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21 h 51 GMT
Shepherd’s Bush,
Londres
Jenny était assise en haut de l’escalier. Le pistolet que Leona avait trouvé reposait sur ses genoux. Les enfants avaient protesté un moment, mais elle avait réussi à les convaincre de monter dormir. Ils étaient exténués et avaient besoin de repos. Quand elle leur avait promis de monter la garde sur le palier du premier étage, ils avaient cédé et avaient accepté de la quitter.
Elle était fatiguée, elle aussi, mais elle avait l’esprit trop préoccupé. Elle ne trouverait jamais le sommeil. La confession de Leona lui posait désormais problème.
D’un côté, elle venait d’introduire une nouvelle donnée à l’équation, plus effrayante que tout : la pensée que des personnes louches traquaient peut-être sa fille, mues par une idée fixe : la tuer. D’un autre côté, elle était furieuse que le travail d’Andy ait mis en danger la vie de leur fille, de leur famille. Elle était furieuse qu’il ne se soit jamais confié à elle, qu’il ne lui ait jamais avoué avoir brièvement croisé le chemin de dangereux individus. Elle était furieuse qu’il ait fait promettre à sa fille de ne rien dire. Et enfin, elle était triste qu’il ait vécu seul pendant si longtemps avec cette inquiétude qui l’obnubilait et le préoccupait. Voilà qui expliquait beaucoup de choses… cela éclairait même certains tics qu’Andy avait développés au fil des ans : son habitude insupportable de réécouter la tonalité du téléphone après avoir raccroché, la tournée rituelle des fenêtres et des portes du rez-de-chaussée avant d’aller se coucher. Jenny l’avait même soupçonné de contracter une forme mineure de trouble obsessionnel du comportement.
À présent, elle comprenait.
Seigneur.
Elle frissonna. Des racailles traînant dans les rues, c’était une chose. Mais que Big Brother les observe, c’en était une autre.
« Professeur Andrew Sutherland ? demanda la silhouette sombre devant lui.
— Je vous ai dit de rester où vous êtes, ou je vous colle un trou dans la tête ! »
Andy aurait aimé que Westley lui offre aussi un viseur infrarouge. Le contour des trois formes se fondait dans l’obscurité du crépuscule et les hommes l’observaient peut-être à travers leurs propres lunettes de vision nocturne et le tenaient actuellement en joue.
« Calme-toi, Andy. »
La voix lui rappelait quelqu’un. Aucun doute.
« Vous êtes qui ? Je vous connais.
— Salut, Andy. C’est moi. »
Mike ? Sa voix lui rappelait vraiment celle de l’Américain.
« C’est toi, Mike ?
— C’est moi, oui. Comment tu vas ?
— Qu… qu’est-ce que tu fous ici ? demanda-t-il avant d’observer les deux autres silhouettes. Et qui est avec toi ? »
La forme obscure au milieu du groupe, celle qu’il pensait être Mike, fit un autre pas en avant et Andy sentit le poids d’une main se poser sur son arme et pousser doucement le canon vers le sol.
« Il faut qu’on parle, Andy, et il faut qu’on parle très vite. C’est à propos de ta famille. » Ces mots lui glacèrent le sang. « Oh, mon Dieu. Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Ils vont bien ? »
Mike hésita. « On ne sait pas. C’est ta fille, Leona. C’est pour elle qu’on s’inquiète. C’est à elle qu’il faut qu’on parle. » Andy scruta la silhouette devant lui. Oh, mon Dieu. Il est avec Eux ! Andy leva son arme. « Recule ! Ou je tire. Je déconne pas. »
Mike avança lentement. « Andy, mon ami, je suis désolé mais moi aussi, j’ai un flingue braqué sur ta tête. Et… » Mike éclata de rire. « Je sais aussi que tu vises comme un pied. Baisse ton arme ou je vais être obligé de repeindre la chaussée avec ta cervelle. »
Andy était certain que les deux autres le tenaient aussi en joue. Il baissa son pistolet.
Mike s’adressa d’un ton sec à ses acolytes. « Amenez-le à l’intérieur. »
Ils le désarmèrent, le saisirent par les bras et le traînèrent de l’autre côté de la rue étroite, passèrent le portillon d’un petit jardin pour entrer dans une maison saccagée au cours des derniers jours. Ils le laissèrent tomber sans cérémonie dans un fauteuil.
Il ne voyait rien tant il faisait sombre. Il sentit quelqu’un lui frôler les jambes, puis une petite lanterne s’alluma soudain – une lampe au sodium qui émettait une pâle lueur bleu clair. Mike était accroupi devant lui, son arme encore à la main ; s’il ne pointait pas le canon sur lui, il ne l’écartait pas non plus.
« Andy. Est-ce que tu as vu le film avec Keanu Reeves et Laurence Fishburne… Matrix ? »
Andy acquiesça.
« Tu te souviens de la pilule bleue ? »
Il acquiesça de nouveau : le moment où l’on demande à l’un des personnages, celui incarné par Keanu Reeves, d’oublier tout ce qu’il sait et de se préparer à une nouvelle réalité. La pilule bleue était une métaphore visuelle.
