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15 h 00 GMT
Shepherd’s Bush,
Londres
Leona se retourna pour voir les trois gars juste derrière eux. Elle fut surprise qu’ils aient pu s’approcher si près sans le moindre bruit.
Sauf si c’était leur intention, évidemment.
« T’aurais pas une clope, mec ? » demanda celui du milieu, un Noir plus petit que les deux autres. Une version plus malingre du rappeur 50 Cent. Il était flanqué de deux garçons plus grands, minces, blancs, en jogging baggy qui pendouillait à leurs fesses comme des Pampers pleines. À la fac, on surnommait les étudiants qui s’habillaient ainsi des « wiggers » – une combinaison de white et nigger, nègre blanc, qui qualifiait ces faux gangsters, ces cailleras. Ces Blancs qui auraient voulu être noirs et qui faisaient de leur mieux pour laisser croire qu’ils avaient grandi dans les banlieues pourries de Los Angeles. Elle détestait ce terme, presque autant que le mot original détourné, mais il résumait bien les gars.
« Euh… je fume pas, répondit Dan avec un sourire amical mais incertain. Enfin, des fois je fume quelques lattes dans les soirées et… et… enfin, j’ai pas de clopes sur moi. »
Le gamin aux airs de 50 Cent se tourna vers Leona. « Et toi, chérie ? »
Leona savait très bien que tout cela n’avait rien à voir avec une cigarette.
« Je fume pas non plus. Mais vous trouverez un tas de cartouches de clopes à l’intérieur du magasin, suggéra-t-elle en montrant une vitrine cassée derrière eux.
— Putain, ouais… on va aller regarder, répondit 50 Cent en jetant un œil au verre brisé avant de la dévisager à nouveau. Tu veux squeezer avec nous ? »
Leona hocha la tête. Elle était quasi sûre que squeezer voulait dire traîner, rien de plus. Mais les choses risquaient de prendre une autre direction… elle savait très bien ce qu’il avait en tête.
« Non, merci. Je rentre avec mon copain.
— Ouais, ajouta Dan. On a terminé ici… on… on rentre juste chez nous.
— C’est la jungle ici. Mais c’est plus une simple jungle urbaine, c’est la vraie jungle, intervint 50 Cent. Les flics sont partis, c’est la folie par ici. »
L’un de ses acolytes, son wigger personnel, éclata de rire. Leona lui donnait 17 ans, sa peau de bébé était marquée de cicatrices d’acné au-dessus de ses sourcils dont l’un avait été rasé en petites raies successives.
« Ouais, on a remarqué, commenta Dan. Alors on va faire demi-tour et…
— Hé, mec ! C’est pas à toi qu’on cause, l’interrompit le gamin au sourcil rasé. Pauvre con. »
Leona serra la main de Dan pour le faire taire. C’était sûrement une bonne piste pour les pousser à s’éloigner et à retourner d’où ils venaient, mais cela devait sortir de sa bouche à elle. Un truc malin, macho et marrant pourrait faire l’affaire, il fallait les faire rire pour avancer. Tout ce qu’il pourrait dire, lui, serait pris comme une provocation.
«C’est de la folie pure, lâcha Leona. Ouais… putain, c’est trop clair, mec. Mortel, hein ? »
Les trois mecs sourirent. Elle pensa qu’ils avaient apprécié ses propos, ou alors ils se moquaient juste de sa tentative peu convaincante de parler caillera.
Dan fit un pas à gauche, son pied écrasant les bris de verre et les déchets amoncelés.
« Tu vas où, putain ? demanda 50 Cent.
— On s’en va, d’accord ? répliqua Dan. On veut pas d’emmerdes, on va juste…
— Vous allez nulle part. »
Dan acquiesça, obéissant. « Bon, d’accord. Je vais m’asseoir, alors. » Il s’accroupit, ses mains tendues vers le sol. Leona sut à cet instant précis qu’il mijotait quelque chose.
D’un geste rapide, il projeta un nuage de poussière et de verre en direction des trois jeunes.
Ils se protégèrent le visage. Leona en profita pour ramasser une boîte d’ananas et la jeter vers l’un d’eux. La conserve rebondit sur le front du gars au sourcil rasé qui venait de baisser sa garde. Leona s’apprêtait à en ramasser une autre quand Dan se tourna vers elle et chuchota : « Cours ! »
Elle pivota à gauche et piqua un sprint en espérant qu’il la suivrait, qu’il serait juste derrière elle. Elle parcourut vingt ou trente mètres le long du supermarché, slaloma entre les caddies abandonnés avant d’oser se retourner pour vérifier que Dan était là.
