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23 h 55 GMT
 
Whitehall, Londres

 

 

« Ces chiffres sont forcément faux, non ? fit-il en regardant les hommes et les femmes assis à la table autour de lui. Non ?

— Je suis désolé, ce sont les chiffres exacts, notre meilleure approximation. »

Le Premier ministre baissa les yeux vers son bloc. Il y avait griffonné quelques notes hâtives et les derniers mots qu’il y avait inscrits étaient les plus dérangeants.

Réserves pour deux semaines.

« Deux semaines ? C’est tout ce qu’on a dans nos réserves stratégiques ?

— Nos réserves stratégiques ne contiennent en réalité qu’une quantité d’essence suffisante pour une semaine seulement, au rythme de la consommation quotidienne actuelle, répondit Malcolm Jones, le conseiller stratégique du Premier ministre, et son confident. En revanche, au sein de la chaîne de distribution nationale, entre les terminaux, les dépôts, les stations-service, il reste peut-être encore une semaine de réserve, pour un rythme normal de consommation. Si on interdit la vente d’essence à travers tout le pays, on aurait un stock pour nos véhicules armés et pour nos installations gouvernementales clés d’environ six à neuf mois. »

Le Premier ministre le dévisagea en silence avant de répliquer enfin :

« Tu essaies de me dire que pour fournir l’armée et le gouvernement en essence, afin de nous permettre de continuer à opérer pendant les prochains mois, il faut qu’on vide chaque petite station-service ?

— Jusqu’à ce que, bien sûr, les choses reviennent à la normale et que l’acheminement du pétrole brut reprenne depuis le Golfe.

— Et l’essence de nos réserves stratégiques ?

— Si on la restreint uniquement à nos forces armées et au gouvernement, on pourra peut-être la faire durer pendant trois ou quatre mois. »

Le Premier ministre jeta ces informations sur le papier, puis leva les yeux sur les membres de son équipe personnelle rassemblés devant lui : son secrétaire privé, son directeur de communication, Malcolm, son conseiller stratégique en chef, et l’assistante de Malcolm. Il travaillait avec eux au quotidien, ils formaient un petit groupe de collègues en qui il plaçait une confiance absolue. Aucun d’eux n’appartenait à un parti, aucun n’était politicien, aucun ne convoitait son poste en secret. Il savait depuis longtemps que les décisions les plus intelligentes et les plus efficaces étaient prises là, dans ce bureau, avec ces gens, et non pas autour de la table en acajou de son cabinet. Les réunions du cabinet servaient à annoncer les mesures, pas à les prendre.

« Alors, qu’est-ce qu’on a foutu pour se retrouver à poil comme ça ? » Il posa son regard sur Malcolm. « Comment est-ce qu’on a pu laisser une telle chose se produire ? »

Malcolm remua, gêné, mais conserva ce calme digne dont il ne semblait jamais se départir. « Nous n’avons pas été en mesure d’acheter suffisamment de surplus pétrolier pour maintenir nos réserves, sans parler de les pérenniser. Cela fait d’ailleurs plusieurs années que c’est le cas. Ça a été un processus graduel d’érosion, Charles. Ce n’est pas qu’on l’a laissé se produire, c’est que nous n’avons pas eu le choix. »

Charles acquiesça.

« Et on n’est pas les seuls, continua Malcolm. La demande grandissante de pétrole de la part de la Chine et de l’Inde, ajoutée à la situation complètement folle en Irak et à l’embargo continu de l’Iran : tout ça, ça n’aide pas à développer des réserves. On est à un baril près.

— Et les Américains ? Ils ne peuvent pas nous aider ? »

Malcolm haussa les épaules. « Leurs réserves sont importantes, mais voudront-ils les partager avec nous, ça, je n’en suis pas certain. »

Le Premier ministre tourna son regard vers son secrétaire personnel. « Eh bien, on va leur demander. C’est la moindre des choses, après toute l’aide qu’on leur a apportée depuis… eh bien, depuis le 11 Septembre. »

Son secrétaire prit note.

« Alors, qu’est-ce qu’on fait à la minute ? »

Malcolm fit un signe de la tête à l’attention de son assistante, Jane. Elle consulta des documents qu’elle avait apportés pour la réunion.

