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23 h 46 GMT
 
Station-service de Beauford

 

 

Paul la mena à l’arrière du bâtiment sous le faible éclairage, devant l’aire de jeux et la porte fermée du bureau de M. Stewart. Elle se demanda ce qu’il pouvait bien faire là-dedans. Ses employés, pour la plupart des femmes assez âgées, étaient perdus et effrayés ; ils avaient besoin qu’il soit avec eux dans le hall, et non pas caché seul dans son bureau.

Une rangée de portes se dressait devant eux. Trois indiquaient les toilettes, la quatrième affichait simplement RÉSERVÉ AU PERSONNEL.

Paul poussa cette dernière qui donnait sur un étroit couloir éclairé par une ampoule rouge suspendue au plafond bas. Le passage était large d’un mètre à peine, encombré de cartons et de caisses entassés en désordre contre le mur à droite : les stocks de produits non périssables. Pas de nourriture, bien entendu, juste les merdes qu’on s’attendrait à trouver dans une station-service : LES CLASSIQUES DU ROCK POUR LA ROUTE (48 CD), MUGS SOUVENIR DE LA STATION DE BEAUFORD (pack de 24), FIGURINES DE CÉLÉBRITÉS (assortiments, 24 pièces).

Paul ouvrit la marche dans le couloir, se glissant parfois avec peine entre les montagnes d’emballages.

« Si c’est ici qu’ils entreposent leur stock, je parie que la porte de service est dans le coin. »

Elle s’arrêta près d’une pile de cartons : ÉVIAN (36 × 1 litre). Elle sortit une demi-douzaine de bouteilles.

En l’entendant ouvrir la boîte, Paul s’arrêta et se retourna. « Ouais, bonne idée. » Il continua sa progression dans le couloir. Jenny le suivit, des bouteilles plein les bras.

« Voilà, dit-il enfin. On dirait bien une porte de service. »

Le couloir se terminait par une lourde porte métallique d’un mètre de large, allant du sol et plafond, et qui semblait glisser de gauche à droite sur un rail. Elle était cadenassée.

« Oh, voilà, c’est fermé à clé, marmonna Jenny.

— Pas grave, j’ai piqué ça à M. Stewart dans son bureau, il y a quelques heures, déclara-t-il en sortant de sa poche un trousseau de clés.

— Il n’a rien remarqué ?

— Pas vraiment. Il était bourré, son brandy l’a mis KO. »

Paul inspecta les clés, mais aucune ne portait de marque ou d’indication.

Jenny renifla. « Oh, merde ! Vous sentez ça ? »

Paul s’interrompit et prit une longue inspiration.

« Du plastique brûlé ?

— Oui. Ils ont déjà mis le feu à la porte. Vous feriez mieux de vous grouiller.

— Je fais ce que je peux », marmonna-t-il en essayant chaque clé dans le cadenas.

Jenny se retourna pour regarder le couloir mal éclairé et écouter les bruits étouffés qui lui parvenaient. Elle entendait les employés qui pleuraient et suppliaient, en petit-nègre ou dans leur propre langue, qu’on les laisse tranquilles. Leurs voix étaient perçantes, tendues par la panique et la peur. Au-delà, elle percevait les huées et les cris des gens qui essayaient d’entrer.

« Allez ! Laquelle d’entre vous entre là-dedans ? » siffla Paul, frustré, en manipulant les clés.

Une pensée traversa l’esprit de Jenny. « Et s’ils nous attendaient de l’autre côté de la porte ? »

Paul s’interrompit une fraction de seconde. « Putain, j’en sais rien. Ils auront sûrement pas cogité tant que ça. Faut juste espérer qu’ils seront tous massés devant la station. »

Elle hocha la tête, dubitative : ce n’était pas la réponse rassurante qu’elle attendait.

L’odeur de plastique brûlé s’amplifia et elle entendait à présent des heurts, comme si quelqu’un collait des coups de pied dans le tourniquet pour tester si le Plexiglas commençait à céder.

« Ô, Seigneur, dépêchez-vous !

— Je fais ce que je peux. »

Elle l’entendit faire tinter les clés et au bout de quelques secondes de frustration, un petit clic résonna.

« Ça y est, j’ai réussi ! »

Paul retira le cadenas, le jeta sur le côté, puis attrapa la poignée de la porte.

« Ouvrez-la sans faire de bruit, s’il vous plaît », murmura-t-elle.

Il acquiesça et tira doucement. La porte émit un énorme grincement tandis que le métal crissait sur les rails au sol et au plafond. Il la fit glisser de quelques centimètres et Jenny aperçut une bande verticale de ciel bleu foncé – un ciel nocturne dégagé.

Il attendit un moment en espérant que le grincement n’aurait attiré l’attention de personne, puis il entrouvrit un peu plus la porte.

Soudain, un bruit sourd retentit et l’immense pan métallique coulissa dans un rugissement assourdissant, rebondissant sur les rails dans un raffut de tous les diables. Jenny devina les silhouettes d’un groupe de personnes qui se détachaient sur le ciel sombre, éclairées par la lueur rouge du couloir. Des hommes pour la plupart, quelques femmes. Des jeunes, d’autres plus âgés. Des habitants de la cité.

« Je vous en prie… ne nous faites pas de mal ! » supplia-t-elle en sentant l’étreinte glacée de la peur lui arracher l’air des poumons et lui couper les jambes.

