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19 h 52 GMT
Shepherd’s Bush,
Londres
Leona regarda St. Stephens Avenue par la fenêtre. Un peu plus haut, sur le trottoir d’en face, se dressait la maison des Di Marcio. Elle apercevait les ombres chinoises de leurs têtes derrière la baie vitrée, ils regardaient la télé. Dans la maison juste en face vivaient un autre couple et leur bébé. Elle devinait des mouvements dans leur salon, la femme faisant les cent pas en nourrissant son bébé, pendant que l’homme se tenait debout devant la télé.
Leona tordit le cou pour regarder sa propre maison à travers le store vénitien, au numéro 25. Elle la voyait presque entièrement à travers le feuillage d’un peuplier malingre.
Sombre, immobile, vide.
Comme Jacob, elle aurait préféré s’y installer, au milieu du décor familier et de ses propres affaires.
Elle regarda la fenêtre de sa chambre et crut apercevoir une forme haute et noire contre le mur. Figée, comme elle, scrutant la folie extérieure… une silhouette humaine.
« Qu’est-ce… ? » fit-elle silencieusement.
Une brise légère fit s’agiter les branches de l’arbre qui lui masquèrent la fenêtre. Quelques secondes s’écoulèrent, le vent tomba et les feuilles s’immobilisèrent. Elle chercha pendant une longue minute à étudier l’obscurité de sa chambre, mais la lumière faiblissante du crépuscule et les rayons de soleil qui se réfléchissait sur les toits rendaient la tâche difficile.
Elle ne voyait plus rien.
Ne rentre pas à la maison.
Leona frissonna et se détourna de la fenêtre pour s’asseoir à côté de Daniel sur le canapé devant le grand écran de Jill et regarder les infos, à l’instar du monde entier. Ils restèrent là en silence tandis que Jacob, allongé par terre à leurs pieds, triait ses cartes Yu-Gi-Oh.
« … dans chaque ville et s’étend à tout le pays. Dans la plupart des cas, les émeutes se concentrent autour des supermarchés et des stations-service. Dans les grandes agglomérations, l’ordre public est mis à mal. Les policiers ont pris les armes, des soldats ont été déployés devant les installations gouvernementales clés ainsi que les dépôts de réserves. Mais au-delà de ces zones protégées, aucun uniforme à l’horizon… »
Leona reconnaissait le visage du journaliste à l’écran : il commentait habituellement l’économie, depuis la City. Mais il était à présent sur le toit d’un immeuble ou sur un balcon qui surplombait une rue noire de gens courant de tous côtés, et de fumée émanant d’une voiture en flammes. Habituellement vêtu d’un costume bleu marine, portant toujours une cravate impeccable, parfaitement soigné avec sa raie au milieu, il avait l’air en cet instant de quelqu’un que l’on vient de tirer du lit après une nuit blanche.
« La loi et l’ordre ont disparu de nos rues au cours des six dernières heures, depuis le discours désastreux du Premier ministre. Au milieu de la confusion qui règne au pied de l’immeuble d’où je vous parle, nous avons distinctement entendu des détonations », continua le journaliste en jetant un coup d’œil vers la rue enfumée.
Leona frissonna à nouveau.
Mon Dieu, il est terrifié.
« Selon certaines rumeurs, des soldats auraient tiré à balles réelles sur des civils devant des points de réserve clés. Des centaines de témoignages rapportent des bagarres autour de lieux d’approvisionnement en nourriture, ainsi que de nombreux assassinats. C’est un scénario absolument horrible, Sean, qui se joue dans les rues des grandes agglomérations britanniques… »
L’écran repassa au présentateur du journal.
« Diarmid, y a-t-il le moindre signe d’une présence policière dans la rue ? C’est bien Oxford Street que nous voyons à l’écran ?
— Tout à fait, Sean. L’artère est méconnaissable, mais oui, c’est bien Oxford Street. Les troubles ont débuté vers 15 heures autour d’un supermarché de Metro-Stop, lorsque les employés ont tenté de fermer le rideau de fer. Leur geste a déclenché une émeute tournant rapidement au pillage intégral du magasin. J’ai vu des gens ressortir avec des chariots remplis de nourriture, puis des bagarres se déclarer tandis que d’autres passants tentaient de se servir dans leurs caddies. Cette émeute s’est répandue comme une traînée de poudre aux boutiques voisines. On a pu voir des pillards sortir en courant d’un magasin de sport et d’une boutique de matériel électronique. Tout cela me rappelle, Sean, certaines scènes des émeutes de Los Angeles en 1992, et celles qui ont suivi le cyclone Katrina à La Nouvelle-Orléans. Mais pour répondre à votre question, Sean, je n’ai vu aucun militaire ni aucun policier depuis notre arrivée ici. »
Retour au présentateur.