« Il y a quelques gouttes de pétrole disponibles auprès de producteurs mineurs : le Nigeria, le Qatar, le Mexique, la Norvège…

— Et le Venezuela ? demanda le Premier ministre. Je sais que leur client préféré, c’est la Chine, mais en ces temps de crise, ils vont bien accepter de négocier un arrangement à court terme avec nous ? Enfin, ils nous arnaqueront sur les prix, mais bon…

— Monsieur le Premier ministre, cette info nous est parvenue il y a une heure », dit Jane.

Elle lut un bulletin du service des renseignements.

« Explosion à la raffinerie Paraguaná, au Venezuela. Incendies encore non maîtrisés, dégâts à évaluer, nombre de victimes inconnu.

— Le Venezuela possède beaucoup de pétrole brut, fit Charles. Vraiment beaucoup. Et, oui… ils auraient pu être contents de couvrir notre demande à court terme, mais leur produit est brut. Il n’est pas adapté à nos besoins tant qu’il n’est pas passé par une raffinerie spécialement conçue pour cette sorte de pétrole. Et cette raffinerie, c’était Paraguaná.

— Combien de temps restera-t-elle hors service, cette Paraguaná ?

— Qui sait ? répondit Malcolm avec un haussement d’épaules. On n’a pas plus d’information pour l’instant.

— Bon, et les gisements de Tengiz au bord de la mer Caspienne ? Une grande quantité du pétrole mondial vient de cette région, non ?

— Oui, monsieur le Premier ministre, acquiesça Jane. On espère pouvoir partager les flux en provenance de Géorgie, mais le reste de l’Europe fera la même chose. Une fois la majeure partie des plus gros producteurs hors circuit, c’est environ 60 ou 70 % de la chaîne d’approvisionnement qui disparaît. On puise tous dans les 30 % restants. Avec le pétrole de Tengiz, on arrive à la fin de cette chaîne.

— Et on peut être sûrs que nos cousins européens voudront leur part », ajouta Malcolm.

Le Premier ministre regarda les gens assemblés autour de lui dans la salle de conférences. « Alors, quoi ? Qu’est-ce que vous essayez de me dire ? Qu’on est foutus ? Que le seul pétrole qu’il nous reste, c’est celui de nos réserves, nos dépôts et nos stations-service à travers le pays, c’est tout ? »

Jane baissa les yeux vers ses documents.

« Il y a aussi un petit résidu de pétrole qui tombe au compte-gouttes dans la mer du Nord.

— Mais pas en quantité suffisante pour nous sortir de l’impasse, c’est ça ?

— On en est même très loin. »

Il regarda une fois encore son bloc-notes. Il n’y avait rien inscrit d’utile. La seule information qui en ressortait se résumait en quatre mots : réserves pour deux semaines.

« Très bien, donc on a un gros problème au niveau du pétrole. Ce qui implique que pendant les deux prochaines semaines, personne ne prendra sa voiture. Et pour la production d’énergie ? On n’a pas de problème de ce côté, n’est-ce pas ?

— La bonne nouvelle, Charles, c’est qu’on ne produit pas beaucoup d’énergie à base de pétrole. On a surtout besoin de gaz et de charbon, comme tu le sais. La mauvaise nouvelle, c’est qu’on importe une grosse partie de notre gaz et de notre charbon », expliqua Malcolm.

Jane consulta ses notes. « 36 % de la production d’énergie nécessite du gaz, 38 %, du charbon. »

Charles les regarda, les uns après et les autres, et comprit où ils voulaient en venir.

« Et nos fournisseurs habituels ? La Russie pour le gaz… ?

— L’Australie, la Colombie, l’Afrique du Sud, l’Indonésie pour le charbon », répondit Jane.

Malcolm observa Charles.

« J’imagine qu’ils vont vouloir limiter leurs exportations pour couvrir leur propre déficit en énergie.

— Merde. Et le nucléaire ?

— Le nucléaire produit moins de 5 % de nos besoins. Vous le savez sûrement, les vieilles stations sont miteuses et les nouvelles… eh bien, on vient juste d’en entreprendre la construction. Si on avait pu attendre quelques années avant que tout ça arrive… »

Malcolm fit signe à Jane de se taire.

« Charles, on a vraiment été pris de court.

— Et puis quoi ? Si nos fournisseurs réguliers en gaz et en charbon décident de faire les difficiles, il nous reste donc 5 % de notre capacité habituelle ?

