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22 h 09 GMT
 
Londres

 

 

Lorsque le ciel commença à s’obscurcir, elle savait qu’il lui restait peu de temps. Elle décida qu’il était dangereux de marcher seule. Le tuyau qu’elle avait ramassé plus tôt avait été pour elle comme une bombe lacrymo surpuissante capable de mettre la mort KO d’un seul coup. Mais ç’avait été au beau milieu de l’après-midi, elle s’était sentie bien plus courageuse pendant la journée. À présent qu’il faisait nuit, chaque ombre annonçait la silhouette tapie d’une goule affamée attendant qu’elle s’approche pour lui sauter dessus.

Le gros tuyau métallique semblait aussi efficace et menaçant qu’un de ces ballons de baudruche malléables qu’on façonne pour en faire des caniches aux enfants, pendant les fêtes.

Ses pieds étaient couverts d’ampoules douloureuses. Elle avait dû marcher quinze ou vingt kilomètres depuis Watford. Elle avait compté les gens croisés en chemin : 47, pas un de plus. Elle les avait aperçus pour la plupart derrière des fenêtres, protégés par des rideaux et des stores, d’autres fouillant dans des monceaux de produits abandonnés dans l’entrée des magasins, d’autres encore, tremblant dans la coquille sombre de leur maison.

Elle traversa la banlieue nord-ouest de Londres et entra dans Kenton. Elle vit alors les premiers cadavres, prostrés dans les caniveaux, à moitié ensevelis dans des ruelles jonchées de détritus, dissimulés derrière des poubelles. Elle commença à les compter, eux aussi.

Elle abandonna à 100.

Elle passa au nord-est de Wembley, repéra l’arche célèbre du stade dans le lointain et entra dans Edgware. Il était 22 heures et elle estima qu’il était prudent de trouver un coin discret où s’allonger et attendre le matin, bien que Shepherd’s Bush fût à quelques kilomètres à peine. L’ironie serait des plus cruelles si elle se faisait attaquer à cinq kilomètres de chez elle.

Elle trouva une boutique de meubles dévalisée où certains articles avaient été traînés au sol avant d’être emportés. Cette pensée l’avait rendue perplexe : quelqu’un avait estimé le moment propice pour mettre la main sur un canapé en cuir qu’il convoitait depuis si longtemps. Mais elle était presque sûre que personne ne viendrait rôder dans la boutique. Il n’y avait ni nourriture ni eau. Elle serait donc relativement en sécurité.

Elle dégota un sofa confortable à l’avant de la boutique, d’où elle pouvait surveiller par la vitrine intacte la rue principale tout en étant dissimulée par les immenses coussins. Confortable et plus ou moins sûr, c’était l’endroit idéal pour se mettre en chien de fusil et observer le ciel s’assombrir avant l’arrivée de l’aube. Elle termina sa dernière bouteille d’eau.

 

Elle s’éveilla en sursaut. L’obscurité était totale. Les aiguilles phosphorescentes de sa montre indiquaient 22 h 31. Quelque chose l’avait tirée de son sommeil. Un bruit ? Elle n’entendait rien.

L’intérieur du magasin était d’un noir d’encre.

En revanche, elle pouvait distinguer la rue légèrement éclairée par la lueur pâle de la lune. Elle ne discernait rien de très précis, à peine la silhouette des bâtiments d’en face. Il n’y avait aucun mouvement. Mais quelque chose venait de la sortir d’un sommeil profond. Quelque chose qui avait dû la heurter de plein fouet pour qu’elle sursaute ainsi.

Elle eut soudain la sensation que cela ne venait pas de l’extérieur. Ni de l’intérieur non plus. C’était en elle. Une alarme s’était déclenchée, un hurlement strident et terrifiant émergeant d’un niveau des plus instinctifs de son être : quelque chose était en train d’arriver à ses enfants, en ce moment même.

« Oh, non », murmura-t-elle.

Son esprit adulte la réprimanda.

C’était un cauchemar, Jenny. Dieu sait que tu as le droit d’en faire, après tout ce que tu as traversé pendant la semaine.

Oui… un cauchemar. C’était ça. Mais la sensation était puissante : l’impression d’être chassée, traquée, d’échapper à une mort certaine.

Cauchemar classique, Jen. Ce n’est pas du tout ce que tu crois.

Ce n’est pas quoi ? L’instinct maternel ? Bien sûr que non. C’était le genre d’imbécillité qu’on lisait dans les articles débiles des journaux de bonnes femmes, ou dans les récits intimes qu’on trouvait au milieu des « magazines pour mamans », des histoires de mères qui avaient senti l’appel à l’aide de leur enfant.

Mais c’était si intense, si vrai, que Jenny se redressa et porta la main à sa poitrine. Elle sentait la douleur, quelque chose en elle qui la faisait souffrir, comme si un ulcère à l’estomac venait de remonter jusqu’à son cœur.

«Je vous en prie… je vous en prie », murmura-t-elle en pleurs. D’énormes larmes roulèrent le long de ses joues, tandis que de la main elle se massait le sternum.

Elle aurait voulu se précipiter dans la rue et courir vers leur maison. Elle devait être à quoi… huit ou dix kilomètres ? Elle pourrait y arriver en une heure. Mais dehors, il faisait nuit noire : quelle direction fallait-il prendre ? Elle risquait de partir en courant pour se retrouver, le lendemain matin, encore plus loin que prévu, perdue au milieu d’une banlieue anonyme de Finchley.

Tes enfants ont besoin que tu te conduises de manière intelligente, Jenny. Pas comme une idiote. C’était un foutu cauchemar. Rallonge-toi. Repose-toi. Rien qu’un cauchemar… rien qu’un cauchemar. Tu verras les enfants demain.

Jenny obéit. Elle se rallongea. Mais elle ne parvint pas à retrouver le sommeil.