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18 h 42, heure
locale
Route menant à Baïji, Irak
« Je ne suis pas sûr. On dirait qu’ils sont des nôtres. »
Andy plissa les yeux en direction de la colonne de véhicules qui avançait dans la lumière faiblissante du crépuscule. Ils étaient tous immobiles, phares éteints. La seule lueur vacillante et dissimulée venait d’une lampe torche sous le capot de la voiture de tête. Elles ressemblaient à des Land Rover. D’après lui, du moins, elles en avaient la forme.
« Des Anglais, murmura Farid.
— Des Rosbifs ? fît Mike. Ouais, peut-être. C’est pas un de nos camions. »
Andy regarda le faisceau de la lampe bouger et éclairer les mouvements de plusieurs hommes, debout devant le véhicule.
Alors pourquoi est-ce qu’ils restent comme ça, dans l’obscurité ?
« Sacrément suspects, ceux-là, commenta Andy au bout d’un moment.
— Un peu comme nous, non ? »
Quand le jour avait commencé à tomber, ils avaient décidé de rouler sans allumer leurs phares. Après le départ de leur escorte policière, ils s’étaient sentis dangereusement à découvert et, tandis que les ombres de cette fin d’après-midi s’étendaient et laissaient place à la nuit, ils avaient préféré ne pas signaler leur présence plus que nécessaire.
Le moteur de leur Land Cruiser ronronnait et Andy descendit pour faire quelques pas et scruter la petite colonne à trois cents ou quatre cents mètres d’eux.
Mike mit pied à terre à son tour et le rejoignit.
« Si nous, on arrive à les voir, tu sais qu’eux…
— Ils peuvent nous voir aussi. Je sais. »
Et on est à l’arrêt, toutes lumières éteintes.
Andy en vint à espérer que la colonne était anglaise, pas une de ces patrouilles américaines rapides de la gâchette. Au cours de l’année passée, les Américains avaient été chargés de maintenir l’ordre au beau milieu de ce chaos grandissant que le gouvernement irakien refusait encore d’appeler « guerre civile ». On comptait un bon nombre de jeunes soldats de l’infanterie, effrayés et las des combats, qui portaient néanmoins des armes puissantes et étaient prêts à faire feu sur n’importe quel véhicule en mouvement. Surtout de nuit, et surtout s’il avançait sans phares allumés.
« Je crois que tu as raison », dit Mike en lisant dans les pensées d’Andy. Il fit un geste du menton dans leur direction.
« Je sais que nos hommes sont un peu sur les nerfs, et ils sont capables de tirer d’abord pour s’excuser ensuite. Peut-être qu’on ferait mieux d’allumer nos phares en espérant qu’ils sont anglais.
— Ouais. On allume nos phares », dit-il à Farid.
Et on croise les doigts.
Farid acquiesça en silence puis chuchota quelques mots à Amal en arabe. Quelques secondes plus tard, leurs phares s’allumaient faiblement et dispensaient deux faisceaux jumeaux sur l’asphalte grêlé en direction du convoi à l’arrêt.
Andy vit sur-le-champ que les engins appartenaient bien à l’armée. Pas aux forces américaines, ni aux troupes irakiennes en déroute, mais bien à l’armée britannique, comme ils l’avaient deviné.
Un détachement reçut un ordre aboyé et se mit en route vers eux d’un pas méfiant, en deux groupes de quatre hommes – s’écartant les uns des autres à mesure qu’ils approchaient, leurs armes en joue, prêts à faire feu.
Andy mit ses mains en porte-voix et cria : « On est des civils, des ingénieurs ! »
Une réponse leur parvint à travers l’obscurité. « On s’en tape ! Que tout le monde sorte des voitures, qu’on puisse vous voir ! »
Andy se retourna pour adresser un signe de tête à Farid, Amal et aux deux autres civils qui commençaient à sortir de la seconde voiture. Il voulait assurer à son vieil interprète que le pire était passé pour la journée et qu’ils étaient en sécurité. Mais en regardant les huit jeunes hommes approcher, pris dans le faisceau de leurs phares, rencontrant leurs regards pardessus les canons de leurs fusils et de leurs viseurs, Andy se demanda avec quelle pression ils appuyaient sur la détente de leur SA80.