Mais ce n’était pas le cas, il n’était pas derrière elle comme elle l’avait espéré, comme elle s’y était attendue… Elle ne le voyait nulle part.
Elle aperçut deux des trois gars s’engager en courant dans l’allée qu’elle et Dan avaient empruntée quelques minutes plus tôt et qui menait à la sortie sur Uxbridge Road. Dan avait dû partir par là, pour détourner l’attention et éviter qu’ils ne la poursuivent. Deux s’étaient lancés après lui mais Sourcil rasé, le petit Blanc qui avait traité Dan de con, était à ses trousses, shootant dans les caddies sur son passage. Dans la demi-seconde qu’elle perdit à l’observer, elle remarqua la tache écarlate sur son front pâle et boutonneux.
C’était bien lui qui avait été touché par sa boîte d’ananas.
Leona tourna les talons et courut sur vingt mètres encore, pour se rappeler soudain que cette section du centre commercial était une impasse. Il y avait une pharmacie au bout, un buraliste et un Woolworths, mais aucun accès à la rue.
Elle repoussa des chariots dans son sillage pour ralentir le connard derrière elle. Devant, surgissant de l’obscurité, se dressait l’impasse. Son seul espoir de lui échapper était de s’engouffrer dans un des magasins : elle avait le choix entre la pharmacie d’un côté et Woolworths de l’autre. Les deux avaient une grande superficie, il y aurait suffisamment d’espace pour qu’elle ait une chance de le semer, et les deux possédaient une autre sortie sur une rue adjacente, soit sur Uxbridge Road, soit sur Goldhawk Road.
Elle tourna vers Woolworths et vit qu’une des portes automatiques était ouverte. Soit elle s’était bloquée dans cette position au moment de la panne de courant, soit quelqu’un l’avait forcée. Peu importait : elle choisit Woolworths.
Elle entendait les semelles de ses baskets claquer derrière elle, ainsi que le bruit de ferraille de caddies qu’on repoussait avec violence.
« Viens ici, sale puuuute ! » cria Sourcil rasé, sa voix se réverbérant dans toute l’allée.
Elle franchit la porte sans s’être préparée à l’obscurité qui régnerait à l’intérieur, une fois l’électricité coupée. Malgré le soleil qui brillait dehors, la lumière qui passait par la porte et par les hautes baies vitrées le long de l’entrée parvenait mal à éclairer la salle basse de plafond où s’étendait une longue série de rayons et d’étals.
Comme partout ailleurs, des pilleurs étaient entrés et avaient laissé un désordre innommable. Leur intérêt s’était concentré autour du stand de bonbons Pick’n’ Mix et sur les étagères encadrant les caisses où, vingt-quatre heures plus tôt s’entassaient quantité de Mars, de Twix et de KitKat.
Elle se faufila dans le passage devant la caisse, à moitié bloqué par un présentoir renversé d’où avaient chuté des barres chocolatées piétinées en une bouillie marron. Elle se retourna pour évaluer la progression de son poursuivant.
Il hésita quelques instants devant la porte automatique ouverte, soit pour permettre à ses yeux de s’accoutumer à l’obscurité, soit intimidé par le sinistre labyrinthe devant lui.
« Salope, lança la voix glaciale de l’adolescent. Tu vas morfler, espèce de salope, et puis je te baiserai jusqu’à ce que t’en puisses plus ! »
Leona se baissa derrière le présentoir et, à quatre pattes sur le lino éraflé, avança vers le rayon le plus proche. Elle posa le genou sur un sachet de chips qui crissa dans le silence total.
L’invitation sembla suffire à Sourcil rasé. Elle perçut un mouvement, le raffut d’objets tombant à terre, puis le tac-tac de ses baskets.
« T’es où ? » cria-t-il en arpentant l’allée des caisses, juste devant les têtes de gondole, et tournant la tête dans chaque rayon pour la trouver.
Elle se redressa d’un bond et se mit à courir tête baissée, aussi silencieusement que possible avant qu’il atteigne son allée.
Mais elle était trop lente. Alors qu’elle arrivait au bout du rayon – encore rempli de peluches intactes après le ravage de la veille –, elle l’entendit.
« Je t’ai vue ! »
Et merde.
Elle bifurqua vers la droite, en direction du rayon musique, DVD et jeux vidéo. Elle dérapa et plongea entre deux présentoirs de jeux de PlayStation. Derrière elle, le son de ces satanées baskets la suivait toujours et… elle l’entendait à présent respirer. Il gagnait du terrain.
Elle ne s’arrêta pas. Il était bien trop près d’elle pour s’être laissé avoir par sa petite manœuvre de diversion. Elle avait besoin de trouver un rayon où elle pourrait vraiment se cacher, quelque part où…
« Arrête-toi, putain ! cria-t-il encore. Je veux juste discuter ! »
Mais ouais, c’est ça.
