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12 h 30 GMT
Whitehall,
Londres
Il regarda son reflet dans le miroir au-dessus du lavabo tandis qu’il se lavait les mains. Dans la lumière blafarde du petit spot au-dessus de lui, chaque crevasse, chaque bosse et chaque défaut de son visage se voyaient avec une évidence impitoyable.
Il se rendit compte qu’il exerçait un travail qui aurait convenu à un homme plus jeune. C’était l’arrogance et l’assurance de la jeunesse qui vous portaient à travers ce genre d’entreprise. Le doute, l’anticipation, les incursions dans tous ces recoins obscurs… ces habitudes débilitantes venaient avec la maturité… Bon Dieu, qui cherchait-il à berner… la vieillesse ?
Son passeport pouvait annoncer qu’il avait 45 ans mais les marques sur son visage laissaient apparaître un homme bien plus âgé. Les difficultés pour rester au mieux de ses capacités avaient laissé sur lui une empreinte indélébile. Et voilà qu’il y avait cela, à présent.
Il entendit un coup frappé à la porte des toilettes pour hommes.
« Ils vous attendent en salle de presse, monsieur le Premier ministre. »
Charles acquiesça. « Accordez-moi quelques minutes. »
Son secrétaire l’attendait devant la porte, il voyait les ombres jumelles de ses jambes qui interrompaient le rai de lumière au sol.
« Monsieur, nous manquons de temps. Votre discours a été reprogrammé pour 13 h 30 et on vous attend dans la salle pour vous maquiller et faire une dernière vérification d’éclairage. »
Mais bon sang…
« Je vous ai dit que j’arrivais dans une minute ! » cria-t-il avec irritation.
Les ombres jumelles s’agitèrent un instant puis disparurent. Il s’aspergea le visage d’eau et laissa échapper un soupir épuisé. Plus qu’une heure, il fallait qu’il se décide sur ce qu’il allait annoncer.
À quel point dois-je être honnête ?
C’était la question.
Au cours de la nuit, la plupart des recommandations du dossier Cassandra avaient été discrètement mises en service. Les axes de transport national avaient été coupés. On prétextait au maximum la menace terroriste, tous les aéroports, les ports maritimes et les gares ferroviaires avaient été fermés. Mais cette couverture ne tiendrait pas longtemps.
Pendant la matinée, ils avaient procédé à la fermeture des autoroutes principales. Chaque barrage était justifié soit par un accident majeur, soit par un camion perdant son chargement sur les quatre-voies en simultané. Une fois encore, cela ne leur laissait que quelques heures. Ou, avec un peu de chance, jusqu’au lendemain matin.
La plupart des dépôts d’essence étaient surveillés par l’armée. Le pétrole qui circulait encore dans la chaîne de distribution – sur les navires et dans les stations plus importantes – devrait être réquisitionné mais ce serait une démarche trop évidente et ne pourrait être mise en place qu’au dernier moment.
L’astuce allait consister à ne pas effrayer la population. Le conseil de Malcolm avait été de pousser les gens à faire ce qu’ils faisaient habituellement, aussi longtemps qu’ils le pourraient. C’était son boulot, le boulot du Premier ministre, de maintenir tout le monde aussi heureux et calme que possible. Malcolm avait insinué que le rôle de Charles correspondait désormais à celui du quatuor sur le pont supérieur du Titanic.
Inspire-leur confiance autant que tu le pourras avec ton sourire rassurant et tes paroles d’encouragement.
Pendant ce temps-là, tant que le public pouvait être berné, il leur fallait rapatrier d’Irak tous les soldats qu’ils pouvaient et protéger leurs positions stratégiques dans les délais qu’il leur restait. Il fallait aussi qu’ils mettent la main sur un maximum de réserves de pétrole et de nourriture stockées dans les entrepôts et les terminaux pétroliers.
Il fallait faire ce qu’il faisait de mieux : mentir au public.
Le temps pressait.
Le blocage des moyens de transport allait être expliqué par une « menace à grande échelle encore non identifiée », repérée par les services secrets. Ce qui justifierait aussi l’intense circulation de véhicules militaires que les citoyens auraient sans aucun doute remarquée. On lui poserait des questions sur la situation qui s’envenimait au Moyen-Orient, on voudrait savoir si l’interruption de la production pétrolière dans cette région du monde avait un rapport quelconque avec ces mesures de « sécurité ».
Il lui faudrait alors prononcer le Grand Mensonge, et il avait plutôt intérêt à être convaincant.
« Non », marmonna Charles à voix haute en regardant son reflet, ses sourcils froncés, ses yeux soudain plissés, marque de l’expression très crédible d’inquiétude sincère qu’il adressait à son vis-à-vis dans le miroir. Il la compléta par un hochement de tête rassurant avant de poursuivre :
« Non, ce n’est rien d’autre que la mise en place d’un niveau de sécurité accru à l’échelle nationale. Nous possédons une réserve convenable de pétrole pour nous permettre de surmonter ces difficultés passagères. Nous sommes prêts depuis longtemps à d’éventuelles interruptions de production de pétrole, notamment dans une région instable comme le Moyen-Orient, et il n’y a aucune raison de paniquer. »
Son secrétaire était de retour et s’agitait à nouveau devant la porte, gêné. Charles l’imaginait, le poing levé flottant à quelques millimètres de la porte en bois, torturé à l’idée de frapper, mais sachant pertinemment qu’il le fallait.
« Tout va bien », cria Charles en desserrant sa cravate juste assez pour défaire le dernier bouton de sa chemise et afficher un air de « on-vient-juste-de-me-tirer-de-mon-bureau-pourque-je-vous-explique-comment-je-prévois-de-résoudre-nos-problèmes ». Il retroussa ses manches pour faire bonne mesure. Tout était question d’apparence. Le ton de la voix, l’expression du visage, un air impeccable pour la situation. Il avait beaucoup appris en observant Tony Blair, un acteur doué en temps de crise.
Charles fit un signe de tête à son reflet. Il ressemblait à un homme qui avait travaillé toute la nuit mais qui avait désormais les choses bien en main.
« Je suis prêt. »