur toi. J’aurais pu te sauter dessus n’importe quand… mais je l’ai pas fait. Putain, merde ! Je me suis conduit comme un gentleman, non ?
— Oui, c’est vrai, répondit Jenny avant de se lever doucement. Et vous ne voulez pas gâcher cette attitude exemplaire, pas vrai ?
— Je veux juste baiser… C’est un crime ou quoi ?
— C’est un crime, Paul, si la personne avec qui vous voulez baiser ne veut pas baiser avec vous. »
Il éclata de rire. « Oh… je vois ce que tu veux dire. » Il fit deux pas en avant et se mit en travers de la sortie. « Alors, qu’est-ce qui cloche chez moi ? J’ai quoi, cinq ou six ans de moins que toi. J’ai tout mes cheveux… » Il fit une pause, rassemblant ses idées. Il tendit à nouveau la main vers le mur pour se stabiliser. « Je suis pas gros comme la plupart des mecs de mon âge… je suis bien sapé. Merde, quoi, je suis représentant à Medi-Tech Supplies UK… autrement dit, j’ai de la thune. » Il la dévisagea, sourcils arqués.
« C’est pas assez bon pour toi ?
— Non. Parce qu’en ce moment, la dernière chose dont j’aie envie, c’est de faire l’amour. »
Il recula, vexé et irrité. « C’est vrai que t’es une… pauvre conne coincée du cul, hein. Je pensais que t’étais cool… Je suis trop con. Tu sais quoi, ça fait vraiment Ion… longtemps… très longtemps. Mon ex, c’était une sale allumeuse, elle m’arnaquait et dépensait mon argent, mais elle ne me laissait jamais la toucher. La salope. Je croyais que tu étais différente. Pas une putain d’allumeuse. »
Jenny recula sur le lit, elle n’avait plus la place de contourner Paul. « Le viol est un crime, Paul, déclara-t-elle en sachant qu’il serait impossible de le raisonner. Même en ce moment, avec le désordre ambiant, c’est un crime. »
Paul gloussa. « Oh, c’est vrai… mais tu sais quoi ? Je crois que cette semaine, les lois habituelles ne s’appliquent pas. C’est ce que les gens viennent de découvrir. Tu vois ce que je veux dire ? »
Jenny fit non de la tête.
« C’est pour ça que tout le monde adopte un comportement si antianglais. » Il gloussa à nouveau.
« Cette semaine, aucune loi en vigueur, mesdames et messieurs… Amusez-vous jusqu’à nouvel ordre.
— Bon. Oublions tout ça. Allez vous allonger et dormez un peu. On rentrera à Londres dès que vous vous sentirez d’attaque pour reprendre la route. »
Il fit la moue et réfléchit un instant.
Jenny se rendit compte à quel point elle avait été idiote de se mettre dans cette situation : seule avec un homme, un inconnu complètement ivre, alors que partout régnait l’anarchie. Elle aurait dû se douter qu’un tel épisode finirait par se produire au cours de leur trajet.
«Désolé, chérie… besoin de baiser… tu feras l’affaire. »
Il fit un autre pas en avant. Jenny recula pour garder ses distances, posant les pieds à terre de l’autre côté du lit.
« Réfléchissez à ce que vous êtes en train de faire », s’écria-t-elle. Elle détesta entendre sa voix trembler et monter ainsi dans les aigus. Un ton suppliant qui résonnerait comme un aveu de soumission à ses oreilles.
Il sourit et commença à défaire sa ceinture. « C’est peut-être un crime, chérie, mais qui sera au courant, hein ? »
Il posa un pied sur le lit et monta dessus, titubant dangereusement. « Attention, me voilààà ! » cria-t-il avant de retirer sa chemise.
Rien à foutre.
Jenny se jeta sur lui et le frappa au visage. C’était davantage un coup de poing qu’une claque, sa main s’était crispée. Il tomba à la renverse et roula au pied du lit dans un bruit sourd.
Sans prendre le temps de vérifier si elle l’avait mis K-O ou si elle venait simplement de gagner quelques secondes de répit, elle se précipita dans le couloir.
Bon, et maintenant ?
Elle l’avait mis à terre. Mais elle l’entendait se remettre sur pied avec difficulté. « Espèce de salope ! hurla-t-il depuis la chambre. Je vais te choper, putain ! »
Qui sera au courant, hein ?
