61
18 h 15 GMT
Station-service de Beauford
« Arrêtez ça immédiatement ! »
Quelle voix puissante.
« Non mais, qu’est-ce que vous foutez, hein ? »
Une voix assourdissante qui interrompit net les hurlements de la foule comme une détonation de fusil. Le tatoué, la blonde platine et les gens qui portaient Jenny s’immobilisèrent. Ils ne la reposèrent pas au sol, mais ils parurent hésiter un moment.
« Qu’est-ce qui se passe ici ? »
C’était la voix de Ruth. Son accent de Birmingham, son intonation qui ne s’en laissait pas compter.
« C’est comme ça que se comportent les adultes ? » continua Ruth comme une prof de collège qui gronderait une classe d’adolescents indisciplinés.
Jenny sentit les mains se desserrer autour de ses membres, en proie à une honte temporaire. On la rapprochait du sol. Elle leva la tête, plissa les yeux dans les rayons du soleil qui fondait déjà à l’horizon. Ruth était debout devant le camion, jambes écartées, mains derrière le dos. Dans son tailleur sombre, elle ressemblait à une femme flic ou à une gardienne de prison.
« C’est ça, reposez-la par terre ! aboya-t-elle encore, sa voix un peu moins assourdissante maintenant que la foule s’était tue. À quoi vous pensez, vous autres ? »
Le tatoué fut le premier à retrouver la parole. « Cette salope est de mèche avec les connards, à l’intérieur. » Jenny regarda Ruth et comprit. Ils croient que Ruth est avec eux. Dans le feu de l’action, ils n’avaient pas dû la voir sortir de derrière le camion. Jenny croisa son regard et Ruth sembla lui adresser un hochement de tête presque imperceptible. Elle a compris, elle aussi.
« Ah, ouais ? Peut-être bien, mais c’est pas une raison pour se comporter comme ça ! C’est une honte ! On est pas des sauvages, si ? »
Son approche sévère semblait fonctionner pour l’instant. Peut-être qu’inconsciemment, elle faisait appel à l’enfant qui se cache en nous tous. La foule en colère ressemblait désormais à un groupe d’ados sermonnés par leur directeur.
« Mais ces connards à l’intérieur, ils gardent toute la bouffe et nous, on a faim ! répliqua la blonde sans relâcher son étreinte douloureuse autour du bras de Jenny.
— Et on a soif. Il n’y a plus d’eau courante », cria quelqu’un dans la foule.
Ruth fit quelques pas prudents vers Jenny. « Peut-être bien. Je vais aller leur parler. Je vais leur faire entendre raison. Mais laissez partir cette pauvre femme. » Elle dévisagea la blonde. « Tout doux. »
L’humeur de la foule autour de Jenny était incertaine, changeante. Bien plus que de l’eau ou de la nourriture, les gens cherchaient quelqu’un qui puisse leur montrer le chemin. Et cette femme à l’air solide, à la voix de stentor et au sens pratique rassurant semblait combler leur attente.
Oh, mon Dieu… elle va me sortir de là !
Le tatoué desserra son étreinte.
Mais la blonde avait toujours la main autour du biceps de Jenny, ses ongles longs plongeant dans sa peau.
Ruth concentra son regard sur la blonde.
« Écoute-moi », fit Ruth en avançant encore jusqu’à n’être qu’à un mètre d’eux. Elle baissa les yeux vers la femme maigrichonne. La silhouette généreuse de Ruth, sa taille imposante et son tailleur sombre, tous ces détails subtils contribuaient à faire pencher la balance en sa faveur.
« Je vais aller leur parler, dès que tu l’auras lâchée. On est anglais, putain ! On ne va pas se comporter comme les sauvages d’un pays sous-développé. Compris ? »
Ruth fit un autre pas en avant et tendit la main vers Jenny, l’autre bras toujours derrière son dos.
La blonde l’observa avec méfiance, resserrant ses doigts autour du biceps de Jenny. « Ah, ouais ? Et comment tu vas les convaincre de partager leur nourriture, hein ? Et puis qui t’a permis de nous donner des ordres ? »
Le visage de Ruth se durcit, elle fit la moue et plissa les yeux. « Je te conseille vraiment de pas me chercher des noises, ma chérie. Vraiment pas. Des connes comme toi, je les bouffe au petit déj’. »
Oh, mon Dieu, pensa Jenny en se sentant presque en sécurité… elle est terrifiante.
La blonde dévisagea Ruth en silence. « Attends voir, t’es même pas de notre cité. Je connais tout le monde. Je t’ai jamais vue, toi. »
Jenny tourna la tête vers Ruth.
