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21 h 21, heure locale
 
Route menant à Baïji, Irak

 

 

Andy pressa le reste de son repas hors de la poche en aluminium. Au bout de quelques bouchées d’un poulet tiède et de pâtes aux champignons, il décida qu’il était rassasié. Tout comme dans les baraques à frites des bords de route, le fumet des rations bouillant dans l’eau chaude au-dessus des petits réchauds à gaz avait été bien plus appétissant que leur goût.

Dans l’habitacle sombre de la Land Cruiser, Andy, Mike et Éric, l’ingénieur français, mangeaient en silence, avec pour seul bruit celui de leurs poches en aluminium. Dehors, la pleine lune répandait sur la route déserte et les plateaux environnants une lueur à l’éclat inquiétant. Au cours des trois dernières heures, ils n’avaient pas vu passer plus d’une douzaine de véhicules. Chacun avait été arrêté par le point de contrôle installé à la hâte, puis autorisé à repartir après une fouille sommaire à la lumière d’une lampe torche. Toutes les voitures étaient chargées de biens matériels et d’habitants en exil, fuyant certainement les conflits grandissants dans les villes. Ici, avec pour seule compagnie la lune, les étoiles et le léger sifflement de la brise, Andy admit qu’on pouvait considérer la soirée comme calme et monotone. À part le rayonnement orangé et inquiétant de Baïji à l’horizon, on pouvait vraiment dire cela.

D’après les bribes d’information qu’ils captaient sur le service international de la BBC et sur les reportages plus détaillés des stations locales traduits par Farid, il semblait que les troubles nés dans la matinée à Riyad s’étaient étendus comme un raz-de-marée à travers toute la péninsule arabe.

« Ils sont devenus fous », commenta Mike en brisant le silence.

Dans l’obscurité, Andy acquiesça, bien que l’Américain ne soit pas en mesure de voir ce geste d’approbation.

« J’arrive pas à croire à quelle vitesse ça se répand, répondit-il au bout d’un moment.

— Aucun moyen de comprendre ces connards de fous furieux. D’abord, ils se retournent contre nous parce qu’on a foutu dehors leur dictateur de pacotille, et puis tout à coup, ils s’en prennent les uns aux autres. Tu crois qu’ils se sont lassés de faire sauter les étrangers ? »

Andy aspira une bouffée d’air et expira lentement. Il avait vécu tant de conversations à Londres qui commençaient ainsi, autour d’un dîner avec les amies de Jenny et leurs maris. Les hommes parlaient presque invariablement de l’émission de télé Top Gear, de foot, des prix de l’immobilier et parfois, très rarement, de politique. Même s’ils s’en tenaient à un discours très superficiel du genre : « C’est comme ça que j’arrangerais la situation, moi. »

Éric resta un instant silencieux avant de marmonner quelque chose en français qui semblait marquer son accord avec le Texan. Il termina sa phrase par un unique mot anglais qu’ils purent comprendre tous les deux, « sauvages ».

La portière côté passager s’ouvrit et une rafale de vent froid fît entrer un nuage de poussière et de sable dans la voiture. Farid grimpa, son keffieh voletant autour de son visage. Il referma rapidement la porte.

« Les autres vont bien ? demanda Andy.

— Amal et Salim dorment. L’autre ingénieur, U… Us…

— Ustov », compléta Éric.

Farid acquiesça poliment. « Ustov dort aussi. »

Un silence gênant s’installa jusqu’à ce que Mike décide de le briser à sa manière peu amène.

« Alors, pourquoi est-ce que vous autres, il faut que vous vous tapiez sur la gueule, maintenant ? »

Le vieil Irakien se tourna vers Mike.

« Ce n’est pas nous autres, tous. Beaucoup, comme moi, on veut la paix.

— Ah, ouais ? Mais à chaque fois qu’une mine saute sur un bas-côté de route et perce un trou dans un de nos convois, vous êtes plutôt nombreux à sauter de joie dans les rues en brandissant vos flingues vers le ciel.

— Pas tout le monde.

— Et maintenant, vous vous tirez dessus, continua Mike en riant presque d’exaspération. Enfin quoi… je pige pas… Pourquoi ?

— Je m’attends pas à ce que vous compreniez.

— Mais vous êtes tous frères, non ? Tous les musulmans ? C’est nous, normalement, les grands méchants, non ?

— Tu me demandes pas de comprendre pourquoi tant de tes frères chrétiens sont morts pendant ta guerre de Sécession ? »

Une pause dans l’habitacle annonça à Andy un éventuel éclat enragé de Mike. Mais tout à son honneur, celui-ci répondit d’un ton mesuré. « Non, j’imagine que tu ne pourrais pas comprendre si tu n’étais pas né dans un État du Sud. Merde, bien sûr que non, tu pourrais pas comprendre. »

Andy se retourna sur son siège pour leur faire face.

« Pourquoi ne pas mettre la politique de côté, hein ?

— Je voudrais juste comprendre ce qui motive ces gens, dit Mike. On est venus, on a viré Saddam, on a essayé de reconstruire le pays, de réparer les centrales électriques, les systèmes d’égout, l’approvisionnement en eau, les hôpitaux. On a rebâti les écoles pour que les petits garçons et les petites filles…

— Vous avez reconstruit notre pays, oui… mais à votre image ! » répliqua Farid.