Ces mots la firent frissonner. Ce connard venait de franchir une limite. Il commençait à comprendre ce que tous les autres violeurs… les brutes… les pédophiles… les assassins potentiels avaient compris. La situation présente permettait tout. Paul pouvait céder à n’importe quel fantasme, persuadé qu’une fois l’ordre rétabli – s’il l’était un jour – il serait impossible de prouver son crime. Tout serait perdu dans la pagaille générale qui s’ensuivrait.
Et le crime, ce serait moi…
Elle imaginait… son cadavre abandonné dans un placard de l’hôtel, perdu à tout jamais, ou retrouvé d’ici quelques mois quand les opérations de nettoyage commenceraient.
Paul serait-il capable d’une telle chose ?
Peut-être. Elle ne le connaissait pas du tout.
Elle l’entendit tituber dans la pièce, heurter le fauteuil, jurer. Bon, et maintenant ? Allez… et maintenant ?
Jenny décida de courir jusqu’à la voiture et d’abandonner Paul sur place. Elle ne pouvait plus lui faire confiance, pas même s’il se mettait à genoux pour la supplier de le pardonner, et même s’il jurait de ne plus jamais poser sur elle un tel regard libidineux.
Courir jusqu’au bout du couloir, puis au bas de l’escalier…
« Merde, les clés », murmura-t-elle.
Elles étaient dans la chambre de Paul, elle savait exactement où : sur le petit bureau à côté de la télé. Elle l’avait vu les y jeter quand ils étaient entrés dans la pièce à la lueur de son agenda électronique.
Elle courut jusqu’à la chambre 23. Derrière elle, il émergea à son tour dans le couloir, criant à son attention toutes les insultes qui traversaient son esprit imbibé d’alcool.
Elle entra dans la chambre et se rua vers le bureau. Elles n’étaient plus là.
« Non… non… » marmonna-t-elle tandis qu’un vent de panique désespérée soufflait soudain sur elle. Elle l’entendait arpenter le couloir d’un pas lourd à sa poursuite, chancelant d’un mur à l’autre, presque ivre mort. Jenny se dit qu’elle aurait la force de lutter contre lui. Il n’avait aucun équilibre, ses réflexes et son jugement étaient complètement ralentis. Mais il avait un atout majeur, comme n’importe quel homme face à une femme : la force brutale. S’il parvenait à mettre la main sur elle, elle aurait beau être plus rapide, cela ne lui servirait à rien. À rien du tout : la force brutale avait raison de tout.
« Allez, allez ! siffla-t-elle. Elles sont passées où ? »
Elle inspecta le bureau et les deux tiroirs avant de les apercevoir enfin sur le sol. Il avait dû les faire tomber pendant sa beuverie de ces dernières heures. Elle les ramassa et s’apprêtait à partir lorsqu’il surgit dans l’embrasure.
« A… Ah ! sourit-il en agitant l’index dans sa direction. Je t’ai vue ! chantonna-t-il comme un gamin qui jouerait à cache-cache à la récré.
— Paul, lança-t-elle d’un ton autoritaire. Votre conduite est inacceptable.
— T’es qui, toi ?… Ma mère ? »
Il éclata de rire et avança vers elle. Elle se rendit compte qu’elle tenait là sa dernière chance de le prendre par surprise. Elle se pencha et courut vers lui, tête la première, pour s’écraser contre lui comme un bélier. Ils tombèrent tous les deux dans le couloir.
Il avait la respiration coupée, mais il parvint à grogner : « Salope, salope, salope. » Il chercha à lui empoigner les bras mais Jenny les agitait frénétiquement et lui assénait des coups inefficaces dans le visage : claques et griffures qui n’infligeaient aucun dommage.
Il fit passer une jambe par-dessus celles de Jenny et la plaqua au sol en une prise vicieuse.
Oh, mon Dieu, il est en train de me bloquer.
Elle ne cessait de bouger les bras, mais il parvint à lui attraper un poignet, puis le second dans la foulée. Il roula et pesa de tout son poids sur elle. Son visage – imprégné de l’odeur pestilentielle de tous les alcools qu’il avait pu dégoter dans le minibar – était tout près du sien ; si près que le bout de son nez lui frôlait la joue.
« En quoi… est-ce que ça te posait… un problème, putain ? » chuchota-t-il.
Elle se débattit. Elle était incapable de formuler une réponse qu’il serait en mesure de comprendre.