Elle atteignit le bout de la section des jeux. Plus loin, elle devinait les tables de présentation où s’empilaient des pulls et des polaires. Des vestes pendaient à des cintres : le rayon de vêtements pour enfants.
Elle s’élança et se jeta à terre au milieu d’un carré de tringles pivotantes où pendaient de longs manteaux d’écoliers.
Trois ou quatre secondes plus tard, le claquement des semelles de baskets cessa un instant alors que Sourcil rasé courait sur le tapis qui délimitait la section du reste de la boutique. Dans le noir, elle ne voyait que la lumière du jour qui se réverbérait, grisâtre, sur le plafond bas. Le reste était sombre et informe.
Elle écoutait attentivement les mouvements autour d’elle, n’entendait que le bruissement des tissus et les cintres en plastique qui s’entrechoquaient tandis qu’il déambulait, impatient.
« Allez, siffla-t-il, frustré. Je veux juste discuter, putain… Je veux juste… »
Sourcil rasé luttait pour étouffer la rage dans sa voix… et l’excitation. Leona frémit en pensant aux fantasmes horribles qui devaient traverser sa petite tête rasée.
« Allez ! supplia-t-il comme un enfant qui réclame des sous à sa mère. Je veux juste… »
Sa voix s’affaiblit.
Je sais ce que tu veux. Sale petit merdeux.
Elle avait chaud, cachée ainsi parmi les manteaux d’hiver, mais elle frissonna en imaginant ce que lui et ses deux potes lui feraient s’ils l’attrapaient.
Oh, mon Dieu, ce n’est qu’un gamin.
Il n’était, effectivement, qu’un morveux de 17 ans, à peine plus, avec sa tête ronde et ses grandes oreilles sous sa casquette ridicule. Mais il était bien assez costaud pour parvenir à ses fins. Ce n’était qu’un jeu, pour lui, rien qu’un jeu.
La trouver. La battre. La niquer. L’abandonner… hé, hé !
C’est ainsi que se déroulerait son jeu. Puis il s’éloignerait en remontant son pantalon, un sourire qui disait «je m’en suis tapé une », pendant qu’elle resterait prostrée au sol, ensanglantée et ankylosée, cherchant autour d’elle ses vêtements déchirés qu’il lui aurait arrachés.
« Allez, je croyais que tu cherchais à t’amuser ! » s’exclama-t-il. Il s’était dangereusement rapproché. « Merde, enfin, on se croirait à Disneyland, dans la rue ! »
Il était à 3 ou 4 mètres. Leona retint sa respiration.
« On prend tout ce qu’on veut. C’est de la folie. »
Il est tout près.
« Y a pas de poulets. Ils se sont tous barrés, allez savoir où. À part ce pauvre naze de flic qu’on a trouvé. C’est l’heure de la récré. La récré pour les gamins ! »
Elle sentit un vent léger sur sa peau tandis qu’il déplaçait l’air devant elle, à quelques centimètres de là.
« Allez, répéta-t-il de sa voix de gosse. S’il te plaît, chérie. Je te ferai aucun mal, on va juste s’amuser un coup. »
Leona passa le doigt sur le métal rigide d’un cintre. Elle en suivit la courbe. La base était en plastique, mais le crochet était en métal.
Il gardait le silence mais elle l’entendait respirer alors qu’il était là, juste au-dessus d’elle. Il haletait, la course l’avait épuisé. Quant à elle, elle retenait encore son souffle, mais ne pourrait pas le faire éternellement.
Va-t’en, s’il te plaît. S’il te plaît.
Il fallait qu’elle respire, mais savait que son expiration ferait un bruit du tonnerre dans le silence de marbre. Les mains toujours sur le cintre, elle tordit le crochet pour en faire une pique. Une arme merdique, c’était certain, mais elle pourrait essayer de le frapper.
« Et puis merde, grogna Sourcil rasé. Je t’entends, tu sais. T’es quelque part dans le coin, je t’entends tripoter des trucs. »
Soudain, les manteaux au-dessus de sa tête s’écartèrent en un bruissement rapide. Ses mains plongèrent à travers les couches de tissu épais.
« Putain, je vais te choper ! murmura-t-il en la sachant sous les manteaux. Et puis ce sera au tour de mes potes, et on va vraiment… »
À deux mains, Leona attrapa le cintre par le support en plastique, le métal pointé vers le haut, et elle l’enfonça vers ce qu’elle imaginait être son visage. Il vibra en entrant en contact avec un corps étranger. Le plastique se cassa entre ses mains. Elle perçut un bruit humide et visqueux, puis elle l’entendit hurler.