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8 h 31 GMT
 
Université d’East Anglia, Norwich

 

 

Leona remua, se réveillant en douceur. Encore à moitié engluée de sommeil, elle se souvint qui partageait son lit. Elle frissonna d’un plaisir secret et satisfait, comme si elle détenait un billet de loto d’un million de livres, mais qu’elle ne l’avait encore dit à personne.

À ses côtés, Danny se retourna dans son sommeil. Elle s’assit pour l’observer. Sa respiration était régulière et profonde, encore perdue dans les contrées de Morphée, les lèvres étirées en un demi-sourire comblé.

Daniel Boynan.

Il était encore plus beau les yeux fermés, la bouche boudeuse, sans toutes ces grimaces qu’il inventait pour la faire rire. Angélique. Son épaisse chevelure noire était étalée sur l’oreiller, ses sourcils momentanément froncés tandis que son esprit traversait un rêve quelconque. Leona l’avait remarqué dès le premier jour, pendant la journée d’inscription dans la file d’attente pour récupérer sa carte d’étudiant et son identification pour l’accès au campus.

Donnie Darko, avait-elle pensé. Voilà à qui il lui avait fait penser, le personnage du film.

Et Leona l’avait suivi pendant tout le premier trimestre, en toute discrétion bien sûr. Sans jamais paraître intéressée, juste assez pour qu’il finisse par comprendre le message.

C’est fou ce que les mecs peuvent être aveugles. Il n’avait pas remarqué que Leona l’avait reluqué pendant huit semaines.

Et les choses s’étaient débloquées la nuit précédente. Ce qui aurait dû être l’étape 5 de son « Projet en 10 étapes » pour conquérir le cœur de Dan Boynan s’était changé en un rapide passage aux étapes 6, 7, 8, 9…

Et l’étape 10 avait été proche de la perfection.

Elle le regarda respirer doucement et repoussa une mèche de son visage de porcelaine. Il était là, Daniel, toujours beau, magnifique dans son sommeil. Un pendentif en cuivre ornait son cou, la fine cordelette de cuir reposant sur la clavicule, le petit ankh logé dans le creux de sa gorge. C’est ce qu’elle aimait chez lui : n’importe quel autre mec aurait porté un gros bijou bling-bling accroché à une chaîne en argent.

Au-delà du couloir, elle entendait les autres remuer dans la cuisine. La petite télé portable pourrie était allumée, les cuillères tintaient dans les mugs tandis qu’on préparait le thé.

À côté d’elle, le radio-réveil se déclencha à bas volume et la voix bien trop enjouée de Larry Ferdinand s’éleva tandis qu’il bavardait en studio avec un de ses acolytes. Leona sourit, sa mère l’écoutait, elle aussi. Si on lui demandait, elle jurerait que c’était elle qui avait commencé à l’écouter, avant de brancher Leona sur cette station, ce qui était totalement faux, évidemment.

Elle baissa encore un peu le volume, ne voulant pas réveiller Daniel, enfin, du moins pas dans l’immédiat, puis elle se glissa au bas du lit. Elle ramassa le sweat à capuche FCUK bordeaux qu’il avait abandonné à côté du matelas et le revêtit. Il était bien trop large pour elle et lui descendait presque jusqu’aux genoux.

Daniel adorait son accent néo-zélandais. Elle n’avait pas l’impression de raccourcir les voyelles autant que son père. Elle pensait parler comme tous les autres : avec cette fadeur de la bonne vieille banlieue londonienne. Apparemment, non.

C’était étrange, elle n’avait pas été très proche de son père, du moins pas au cours des quatre ou cinq dernières années. Elle ne le voyait d’ailleurs presque jamais. Il était toujours en déplacement à l’étranger pour honorer un contrat quelconque, ou isolé dans son bureau pour terminer un travail en free lance. Peut-être était-ce au cours de ses premières années, quand il avait eu du temps à leur consacrer, à elle, à Jake et à sa mère, qu’était née cette légère touche d’accent néo-zélandais.

Mais bon, on s’en fout, Danny l’adore. Un bon point.

À la radio, Larry Ferdinand céda le micro au présentateur des informations.

Daniel s’agita dans son sommeil et marmonna quelque chose qui ressembla à « Prenez mon autre ch… ch… chien… »

Il était affecté d’un infime bégaiement, presque imperceptible. Leona le trouvait charmant. Ça le rendait un peu plus vulnérable et quand il racontait une blague, cette petite difficulté à articuler rendait la chute encore plus amusante.

Elle sourit en baissant les yeux vers lui. Le mot amour semblait un peu trop fort pour l’instant. Trop tôt. Mais elle avait l’impression que son attirance pour lui allait au-delà du physique. Elle n’allait tout de même pas partager son petit secret avec Daniel.

Joue-la cool, Lee.

Ouais, c’était exactement ce qu’elle allait faire, surtout après lui avoir donné ce qu’il voulait la nuit précédente.

« … ce qui pourrait entraîner une pénurie majeure des ressources pétrolières… »

Leona tendit l’oreille et écouta la voix émergeant faiblement de la radio.

« … si la situation venait à dégénérer. Il est encore trop tôt et il est difficile de déterminer ce qui s’est exactement passé là-bas. Mais à n’en pas douter, les conséquences se feront ressentir immédiatement sur le prix de l’essence… »

Elle soupira. Le pétrole… les terroristes… les bombes : les journalistes ne semblaient pas vouloir parler d’autre chose, ces derniers temps ; des foules en colère, des rafales tirées vers le ciel, des visages haineux. Les infos lui rappelaient le radotage pessimiste et fataliste que son père finissait toujours par réciter après un ou deux verres de vin rouge.

«Tout s’enchaînera rapidement… une chose après l’autre, comme des dominos. Personne ne s’y attendra, pas même nous, et pourtant, Seigneur, on appartient à la minorité qui est au courant… »

Merde. Son père pouvait être épuisant quand il se lançait dans son discours favori : à rabâcher ses histoires de pic de Hubbert, de pétrodollars, d’empreinte carbone… c’était son bouquet final, le sujet de discussion qui revenait lorsqu’il ne savait pas de quoi parler. Ce qui, pour être honnête, arrivait tout le temps. Mon Dieu, il ne s’arrêtait plus, une fois lancé, surtout s’il pensait avoir attiré l’attention.

Leona tendit la main et coupa la radio. Elle savait que sa mère était arrivée à saturation, pour dire les choses comme elles étaient. Elle se demandait si elle s’était lassée de son père. À la maison, elle sentait quelque chose planer dans l’air. Leona était contente d’être loin, à la fac, et contente aussi que son petit frère, Jacob, soit dans son école privée. Cela donnait à ses parents suffisamment d’espace pour résoudre ce qu’il y avait à résoudre.

Elle traversa la chambre à pas de loup, enjambant la longue traînée de vêtements qu’ils avaient laissée derrière eux la veille au soir, dans leur hâte de brûler les étapes.

Elle ouvrit la porte de sa chambre et se dirigea vers la cuisine, où une pile de casseroles, d’assiettes et de poêles incrustées de haricots et de raviolis attendaient en vain d’être lavées. À travers un rideau de fumée de cigarette, deux colocs regardaient Big Brother sur l’écran de la télé logée sur le frigo.