Sa voix douce était montée d’un cran dans les aigus. C’était la première fois qu’Andy entendait le vieil homme habituellement placide élever le ton sous l’emprise de la colère. Tandis qu’il cédait à l’énervement, son bon anglais se fracturait peu à peu.

« On veut pas nos filles dans les écoles, d’apprendre comment devenir femmes des affaires, de danser moitié nues dans salles de gym devant d’autres hommes, de faire des déjeuners de business, de conclure des gros contrats. On veut pas d’acheter des hamburgers McDonald, pas de Coca, pas de Pepsi, pas de santiags. »

Farid s’interrompit brusquement, grinça des dents en silence et scruta le désert éclairé par les rayons de lune. « C’est notre pays. Les Irakiens peuvent réparer à nouveau, comme puzzle. On sait comment est… sont toutes les pièces, et où elles se rangent. Vous les Américains, vous savez même pas à quoi ressemble l’ensemble ! »

Mike éclata de rire. « Bon Dieu, quel tas de conneries. Je vais te dire, moi, je sais que t’as pas réussi à refaire ton puzzle quand des femmes et des enfants explosent tous les jours en mille morceaux sur les places des marchés. La meilleure occasion que vous ayez eue de reconstruire cette parcelle merdique de désert que t’appelles ton pays, c’est quand on est arrivés pour faire tomber la statue de Saddam. Et vous nous avez jeté cette chance à la figure. Alors que, franchement, le seul truc qu’on voulait, nous, c’était repartir d’ici vite fait bien fait. »

Farid hocha la tête.

« Tout le monde sait pourquoi l’Amérique vient ici.

— On a qu’à s’en tenir là, dit Andy aux deux hommes. On n’a pas besoin de…

— Merde, à la fin ! T’es qui, toi ? Ma mère ? cracha Mike.

— Je dis juste qu’on pourrait se passer de ça, en ce moment.

— Bien sûr, ouais, n’importe quoi », marmonna-t-il d’une voix grave.

Il ouvrit la portière à l’arrière de la voiture, sortit et la claqua derrière lui.

Ils observèrent sa grande silhouette noire qui se détachait sur le sol d’un bleu pâle et brillant éclairé par la lune, et qui disparut rapidement dans la nuit. Un instant plus tard, ils distinguèrent l’éclat d’une allumette, puis un point orange faisant à intervalles réguliers des allers-retours de haut en bas.

« Il est comme tous les Américains, grommela Farid.

— Farid, ça suffit pour ce soir, d’accord ? déclara Andy d’une voix douce en décochant un regard sévère au vieil homme. Eux, là, dit-il en désignant Mike du menton, ils ont envie de déguerpir d’ici autant que vous avez envie de les voir partir. Ils ne sont pas là pour votre pétrole. »

L’interprète sembla peu convaincu par son assertion, mais n’offrit aucun contre-argument. Au bout d’un moment à écouter en silence le sable soufflé par une brise régulière tinter contre les vitres, il remua.

« Je vais me reposer », dit-il avant de souhaiter bonne nuit à Andy et Éric, et de quitter leur Land Cruiser pour rejoindre l’autre.

Andy hocha la tête à ces mots.

Ils ne sont pas là pour votre pétrole.

Si seulement cela pouvait être aussi simple. Quiconque connaissait l’incapacité totale de l’Irak à pomper et à exporter seul son pétrole devait savoir cela. Quiconque avait pris le temps de regarder la situation dans son ensemble devait savoir cela. Quiconque prendrait le temps de faire des recherches sur les projets à long terme devait savoir cela. Et si on demandait à Andy pourquoi les Américains étaient venus là, et s’il devait donner une seule et unique raison, afin de simplifier au mieux le scénario pour le rendre digeste, il savait très bien quelle réponse il formulerait.

Ils sont ici pour garder un œil sur les Saoudiens.

La guerre du Golfe, du moins la seconde, n’avait pas pour but de traquer les membres d’al-Qaida, ni de trouver des armes de destruction massive, encore moins de détrôner un dictateur. Elle avait été menée dans l’espoir d’installer une présence militaire visible et permanente au beau milieu de toutes ces nations productrices de pétrole. Un avertissement clair à tous, en particulier aux Saoudiens, pour les prévenir de continuer à bien jouer le jeu selon les règles.

Mais la situation semblait avoir pris une très mauvaise tournure.

Il soupçonnait les forces américaines de vouloir limiter les dégâts dans une tentative désespérée de surveiller et de préserver les installations pétrolières en Arabie Saoudite, ainsi qu’au Koweït, en Oman et dans les autres pays producteurs. Il se demandait cependant s’ils seraient capables d’enrayer l’engrenage avant que les autres raffineries et stations de pompage de cette région du monde finissent comme IT-1B, la carcasse calcinée qu’ils avaient traversée ce matin-là.

Seigneur, si tous les pays producteurs sont sur cette voie…

C’était un scénario, parmi tant d’autres, qu’il avait envisagé. Et c’est tout ce qu’il faudrait pour que l’effet boule de neige se déclenche, à peine quelques mois, putain… quelques semaines, même peut-être sept jours sans un flot régulier d’essence, et c’était plié.

Il avait imaginé qu’une telle éventualité finirait par se produire. On aurait même pu dire qu’il l’avait… prédit.

Andy sortit son portable une fois encore, chercha le réseau et jura.