« Allez. Dehors, tout le monde ! » cria l’un d’eux.
Andy gardait les yeux rivés sur le soldat le plus proche de lui. Le gamin combla les quelques mètres qui le séparaient de lui tandis que le reste de sa section maintenait leur position en un demi-cercle étendu. Le jeune soldat – un première classe, remarqua Andy en apercevant les bandes, le nom et le grade inscrit sur le devant de son gilet de combat – baissa légèrement son arme et, après les avoir observés en silence, leur offrit un sourire soulagé.
« Désolé, messieurs, on a eu une journée de merde. »
« C’est devenu complètement fou, lança le lieutenant Robin Carter en secouant la tête. Je me suis réveillé ce matin en m’attendant à une journée normale, autant que possible dans cette région, eh ben… depuis, la situation est partie un peu en vrille. »
Éric, l’ingénieur français, parla pour la première fois de la journée avec un accent prononcé. « Qu’est-ce qui se passe ? »
Le lieutenant Carter sembla surpris.
« Vous n’êtes pas au courant ?
— On a entendu parler d’attentats à la bombe en Arabie Saoudite, et de quelques émeutes, fit Mike.
— Oh, la vache, on peut dire qu’il y a des émeutes. Ça a commencé avec les attaques à La Mecque, Médine et Riyad ce matin. Quelqu’un a fait sauter la Kaaba ou, du moins, a déclenché une explosion dans les environs. S’ils voulaient provoquer une guerre civile, ils ne pouvaient pas trouver mieux. Ça s’est répandu comme une traînée de poudre à travers l’Arabie Saoudite, un conflit civil à grande échelle : wahhabites, sunnites et chiites. Et ça se répand aussi vite que la grippe aviaire. Il y a déjà des émeutes au Koweït, en Oman et dans les Émirats.
— Tout ça pour un attentat ? fit Mike.
— La Grande Mosquée de La Mecque ? On ne peut pas faire pire au monde, comme cible. C’est le centre de l’univers, pour les musulmans. Il paraît qu’un groupe de chiites radicaux a revendiqué l’attentat immédiatement après les faits. »
L’officier hocha la tête. « Si on veut déclencher une guerre massive entre les sunnites et les chiites… j’imagine que c’est comme ça qu’il faut s’y prendre. D’après ce que j’ai pu entendre, Riyad est un véritable abattoir, c’est le bordel en Arabie Saoudite, il y a des explosions, des batailles, des émeutes, et ça se répand comme un feu de forêt à travers tout le Moyen-Orient. »
Andy acquiesça. Il en avait parlé dans son rapport, huit ans plus tôt. Un court chapitre sur les sensibilités religieuses qui pourraient être utilisées pour déstabiliser la région tout entière ; un petit coup de pouce, comme endommager ou détruire un lieu sacré comme la Grande Mosquée, la Kaaba, aurait un impact maximum et engendrerait sans aucun doute une guerre civile.
« Seigneur, marmonna Mike.
— Ouais. Et évidemment, l’Irak a été dans les premiers pays à s’enflammer. C’est vraiment le bordel, par ici, répondit le lieutenant. Il y a eu des échauffourées dans presque toutes les villes et tous les villages du pays. La police irakienne et l’armée se sont bien sûr jointes au bain de sang. Dieu sait combien de morts on a eus dans notre bataillon. Nos gars ont été assaillis de tous les côtés. »
Andy fit un geste du menton en direction de la Rover à la tête du convoi de six véhicules.
« Vous avez un problème ?
— Ouais, confirma Carter. On dirait bien que notre boîte de vitesses est foutue. »
L’officier jeta un coup d’œil sur la plaine aride parsemée çà et là des formes sombres des dattiers en bosquets de deux ou trois. « On a lancé un appel il y a quelques heures pour qu’une équipe de secours vienne nous récupérer. Mais aucune nouvelle. » Il regarda Andy. « Et pour être honnête, je ne pense pas qu’ils l’enverront ce soir. Pas avec la situation merdique ambiante. »
Le lieutenant Robin Carter devait avoir un peu plus de 20 ans.