Tu viens d’être démasquée.
« Et alors ? Je viens de Burnside, la cité la plus dangereuse de Birmingham. Ça veut rien dire, ça ? »
Jenny l’entendit. Ce qui voulait dire que toute la foule l’avait entendu. Un léger tremblement dans la voix de Ruth.
La blonde sourit, sentant le vent tourner à nouveau.
« Tu fais partie de ces branleurs à l’intérieur, pas vrai ? » Elle s’adressa à la foule : « Elle est pas de notre cité, elle est pas des nôtres ! »
Il y eut un moment de flottement. Ils auraient préféré avoir Ruth à leur tête, mais ils fonctionnaient d’après un accord tacite : leur quartier était leur tribu. Ils devaient se serrer les coudes car personne ne viendrait les aider. Quand les choses commencent à merder, reste avec les tiens.
Ruth profita de cette pause.
Avec une rapidité stupéfiante pour quelqu’un de sa taille, elle tendit le bras à quelques centimètres du visage de la blonde. Jenny vit qu’elle brandissait quelque chose, une sorte de petite canette bleue. L’objet siffla et aspergea le visage de la blonde qui hurla de douleur et tomba à terre, la tête entre les mains. Ruth tira Jenny.
« Cours ! cria-t-elle en lui montrant l’avant du camion. Il y a un peu de place pour passer. »
Jenny tituba et passa devant Ruth en trombe.
Ruth resta sur place un instant, le bras toujours tendu. « C’est une bombe lacrymo ! Faites un pas en avant et je vous brûle le visage ! » beugla-t-elle à l’attention de la foule.
Jenny contourna le véhicule et aperçut l’interstice entre le camion et la baie vitrée. Elle jeta un œil en arrière, Ruth reculait pas à pas, la bombe lacrymo brandie devant elle comme un flingue. Certains restaient à sa hauteur, d’autres s’étaient écartés sur les côtés. Jenny comprit que ces derniers risquaient de couper la retraite de Ruth. Il fallait qu’elle fasse volte-face et coure immédiatement.
« Ruth ! Dépêche-toi !
— J’arrive ! » répondit Ruth sans oser quitter la foule des yeux.
Elle fit quelques pas supplémentaires puis se mit à courir.
Mais un projectile fendit les airs dans sa direction. Une brique ou un pavé… Il la heurta dans le dos et elle perdit l’équilibre, s’affalant au sol.
« Ruth ! » hurla Jenny.
La foule fut aussitôt sur elle et avant qu’elle ne se referme sur la silhouette étendue de Ruth, Jenny vit la blonde platine s’agenouiller au-dessus d’elle, les yeux injectés de sang larmoyants, et la frapper au visage de son petit poing nerveux.
« Rentrez tout de suite ! lança Paul en l’attrapant par le bras pour l’attirer dans l’interstice. On ne peut plus rien faire pour elle. » Il la mena vers la porte tambour, la poussa dans l’ouverture et s’appuya contre le plastique pour la faire pivoter – jetant des regards inquiets par-dessus son épaule tandis que les pans glissaient lentement.
Sans électricité pour l’actionner, Paul devait y mettre toutes ses forces.
Jenny se retrouva dans la chaleur intense du hall d’entrée à l’instant où Paul plongeait dans l’ouverture suivante. Elle aperçut la foule qui se faufilait à l’avant du camion le long de la baie vitrée et frappait de ses poings contre le Plexiglas pour les intimider.
« Allez, Paul ! » cria-t-elle en s’appuyant de tout son poids contre le tambour qui pivota un peu plus vite.
Paul émergea lorsque la première personne entrait à son tour dans l’ouverture suivante. Il attrapa un seau qu’il glissa dans l’interstice du tourniquet. La porte fit un soubresaut et s’immobilisa. À travers le Plexiglas épais, Jenny entendait les huées de la foule en colère.
Dans le hall d’entrée, en revanche, elle aurait pu entendre une mouche voler. Les employés de M. Stewart ne comprenaient pas les invectives qu’on leur criait mais saisissaient parfaitement l’intention derrière les huées et les sifflets. Dans un silence horrifié, ils observèrent les visages pâles et enragés dehors. L’une des femmes les plus âgées, une Nigériane, se mit à pleurer en répétant une phrase.
Une prière ?
Le sang de Jenny se glaça dans ses veines. « Ils l’ont tuée, murmura-t-elle. Ils ont tué Ruth. »
Et nous sommes les prochains sur la liste.