« Oh, allez ! » s’écria Jenny avec impatience.
La musique qui passait en boucle tandis qu’elle patientait à l’autre bout du fil commençait à la rendre folle. La mélodie était interrompue de temps à autre par un message enregistré lui précisant qu’elle patientait sur un service client des chemins de fer et qu’un interlocuteur lui répondrait bientôt.
Jenny était encore au lit, dans sa chambre d’hôtel au Piccadilly Marriott. Elle avait prévu de faire un petit détour par Leeds pour voir quelques vieux amis, puis de rentrer chez elle pour mettre de l’ordre dans sa vie.
Mais avec tous les événements inquiétants qui se déroulaient à des milliers de kilomètres d’elle, cela ne lui semblait plus être une si bonne idée. Tout à coup, une cuite avec ses vieux, vieux camarades de classe – dont elle avait retrouvé la trace grâce au site Internet Amis réunis – venait de perdre tout son intérêt. Elle suivrait sûrement le mouvement, elle paierait des tournées, elle se saoulerait et repenserait aux jours passés, mais son esprit serait accaparé par d’autres choses : notamment par Andy, qui se retrouvait coincé là-bas dans une situation plutôt dangereuse si elle en croyait les informations.
Jenny n’était pas une grande adepte des informations. Elle passait plus de temps à regarder les séries et les émissions de téléréalité qu’à garder un œil sur les actualités. Mais hier, dans ce café, elle avait entendu deux ou trois phrases – à peine quelques mots – qui l’avaient fait frémir jusqu’aux os.
Dans sa période la plus obsessionnelle, un an plus tôt, Andy l’avait prévenue que seuls les auditeurs qui tendaient l’oreille, qui attendaient le « Grand Effondrement », seuls ceux qui sauraient repérer les signes avant-coureurs auraient une petite longueur d’avance. Les premiers avertissements transpireraient par les informations télé à travers des phrases cryptées à l’attention des rares spectateurs capables d’entendre ce qu’il fallait entendre. Seuls ceux-là auraient le temps de se préparer avant qu’un vent de panique générale s’abatte.
Hier, devant la télé, elle avait cru entendre quelque chose de très semblable à ce langage codé.
Pic pétrolier.
Elle s’était d’abord sentie idiote, bien sûr. Elle était sortie après avoir terminé son café, elle avait fait un peu de shopping dans le centre commercial d’Arndale, elle avait dîné avant de rentrer à son hôtel, et elle avait presque réussi à effacer l’idée tenace qu’il valait peut-être mieux rentrer à Londres pour faire d’énormes courses au supermarché.
Mais ce matin, la nuit avait porté conseil : elle avait ressassé toutes les prédictions fatalistes et lugubres d’Andy qui l’avaient tant épuisée au cours de ces dernières années, mais elle se rendit compte qu’elle avait entendu l’avertissement.
Elle sortit de son lit.
Ses amis attendraient bien sa prochaine visite.
Et si jamais elle paniquait et réagissait de façon trop excessive ? Et alors ? Il valait mieux rentrer à la maison et s’asseoir sur une pile de boîtes de conserve un peu plus importante que d’habitude, plutôt que d’être prise au dépourvu. Ils finiraient par les manger, de toute façon.
Mais Leona et Jacob ?
Au moins, si elle rentrait à Londres et que la situation menaçait d’empirer, elle pourrait aller chercher Jacob facilement. Aller à Leeds pour retrouver ses amis et se bourrer ?… Eh bien, elle risquait de ne pas en profiter si ses pensées étaient parasitées par des préoccupations tenaces.
La musique électronique fut interrompue par la voix d’une vraie personne.
« Service clients des chemins de fer On Track Rail, répondit un homme.
— Ah, enfin ! J’ai acheté un billet pour Londres, en fin de semaine dernière. J’aurais voulu le changer pour un retour aujourd’hui, en partance de Manchester.
— Je suis désolé, tout le trafic sur les lignes nationales a été interrompu ce matin.
— Quoi ? Pour combien de temps ?
— On ne me l’a pas précisé. Tout ce que l’on sait actuellement, c’est que le trafic est interrompu.
— Pourquoi ?
— Je suis désolé, nous n’en savons pas plus… Les trains ne circulent plus jusqu’à nouvel ordre.
— Mais, comment est-ce que je suis censée rentrer chez moi ? demanda-t-elle avec colère.
— Je… euh… je suis désolé, madame, répondit l’homme d’une voix gênée avant de raccrocher.
— Génial, siffla-t-elle. Franchement génial. »
Elle ramassa la télécommande sur sa table de chevet et alluma la petite télé accrochée à un support dans le coin de la chambre. Elle zappa sur la maigre sélection de cinq chaînes qui diffusaient toutes un programme d’informations, et chacune d’elles évoquait les troubles actuels et leurs développements. Elle monta le son.
« … l’incident en Géorgie. Des rapports récents porteraient à croire que les explosions dans les raffineries de Bakou près des champs pétrolifères de Tengiz pourraient être accidentelles et liées à une demande aussi soudaine qu’importante, ainsi qu’aux infrastructures et aux outils de production obsolètes, datant de l’ère soviétique. Il existe cependant des rapports divergents, insinuant que les explosions pourraient être dues à des actes de sabotage… »
Jenny changea de chaîne.
« … les sources du Pentagone annoncent que des troupes supplémentaires pourraient être déployées de la région du Golfe pour protéger les autres raffineries et pipelines en bordure de la mer Caspienne. Il est cependant clair que les forces américaines déjà présentes sur le terrain sont réparties toujours plus loin dans les terres, créant un réel danger pour les hommes. Dans ces conditions, la circulation des ordres et des fournitures risquerait de poser de sérieux problèmes. Tout laisse à penser, à Washington, que le Président sera obligé d’annoncer une mobilisation générale afin de combler les besoins militaires dans un futur immédiat. Même dans cette éventualité, à la vitesse où se déroulent les événements, les troupes nécessaires à ce jour… »
Une autre chaîne.
« … incertain en ce qui concerne l’Amoco Dahlia, ce matin. L’explosion a arraché la coque du superpétrolier à l’instant où le vaisseau pénétrait dans le couloir de navigation principal dans le détroit d’Ormuz. l’Amoco Dahlia a déversé plusieurs millions de litres de pétrole dans la mer et se trouve, encore à cet instant, en proie aux flammes. Il n’a pas encore été déterminé si le navire a heurté une mine ou, plus probablement, s’il a été la cible d’un bateau terroriste chargé d’explosifs… »
Puis une autre.
« … ce matin. Le secrétaire du Premier ministre a fait savoir qu’un discours était prévu pour aujourd’hui. Les traders de la City à Londres essaieront bien entendu d’anticiper les mesures qu’il annoncera. Ils s’attendront sans aucun doute à un assouplissement temporaire des taxes sur le pétrole et le diesel. Le prix du baril ce matin atteignait la barrière des 100 dollars et il monte encore. Son discours se concentrera certainement sur les mesures prévues à court terme pour contrer un dommage immédiat à notre économie déjà fragilisée… »
Jenny regarda le téléphone portable dans sa main et se rendit compte que, pour la première fois depuis bien longtemps, elle aurait voulu qu’Andy soit à ses côtés pour lui dire quoi faire.