Bon sang, il n’a que cinq ou six ans de plus que Leona.
« Regardez là-bas. » Robin Carter désignait l’horizon au sud-ouest. Le ciel, une fois les derniers rayons de soleil disparus, conservait tout de même une faible teinte orangée.
« Baïji. Je dirais que des immeubles sont en feu. Je suis sûr que les habitants s’entre-déchirent. Nos hommes sont réfugiés dans le QG du bataillon, sur l’autre rive du Tigre. La seule route qui y mène passe par le pont de Baïji. Alors je pense que personne ne viendra nous chercher ce soir. »
Mike regarda Andy. « Super.
— Vous restez ici cette nuit ? » demanda Andy.
Il scrutait l’officier qui se mordait la lèvre en imaginant Dieu sait quels dangers.
« La Rover n’ira nulle part sans être tractée. Et pour tout dire, ça ne me branche pas trop de traverser Baïji, ou n’importe quelle autre ville, cette nuit. Je crois qu’on ferait mieux de rester ici jusqu’à l’aube, puis de tenter le coup au petit matin. Avec un peu de chance, les esprits se seront calmés et on pourra se frayer un chemin discrètement dans l’obscurité pour rentrer à la base.
— Ça vous dérange si on vous suit ? demanda Mike. Notre putain d’escorte nous a lâchés en route.
— Ça serait bête de votre part de ne pas venir avec nous. »
Le lieutenant Carter afficha un sourire en coin. « Bref, plus on a d’yeux et de mains, mieux c’est. » Il jeta un œil vers Farid et les deux jeunes Irakiens.
« Est-ce que je dois charger mes hommes de les surveiller ? »
Andy hocha la tête. Ce n’était pas nécessaire d’après lui. Après tout, ils étaient restés avec eux quand la police avait décidé de mettre les voiles et de les abandonner sur place. Mais son geste se perdit dans l’obscurité. Mike répondit de vive voix.
« Il va peut-être falloir leur confisquer leurs fusils, lieutenant. Ils ont des AK dans les voitures. »
Carter réfléchit un instant et acquiesça. « Oui, c’est peut-être une mesure prudente pour le moment. »
Andy se tourna vers Farid qui secoua la tête en un geste quasi imperceptible avant d’expliquer en arabe aux deux jeunes chauffeurs qu’ils allaient devoir rendre leurs armes.
Le lieutenant Carter appela un première classe et lui ordonna d’aller chercher les fusils d’assaut des deux conducteurs.
Andy étudia la réaction des trois Irakiens. Les chauffeurs, tous deux plus jeunes, répondirent à Farid d’un ton animé et méfiant. Ils étaient mécontents de devoir renoncer à leur fusil, adressant des regards fréquents et anxieux aux soldats anglais massés en bord de route près de leur convoi à l’arrêt. Farid affichait une expression et des manières prudentes, s’exprimant lentement et cherchant à apporter un peu de réconfort à ses acolytes.
« Très bien, fit le lieutenant Carter en se raclant la gorge avant d’élever la voix pour s’adresser à sa troupe et aux quatre ingénieurs devant lui. On va placer les Rover en un cercle défensif, avec les deux Cruiser. Sergent Bolton ? »
Une voix rauque – teintée d’un accent du Nord qu’Andy n’arrivait pas à identifier – aboya sa réponse à travers la nuit.
« Mon lieutenant ?
— Occupez-vous-en, d’accord ? Placez des hommes de garde et établissez un point de contrôle pour les véhicules en amont de la route. Les autres, vous pouvez vous reposer. On repart à 5 heures. Il nous reste deux heures de route. On devrait arriver au QG juste à temps pour profiter du premier plateau d’œufs brouillés. »
Personne ne rit, Andy le remarqua.
Il est nouveau à la tête de ses hommes. Il sentait que la période d’essai n’était pas terminée pour Carter, au sein de sa troupe.