« Ouais, bon… qu’est-ce qu’elle a, cette pilule ?
— Eh bien, je crois que tu t’apprêtes à vivre ton instant pilule bleue. »
Jenny l’entendit distinctement : dans l’obscurité, quelque part dans le hall d’entrée au rez-de-chaussée, le frottement caractéristique du tissu contre le tissu, un bruissement imperceptible ; quelqu’un ou quelque chose en mouvement.
Elle retint sa respiration et tendit l’oreille.
Un instant plus tard, elle l’entendit de nouveau, suivi d’un infime craquement d’une latte du parquet.
Elle attrapa le pistolet posé sur ses genoux et le pointa vers le palier inférieur.
« Je vous entends », déclara-t-elle. Sa voix, réduite à un murmure, lui sembla pourtant exploser dans le silence total de la nuit.
Le craquement et le frottement s’interrompirent aussitôt. C’était d’autant plus effrayant pour Jenny car cela venait confirmer que quelqu’un était entré, que les bruits n’étaient pas le fruit de son imagination.
«Je… je suis armée et je pointe le canon vers vous », murmura-t-elle à nouveau.
Sa réplique fut accueillie une fois encore par un silence de marbre.
Elle perçut un autre mouvement au bas de l’escalier.
« Arrêtez-vous ! siffla-t-elle. Ou je tire.
— Madame Sutherland ? » demanda une douce voix masculine.
Entendre son nom sortir ainsi de l’obscurité la déstabilisa.
« Qui est là ? Qui êtes-vous ?
— Qui je suis n’a aucune importance, répondit la voix. Je suis venu pour une bonne raison. Je suis venu car à cent mètres d’ici, des hommes arrivent pour tuer votre fille.
— Quoi ?
— Ils viennent la chercher, vous savez, ils arriveront d’ici quelques secondes à peine.
— Mais vous êtes qui, putain ?
— Comme je viens de vous le dire, qui je suis n’a aucune importance. Il faut que je fasse sortir votre fille avant qu’il soit trop tard. »
« Je crois que tu t’y attendais un peu, Andy, déclara Mike. Tous ces trucs qui se déroulent partout dans le monde.
— Mon rapport. C’est inspiré de mon rapport. »
Mike sourit. « Oui, ton rapport. Et tu as déjà dû te demander à qui tu l’avais remis, à l’époque. Tu cogitais dur à l’arrière du camion en Irak, Andy, hein ? »
Andy gardait les yeux rivés sur le pistolet à quelques centimètres de lui. Serait-il assez rapide ?
« Bon, tu as donné ton rapport à de bonnes personnes. Qu’est-ce qu’ils t’ont dit quand ils t’ont contacté pour la première fois ? Qu’ils étaient experts en sécurité et qu’ils travaillaient pour plusieurs clients anonymes de l’industrie pétrolière ?
— Oui, c’est à peu près ce qu’ils ont dit.
— Ça ne t’a jamais effleuré l’esprit que ce pouvait être des terroristes ? Des intermédiaires mandatés par une quelconque puissance étrangère malintentionnée ?
— Je ne leur aurais pas livré le rapport si ç’avait été le cas.
— Non, j’imagine que non, malgré l’argent. C’était une sacrée somme, non ? »
Andy haussa les épaules.
« Ils tiennent à leur anonymat. C’est capital, pour eux, surtout à présent qu’ils ont réussi leur coup : mettre le monde à genoux. Des millions de gens vont mourir de faim, tu sais. Il y aura des centaines de guerres à petite échelle où beaucoup d’autres trouveront la mort. De vieilles rancœurs seront réglées, des rivalités ressurgiront tandis que la planète essaiera de gérer cette instabilité temporaire. Pour eux, ce n’est pas le moment idéal pour être identifiés au grand jour. Et c’est bien leur problème… parce que ta fille en est capable. »
Andy dévisagea Mike. « Alors t’es avec eux, c’est ça ? »
« Allons, madame Sutherland, baissez votre arme. Nous n’avons pas de temps pour ce petit jeu.
— Alors, qui… qui est dehors ?
— Des gens, de mauvaises gens : ceux qui sont derrière le désastre ambiant. Tout est lié, vous savez, tout se recoupe.
— Et vous ?
— Moi ? Moins vous en saurez et mieux vous vous porterez. Disons que j’ai été engagé, d’accord ?
— Engagé pour… pour faire quoi ?
— Pour trouver votre fille et la protéger, bien sûr. Écoutez, ce n’est pas le moment. Gardez votre arme, mais enclenchez la sécurité. Faisons-la sortir d’ici et mettons-la à l’abri, vous pourrez alors retirer la sécurité, braquer votre arme sur moi et me poser toutes les questions qui vous trottent dans la tête. »
Il était persuasif. Dieu savait à quel point elle voulait que la voix au rez-de-chaussée soit celle d’un sauveur, et non pas celle du bourreau de sa fille.
« Est-ce que je peux vous faire confiance ?
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, madame Sutherland ? Que non ? C’est une question idiote, étant donné la situation actuelle. Étant donné que nous n’avons plus beaucoup de temps. »
C’était une question idiote.