L’un d’eux s’avança. Un jeune homme au crâne rasé, une chemise nouée autour de la taille et exposant son torse mince et musclé tatoué sur un flanc d’un motif celtique. Jenny contempla son visage rouge, agressif et tacheté, à quelques centimètres du sien. Il avait l’air dur, furieux, prêt à se ruer sur elle.

Il fit un geste en direction des bouteilles qu’elle portait encore.

« Je peux en avoir une ? J’ai super soif. »

Jenny fut déroutée. « Oui… euh… bien sûr. » Elle lui en tendit une qu’il attrapa en hochant la tête.

« Merci.

— Il y en a d’autres à l’intérieur, déclara Paul. Il y a un carton entier sur la droite, servez-vous. »

Le reste du groupe se rua dans le couloir, certains marmonnant un « merci » au passage.

Jenny regarda l’homme engloutir la bouteille d’eau. Il était assoiffé, sa pomme d’Adam tressautait tandis qu’il déglutissait. Elle lui montra le couloir. « Vous feriez mieux de les suivre et de vous servir avant qu’il n’y ait plus rien. »

Il acquiesça, lui rendit la bouteille presque vide et s’essuya la bouche du dos de la main.

« Ouais, merci pour l’eau », répliqua-t-il avant de s’engouffrer dans le couloir et de slalomer entre les cartons.

Jenny se tourna vers Paul. « J’ai cru qu’il allait me déchiqueter. »

Paul semblait tout aussi surpris. « Un voyou poli… Bon, allons-nous-en, tant qu’on le peut encore. »

Ils sortirent.

La nuit était encore chaude. Dans des circonstances différentes, il aurait été agréable de passer la soirée sous les étoiles. Paul scruta les alentours. Il vit les silhouettes sombres d’autres personnes courant vers eux, attirées par la lueur rouge qui se répandait par la porte de service.

Paul lui attrapa le bras et murmura : « Ils ne seront peut-être pas aussi polis. Faites comme si on était des leurs. »

Le groupe s’approcha et Paul cria :

« La porte de service est ouverte, il y a plein de trucs à l’intérieur.

— Merci, mon pote, répondit une voix dans l’obscurité.

— Il y a de l’eau ? demanda une autre.

— Ouais, mais vous feriez mieux de vous dépêcher », annonça Paul.

Le groupe les dépassa sans aucun autre commentaire et se remit à courir vers l’entrée.

Lorsque Paul et Jenny contournèrent la station, ils virent les flammes encore hautes et le parking désormais désert. Jenny supposa que les gens étaient entrés dans le bâtiment pour se servir et emporter tout ce qu’ils trouveraient. Elle entendait un vrai remue-ménage ; des exclamations, le bruit de chutes d’objets, mais à son grand soulagement, aucun hurlement, aucun signe de violence, aucune supplique.

« Qu’est-ce qu’on fait ? chuchota-t-elle.

— La voiture. C’est celle de M. Stewart. J’ai aussi pris ses clés.

— D’accord. J’espère qu’ils ne l’ont pas mise en pièces.

— Venez. »

Paul traversa le parking d’un pas rapide vers la section réservée au personnel. Jenny le suivit en jetant un coup d’œil inquiet derrière elle. Le camion bloquait presque toute la vue, mais elle apercevait de temps à autre les faisceaux vacillants de lampes torches à l’intérieur du bâtiment et les flammes orange qui s’élevaient encore du tourniquet. Le feu qu’ils avaient allumé pour ramollir le Plexiglas de l’entrée commençait à gagner du terrain ; elle était certaine qu’au petit matin, la station ne serait plus qu’un tas de ruines fumantes.

Paul tira quelques clés de sa poche et elle les entendit tinter à nouveau.

« Ah, ça ressemble à une clé de voiture, ça », annonça-t-il dans l’obscurité en pressant sur le bouton d’ouverture automatique des portes. Une seconde plus tard, la voiture émettait un son aigu et les feux de détresse clignotèrent à plusieurs reprises. Ils s’y précipitèrent. Le véhicule semblait intact : pas d’éraflure, pas de pneu crevé. Jenny s’autorisa à espérer qu’ils allaient sortir sains et saufs de cette histoire.

Ils s’engouffrèrent dans l’habitacle, impatients de s’éloigner avant que quelqu’un les remarque. Jenny laissa tomber les bouteilles sur le sol à ses pieds.

« Ce serait bien que M. Stewart ait fait le plein », lança Paul en glissant la clé dans le contact. Il démarra et le tableau de bord s’éclaira.

« Putain, merci ! soupira-t-il. Une moitié de réservoir, c’est potable. Mieux que rien.

— Je croyais que vous ne saviez pas conduire ? »

Paul afficha un sourire gêné en faisant marche arrière. « Bon, d’accord, j’ai menti… Abattez-moi. »

Jenny se retourna sur le siège passager pour observer la station, s’attendant à voir une marée humaine émerger du bâtiment et se lancer à leur poursuite, déterminée à les arracher de la voiture pour les égorger.

Mon Dieu, on se croirait vraiment dans… dans un de ces films de zombies.

La situation ressemblait à un scénario postapocalyptique : les flammes tremblantes, le sol jonché de débris et de déchets, les faisceaux de lampes torches, la foule frénétique qui fouillait le bâtiment, les bruits, le chaos.

Paul prit la sortie qui débouchait sur la voie d’insertion vers l’autoroute et vers le sud.

Elle jeta un dernier coup d’œil à la station dans le rétroviseur, jusqu’à ce qu’elle disparaisse de son champ de vision.

Mon Dieu, et cela ne fait que quatre jours.