« Merci, Diarmid, reprit Sean en observant une liasse de fiches entre ses mains. Les scènes d’émeutes que vous venez de voir se déroulent en ce moment dans le centre de Londres. »
Sean Tillman prit une longue inspiration puis releva les yeux vers la caméra : sa marque de fabrique, le sourire matinal que Leona trouvait si énervant mais qu’elle aurait aimé voir en cette seconde, était remplacé par un air de résignation lugubre.
« Le gouvernement n’a fait aucune autre déclaration depuis la conférence de presse de ce midi. Nous avons été informés qu’un comité d’urgence, officiant sous le nom de code COBRA et possédant une autorité légale totale, était désormais à la tête du pays. Nous ne savons pas, à cette minute, si le Premier ministre est responsable de ce comité, ou si un autre ministre en a pris la charge. »
Leona se tourna vers Daniel. « Oh, mon Dieu, Dan, c’est effrayant », murmura-t-elle.
Daniel acquiesça en silence.
« Nous avons reçu tout au long de l’après-midi des reportages de nos correspondants à l’étranger. Un scénario identique se déroule dans de nombreux pays. À Paris, les troubles ont débuté dans la banlieue de Clichy-sous-Bois et se sont étendus à la capitale tout entière, des immeubles sont en feu et l’on parle de plusieurs centaines de morts parmi les émeutiers. À New York, l’annonce d’un rationnement de nourriture immédiat a été aussitôt suivie par des manifestations massives, dégénérant en véritables combats de rue. » Daniel se leva.
« Je peux utiliser le téléphone ? Je voudrais essayer d’appeler ma mère encore une fois.
— Bien sûr. »
Il sortit du salon pour se diriger vers le téléphone du couloir lorsque Jacob s’agita.
« Lee, il va y avoir une grande guerre ? demanda-t-il d’un ton désinvolte.
— Quoi ? Mais non, enfin ! » lâcha-t-elle avec irritation.
Elle remarqua aussitôt, à son froncement de sourcils inquiet, que même Jake était conscient de la mauvaise tournure que prenaient les choses. « Non, Jake, il ne va pas y avoir de grande guerre. Mais la situation n’est pas… bonne. Et les gens paniquent un peu. »
Jake acquiesça en intégrant les paroles de Leona, puis il leva les yeux vers elle. « Je veux maman. Elle est où ? »
Leona lui adressa un sourire qu’elle espéra rassurant. Moi aussi, je veux maman.
Daniel revint.
« Il n’y a plus de tonalité. Le téléphone est comme mort.
— Comme mort ?
— Rien à l’autre bout.
— Qui est mort ? » demanda Jake.
Ses lèvres se mirent à trembler.
Leona se serait vraiment passée d’une crise de larmes. « Personne, Jake. Personne n’est mort. Joue avec tes cartes, d’accord ? »
Jake acquiesça, mais au lieu de continuer à trier ses cartes en piles de monstres et de sortilèges, il se tourna vers la télé et observa les images de voitures en flammes et de villes enfumées. Il écouta les commentaires, tête penchée, sans vraiment comprendre ce qui se disait mais sachant d’instinct qu’il n’y avait là rien de bon.
« Tu veux essayer sur mon portable ? demanda Leona.
— Ouais, s’il te plaît. »
« … en Arabie Saoudite, en Irak et en Afghanistan. D’après ce que nous savons, l’évacuation des troupes continue dans cette région, des avions Hercules transportent des sections entières vers plusieurs bases de la RAF, notamment… »
Le visage de Sean Tillman disparut soudain. Il ne restait plus que le logo de News 24 en haut à gauche, et les dépêches qui défilaient au bas de l’écran.
« Il semblerait, annonça la voix, que nous ayons perdu l’éclairage dans notre studio. Je suis certain que ce problème technique sera résolu rapid… »
Puis une tempête de neige s’abattit sur l’écran qui siffla.
« Qu’est-ce qui est arrivé au monsieur de la télé ? » demanda Jake.
Daniel, le portable à la main, regarda Leona. « Et merde, qu’est-ce qui se passe ? »
Elle hocha la tête.
Les lumières du salon s’éteignirent soudain, ainsi que l’écran de télé.
« Hein ? »
Le faisceau orangé des lampadaires qui s’étaient allumés quelques minutes plus tôt dans la rue s’éteignit à son tour.
« Le courant est coupé », murmura-t-elle dans l’obscurité.
Jacob fut pris de panique.
« Il fait tout noir ! Je vois plus rien ! gémit-il.
— Détends-toi, Jake, on voit très bien. Il ne fait pas tout noir, juste un peu sombre », répliqua-t-elle d’un ton qu’elle voulut calme, malgré le vent de frayeur sur le point de s’emparer d’elle.
Jacob éclata en sanglots.
« Chhuut, Jake. Viens donc t’asseoir à côté de nous. »
Il se leva et s’installa entre Leona et Dan sur le canapé en cuir de Jill. « Voilà, rien d’effrayant ne va nous arriver. On va rester assis là et… »
Son portable se mit à sonner et ils sursautèrent tous les trois.