— 8 %, en comptant les énergies renouvelables, ajouta Jane.

— Seigneur. »

Charles desserra sa cravate. Il commençait à faire lourd dans la salle de conférences.

« Il va falloir mettre en place un rationnement immédiat en énergie. Soit on le partage en un système de rotation, soit on le concentre sur certaines régions en particulier.

— Fantastique, putain, grogna-t-il en baissant les yeux vers son bloc-notes.

— Charles ? fit Malcolm d’une voix douce.

— Quoi ?

— Nous avons une autre décision critique à prendre. Nos hommes, en Irak. »

Il avait raison.

Les Américains retiraient en quelques jours la plupart de leurs troupes, si ce n’était la totalité, pour les déployer en Arabie Saoudite, au Koweït et en Oman. Les événements s’étaient déjà déclenchés. Pendant la journée, le réseau de pipelines saoudien avait subi d’importants dégâts, et de nombreuses installations avaient été endommagées, voire détruites au cours des émeutes. Certains territoires pétrolifères pouvaient encore être protégés s’ils y arrivaient à temps. Mais cela impliquait une diminution drastique de la présence militaire en Irak où les soldats restants seraient dangereusement exposés.

« Il faut qu’on décide ce qu’on fait de nos troupes, conseilla Malcolm. Et très vite.

— Qu’est-ce que tu proposes ?

— Qu’on les retire tous. On ne peut pas les laisser seuls en Irak. Dès que les insurgés se seront rendu compte que les Américains sont partis… »

Il n’avait pas besoin de continuer. Si les forces américaines se concentraient sur une autre région, les sept ou huit mille hommes qu’ils avaient envoyés au nord et au sud de l’Irak, certains en petites garnisons à peine plus grandes que des bataillons, seraient débordés en quelques jours.

« La décision à prendre, c’est soit d’aider les Américains à protéger les sites encore intacts, soit de faire rentrer tous nos hommes au pays, expliqua Malcolm. Si on les laisse là-bas et que la crise dure longtemps… »

Ils pourraient s’y retrouver complètement isolés.

Charles scruta ses interlocuteurs. « On veut les voir rentrer au bercail, pas vrai ? »

Malcolm et Jane échangèrent un regard et acquiescèrent.

« La décision va être difficile. Avant la fin de la semaine, je pense qu’on va avoir besoin d’hommes dans nos rues, monsieur le Premier ministre, dit Jane.

— Mon Dieu, c’est arrivé si vite, marmonna Charles en déboutonnant malgré lui le col de sa chemise. Quand je me suis levé ce matin, je m’inquiétais seulement de choisir les bons vêtements pour une séance informelle de questions-réponses dans une fac. »

Le petit groupe de confiance étouffa un rire nerveux.

« Et voilà que je suis face à un scénario apocalyptique. Merde. »

Malcolm se pencha pour lui tapoter l’épaule. « On va s’en sortir. »

Il se tourna vers Jane et hocha la tête. La jeune femme produisit une fine chemise de dessous ses documents. « Monsieur le Premier ministre, si je peux me permettre, nous avons une liste de protocoles d’urgence dans le rapport Cassandra, pour ce genre de situation », fit-elle en ouvrant le dossier pour sauter les premières pages de textes et de graphiques.

Charles acquiesça. Il se rappelait vaguement d’une approbation, par le gouvernement précédent, d’un comité d’experts chargés d’enquêter en toute discrétion sur les éventuels scénarios d’urgence et de coucher leurs conclusions par écrit.

« Ce rapport a été mis en forme il y a trois ans, après la grève des chauffeurs routiers en 2004. Si vous vous en souvenez, une poignée de dépôts avaient été bloqués par une centaine de camionneurs qui avaient presque immobilisé le pays en trois jours.

— Je sais, poursuivez.

— Ils ont établi certaines recommandations pour gérer un scénario de pénurie intermédiaire.

— Intermédiaire ?