« Madame Sutherland ? Est-ce que je peux monter chercher votre fille ? »
Elle entendit craquer une marche sous son poids.
« Restez où vous êtes !
— D’accord. Je suis là, je ne bouge pas. »
Ô Seigneur, comme elle aurait voulu lui faire confiance.
Il a dit que je pouvais garder mon arme, non ? Il l’a dit. S’il avait voulu faire du mal à Leona, pourquoi m’encourager à garder mon arme ?
Elle s’apprêtait à baisser le canon du pistolet et accepter son aide lorsqu’un détail lui vint à l’esprit.
« Comment saviez-vous que Leona était ici, et pas chez elle ? »
Mike observa Andy. « Tu déconnes ? »
Ils entendirent trois détonations successives.
Et puis merde.
Andy tendit la main et attrapa la lanterne qu’il lança contre le mur. Elle se brisa et la pièce fut plongée dans l’obscurité. Les trois hommes reculèrent, surpris. Andy se redressa. Il bouscula Mike, le projeta sur le dos, puis il se précipita contre l’un des deux hommes pour sortir dans le couloir et, par la porte ouverte, s’enfonça dans la rue éclairée par la lune.
Ses semelles martelaient l’asphalte et il contourna un matelas avant de slalomer entre les restes d’une table, de chaises et d’objets ménagers éparpillés sur la chaussée.
Il jeta un regard vers leur maison à gauche. Elle avait été forcée comme tous les autres bâtiments, la porte était grande ouverte et leurs affaires avaient été jetées et abandonnées dans le jardin.
Devant lui, à droite, se dressait la maison de Jill.
D’un coup de pied, il ouvrit le portillon et remonta l’allée en quelques secondes. La porte était fermée. Il voyait qu’elle avait été abîmée, un grand trou irrégulier avait été creusé dans le bois. Il se rua dessus, épaule en avant. Le dernier gond céda et la porte tomba à grand bruit sur le sol du couloir.
« JENNY ! » hurla-t-il, sa voix rebondissant contre les murs. Aucune réponse, rien que le silence qui lui glaça les sangs à mesure qu’il comprenait : il avait été si près du but pour sauver sa famille.
Mais il venait d’entendre l’œuvre du bourreau : une balle pour sa femme, et une pour chacun de ses enfants, tout était terminé.
C’est alors qu’il s’éleva, presque imperceptible… un sanglot en haut de l’escalier. Andy ne voyait rien, mais le son s’amplifia et se précisa, sembla descendre les marches jusqu’à se trouver à côté de lui. Dans la faible lueur de la lune, il vit deux mains pâles s’avancer vers lui.
« Oh, mon Dieu, Andy ! s’écria Jenny en l’étreignant avant d’enfouir son visage contre son épaule. Andy ! Andy ! » Ses larmes étaient incontrôlables.
« Jenny. Jenny… et les enfants ? »
Elle leva les yeux vers lui.
« Ils vont bien, tous les deux.
— J’ai entendu des coups de feu. »
Elle s’apprêtait à lui répondre quand le faisceau d’une lampe torche s’arrêta sur eux ; des bruits de pas résonnèrent dans la rue, ils venaient dans leur direction.
« Oh, mon Dieu ! s’écria-t-elle avant de lâcher Andy pour brandir le pistolet.
— Donne-le-moi. »
Elle lui tendit l’arme et il la pointa juste au-dessus du faisceau qui tressautait vers eux.
« C’est qui, ces gens ? murmura-t-elle lorsque la lampe s’arrêta soudain de bouger et que les bruits de pas cessèrent.
— Je ne sais pas encore.
— Andy ! cria Mike depuis l’obscurité derrière le portillon. Ne sois pas idiot, on est trois et tu es seul. Baisse ton arme. »
Andy n’était pas prêt à se rendre. En l’espace d’une minute, il avait été certain que sa famille venait d’être assassinée, puis il avait découvert qu’ils étaient tous sains et saufs, mais qu’ils risquaient à présent de tomber sous les coups de ces hommes.
« Mais t’es qui, Mike ? lança-t-il d’une voix rauque.
— On est les gentils, Andy, les gentils. Crois-moi, répondit l’Américain hors d’haleine après sa course.
— Il a dit qu’il y avait des hommes dehors qui traquaient notre fille, cria Jenny.
— Il ? demanda Mike. Qui ça, il ? »
Andy la dévisagea.
« Il était là il y a quelques secondes, sur les marches. Il disait qu’il venait protéger Leona. Je lui ai demandé de rester où il était… » Sa voix se brisa.
« Mais il ne m’a pas écouté… j’ai tiré… et il s’est enfui.
— Andy ! s’écria Mike. Ils sont ici, ils savent où elle est. Il faut que tu me fasses confiance, maintenant. » Andy ne baissa pas son arme. « Bon, si on voulait vraiment tuer ta fille, je serais pas en train de discuter avec toi : je serais déjà en train d’enjamber vos cadavres. Réfléchis un peu. »
Sur le palier supérieur, Jacob s’écria : « Papa est rentré à la maison ? »