« Hein ? Je voulais juste tirer un coup. Toi aussi… tu aurais pris ton pied. Maintenant… regarde à quoi on en est réduits. »
Jenny comprit qu’elle tenait là son unique et dernière chance.
Elle se tourna vers lui, vers cette haleine, vers ce visage… un visage qui, en d’autres circonstances, de loin, aurait pu lui sembler vaguement attirant, mais qui n’était désormais plus qu’un masque vicieux et hargneux – l’incarnation de la testostérone frustrée. Elle lutta pour repousser la sensation de dégoût et de colère qui bouillait en elle. Mais elle parvint à faire quelque chose qui lui semblait pourtant impossible en cette seconde…
Elle sourit.
« Bon, d’accord, allons-y », murmura-t-elle.
Comme si elle venait de prononcer une formule magique, le résultat fut immédiat. Il desserra l’étau de ses jambes.
« T’es sûre ? » marmonna-t-il d’une voix soudain différente, la furie envolée et remplacée par le ton courtois d’un gentleman qui attend un consentement.
Jenny s’efforça de conserver son sourire attentionné et acquiesça.
Il lui lâcha les poignets et sa main glissa jusqu’à sa braguette.
De sa main libre, elle aurait pu le frapper, le griffer, lui mettre un doigt dans l’œil. Mais elle était persuadée que cela n’aurait pas suffi. Il fallait qu’elle arrive à le mettre hors course.
Elle lui asséna un coup de boule. Son front vint s’écraser contre l’arête de son nez qui craqua bruyamment.
Il roula sur le flanc, les mains sur le visage. Du sang se mit à dégouliner en un flot régulier sur ses lèvres et son menton. Jenny se redressa brutalement et se mit à courir avant même que Paul, fou de douleur, laisse échapper un premier hurlement furieux.
Elle atteignit la cage d’escalier aux deux tiers du couloir, dévala les marches jusqu’au hall d’entrée et franchit la porte dans la lumière matinale. Elle se dirigeait vers la voiture de M. Stewart lorsqu’elle s’autorisa enfin à croire qu’elle avait réussi à lui échapper.
La forme particulière de la clé de voiture lui permit de la distinguer rapidement des autres. Les feux de détresse clignotèrent et la voiture bipa quand elle la déverrouilla pour s’installer au volant.
Elle n’allait pas chercher à insérer la clé dans le contact d’une main fébrile tandis que la menace courait vers elle, comme elle l’avait vu si souvent dans les films d’horreur. Non. Elle verrouilla les portes ; les quatre s’enclenchèrent simultanément, se bloquant en un tchoc rassurant.
Par le pare-brise, elle aperçut Paul qui sortait à son tour, un flot de sang écarlate maculant sa belle chemise luxueuse, une main sur son nez cassé et l’autre gesticulant pour l’arrêter.
Elle démarra.
Il se rua sur la voiture. S’il avait eu une batte ou une brique entre les mains, elle aurait fait marche arrière et aurait fui avant qu’il ait le temps de briser la vitre. Mais il n’avait rien. Rien que ses deux mains de gratte-papier. Efficaces pour pianoter des mails sur son Blackberry ou pour échanger une poignée de main en conclusion d’une affaire, mais peu utiles pour faire voler en éclats un pare-brise.
Il écrasa sa paume contre la vitre côté conducteur. « Putain ! Je suis désolé, Jenny. Je suis vraiment, vraiment désolé ! » La voix pâteuse avait disparu, l’adrénaline l’avait dessaoulé. Ses manières brutales avaient été remplacées par un regret sincère.
Elle l’observa à travers la vitre et hocha la tête.
« Je vous en prie ! Je… c’était l’alcool, supplia-t-il. Je… je suis lucide, maintenant ! Je ne sais pas ce qui m’a pris ! »
Ses mains laissaient une traînée sanglante sur le verre.
«Allez, Jen… Il faut qu’on se serre les coudes… Vous et moi. C’est… c’est la jungle, dehors ! »
C’est vrai.
Elle ressentit une pointe de culpabilité tandis qu’elle passait la marche arrière et sortait du parking. Il la suivit en titubant. Par-dessus les gémissements du moteur et de la boîte de vitesses, elle pouvait l’entendre crier, supplier, se lamenter. Mais elle ne se sentirait plus jamais en sécurité à ses côtés – avec ou sans alcool. Elle braqua le volant et roula vers le panneau qui indiquait la bretelle d’accès en direction de l’autoroute Ml, et en direction du sud.