— Intermédiaire… soit entre deux et huit semaines. »

Jane se racla la gorge avant de poursuivre. « Je vous lis directement les recommandations. Première action : la vente de tout produit nécessitant du pétrole ou de l’essence devrait être suspendue. L’essence devrait être rationnée au personnel civil clé, tels les docteurs ou les techniciens. Deuxième action : la nourriture devrait être rationnée. Les vendeurs et les distributeurs devraient être obligés de limiter leurs ventes à un niveau minimal de survie pour chaque client jusqu’à ce que l’établissement de cartes de rationnement ou d’un système de comptage puisse être mis en place…

— Mon Dieu ! Rationner la nourriture ? Si tôt ?

— Oui, monsieur, répondit Jane en levant les yeux du rapport. Plus tôt nous le mettrons en place, et mieux ce sera.

— Dire aux gens qu’ils ne peuvent plus faire de plein d’essence, je le conçois… mais…

— Charles, réfléchis, interrompit Malcolm. La majeure partie de la nourriture que nous consommons est importée. En fait, on ne doit produire qu’une infime fraction de ce qu’on mange, et même ça, c’est sûrement des produits de niche. Comme… je ne sais pas… de la merde, type mayonnaise ou pâte à tartiner. Les stocks d’aliments basiques, le blé, les céréales, les racines comestibles, la viande, tout ça vient de l’étranger. On ne produit plus ce genre de chose ici, de nos jours. Avec une suspension mondiale de la distribution de pétrole, le premier service interrompu sera celui des transports de marchandises… et d’aliments. »

Le Premier ministre se cacha le visage entre les mains et tenta, par un massage, de retarder la migraine qui allait apparaître bientôt suite au stress.

« Donc il faut aussi qu’on se préoccupe de notre réserve stratégique de nourriture ?

— Nous n’avons pas de réserve stratégique de nourriture, monsieur le Premier ministre. Tout ce que nous avons est déjà dans la chaîne de distribution.

— En d’autres termes, ce qui est actuellement sur les étagères de mon supermarché local ? »

Jane haussa les épaules d’un air d’excuse. « On peut dire ça comme ça… oui. »

Malcolm fît un geste en direction du rapport.

« Continuez, Jane.

— Troisième action : application immédiate de la loi martiale, d’un couvre-feu, d’une présence renforcée de la police et de l’armée déployée dans les grandes agglomérations du territoire. Quatrième action : cessation des transports en commun entre les villes… »

Charles leva la main pour l’interrompre. « C’est trop. Si je passe à la télé demain à l’heure du petit déjeuner pour annoncer ce genre de mesure, il y aura des émeutes dans les rues avant même le déjeuner ! »

Il se leva et s’avança vers la baie vitrée pour l’entrouvrir et laisser entrer une douce brise dans la pièce. La fenêtre donnait sur le modeste jardin du numéro 10.

« C’est le premier jour de crise… le premier jour ! Je ne peux pas me résoudre à toutes ces mesures. Elles causeront plus de tort que de bien. Et la situation dans le Golfe pourrait très bien se tasser d’ici quelques semaines. Bien, on va devoir se serrer la ceinture jusque-là, mais en attendant, ces décisions risquent de passer pour une réaction de panique. »

Malcolm se leva à son tour et s’approcha du Premier ministre, les yeux rivés sur le jardin illuminé par des lampes de sécurité.

« Et si la situation ne se tassait pas ? Et si la situation ne faisait qu’empirer ? Si la Chine et la Russie luttaient soudain pour les ressources de Tengiz ? fit Malcolm en gesticulant vers le rapport. Charles, il faut absolument que tu lises ce truc. Je l’ai parcouru tout l’après-midi. Ils emploient une image pour décrire le phénomène. » Malcolm ferma les yeux quelques secondes pour retrouver les mots exacts. « Le monde est un vieil homme au cœur fragile, et le pétrole est le sang qui coule dans ses veines. »

Il rouvrit les yeux et baissa le regard vers le jardin. « Il ne suffit que d’un seul caillot pour provoquer une attaque, et si la situation dure trop longtemps, les organes meurent peu à peu, Charles, l’un après l’autre. »

Malcolm se tourna face au Premier ministre et le dévisagea. « Même si le caillot se dissout et que le sang circule à nouveau, une fois les organes touchés, il est impossible de revenir en arrière. »

Il regarda encore une fois le jardin. « Notre monde est fragile, Charles, très fragile, il est bâti sur un ensemble d’interdépendances vulnérables. Et un événement tel que celui-ci… Ce qui se passe aujourd’hui pourrait vraiment tout faire basculer. »