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22 h 11 GMT

 
Shepherd’s Bush, Londres

 

 

Leona entraîna Jacob en haut de l’escalier.

Sur le palier supérieur, ils plongèrent dans la chambre de Jill. Dans le coin de la pièce se dressait un lavabo. Il n’était pas encore raccordé, c’était un de ses nombreux projets en cours – « Vous savez comment ça se passe, c’est difficile de trouver un bon plombier à Londres. »

Le lavabo avait été posé dans une alcôve et l’espace prévu pour contenir la future tuyauterie avait été masqué derrière des panneaux en contreplaqué et une petite trappe afin de garder le mur de la chambre présentable.

Leona savait qu’ils auraient tous les deux la place de s’y cacher, ils s’y étaient faufilés dans l’après-midi pour s’en assurer. Après réflexion, Leona avait sorti un torchon de sous l’évier de la cuisine qu’elle avait punaisé devant la trappe pour la dissimuler. Avec un peu d’espoir, les voyous ne penseraient pas à le soulever et à tirer la petite poignée en laiton.

Avec un peu d’espoir.

Elle souleva un coin du torchon et ouvrit la trappe. « Allez, entre. »

Jacob se glissa à l’intérieur. Elle entra à sa suite et se recroquevilla, les genoux contre le menton, les bras autour des jambes. Roulée en boule en position fœtale, elle arrivait tout juste à loger à ses côtés. Elle referma la trappe et espéra que le torchon ne s’était pas accroché à la poignée, mais qu’il s’était remis en place pour dissimuler leur cachette.

« On est en sécurité, Lee ? chuchota Jacob.

— On est en sécurité. Mais il ne faut faire aucun bruit, d’accord ? »

Elle le sentit trembler tandis qu’il acquiesçait sans un mot.

Les sons qui montaient du rez-de-chaussée indiquaient qu’ils étaient entrés. Elle entendit qu’on déplaçait leur barricade devant la porte, qu’on tirait les meubles avec fureur pour les jeter en travers du couloir. Elle entendit aussi les bruits de pas, les placards de la cuisine qu’on ouvrait et qu’on claquait tandis que les intrus cherchaient les produits de première nécessité : des boissons, alcoolisées ou non. Étancher leur soif passait désormais avant tout.

Ils n’auraient aucun mal à trouver les bouteilles de deux litres d’eau rangées dans le placard à balais et ils les boiraient rapidement.

Il y avait beaucoup de brouhaha dans la cuisine. Plusieurs voix s’élevèrent, furieuses, puis ils entendirent le bruit d’une bagarre. 50 Cent semblait être le chef de la bande, mais la hiérarchie n’était pas officiellement établie et il n’y avait pas d’accord précis quant à la redistribution des denrées saisies. Le premier arrivé était le premier servi.

Le bruit dans la cuisine s’estompa au bout de quelques minutes… ils venaient d’assouvir leur soif.

Et voilà, toute notre eau a disparu.

Dans des circonstances différentes, ce constat aurait été cauchemardesque à l’idée que leur prochain verre d’eau devrait être puisé dans la Tamise ou dans le récupérateur d’eau d’un toit quelconque, putride et infesté de microbes après avoir mijoté dans la chaleur intense de ces derniers jours.

Mais Leona avait la tête ailleurs, elle se concentrait pour ne pas être repérée d’ici dix, vingt ou trente minutes. Ce serait le temps qu’il faudrait aux Méchants Garçons pour trouver leurs réserves soigneusement rangées ; le temps qu’il faudrait pour qu’ils les dévalisent et décident vers quelle maison se tourner ensuite.

Mais ils veulent autre chose, non ?

Elle frissonna à cette pensée, ses bras et ses genoux s’agitant avec violence.

« Qu’est-ce qui se passe ? murmura Jacob.

— Chuuut. »

Ils voulaient autre chose que la nourriture et l’eau, non ? Ils allaient chercher une Schtroumpfette de remplacement, une autre esclave sexuelle. À moins d’un coup de chance, elle finirait comme Mme Di Marcio.

On aurait dû fuir.

Leona se rendit compte qu’ils avaient commis une énorme erreur à vouloir rester dans la maison. Ils auraient dû s’enfuir dans l’après-midi. Les gars au rez-de-chaussée – non, gars n’était plus le mot adéquat, Leona avait cessé de les considérer ainsi depuis quelques jours. Elle les voyait comme des bêtes sauvages, à présent : des ogres, des trolls, des démons. Ils lui rappelaient une meute de babouins qu’elle avait aperçue un jour, au cours d’une visite en famille au zoo des années plus tôt : des créatures aux idées fixes, régies par des instincts tout-puissants comme la soif, la faim, la colère… le sexe.

Oh, mon Dieu, on aurait dû partir cet après-midi.

Elle entendit des bruits de pas dans l’escalier, si nombreux… une douzaine ou plus gravissaient les marches pour la traquer. Ils savaient qu’elle était encore à l’intérieur. Ils le savaient et ils venaient s’amuser.

Si elle avait été plus futée, elle aurait laissé la porte de derrière entrouverte pour leur laisser penser qu’ils étaient sortis dans la nuit. Mais elle n’avait pas réfléchi, elle n’avait pas été maligne, et ils savaient qu’elle était encore là, quelque part. La maison allait devenir leur nouvelle cour de récré : ils joueraient à cache-cache… avec la récompense en prime, qui reviendrait au premier qui la trouverait et la tirerait de sa cachette tandis qu’elle se débattrait en hurlant.

La porte de la chambre s’ouvrit et elle entendit entrer quatre ou cinq d’entre eux. Ils ricanaient. Une fois leur soif assouvie, venait l’heure des jeux et des rires. L’impatience, l’excitation, le frisson de la chasse et la promesse d’un moment de détente quand ils auraient mis la main sur elle, quand ils l’auraient violée, les faisaient rire comme des gamins qui partageraient un secret coupable, une plaisanterie bien à eux.

Elle sentait les petits bras maigres de Jacob trembler contre elle en vagues intermittentes. Il respirait avec difficulté. Si les garçons n’avaient pas fait tant de boucan, ils l’auraient sans doute entendu.

« Pst… pst… pst… Minou, minou ! » lança l’un d’eux comme s’il essayait d’amadouer un animal de compagnie. Les autres s’esclaffèrent.

Leona grimaça lorsqu’un rai de lumière passa sur sa main. Une lampe torche balayait la pièce et venait de repérer l’interstice dans le panneau en contreplaqué.

Un nouveau ricanement… un ricanement à la Beavis et Butt-Head. Elle trouvait ce dessin animé amusant… avant. Pour une raison bien incompréhensible, leur rire imbécile lui avait paru hilarant. Mais ce son était désormais effrayant, comme le sifflement d’une lame sortant de son fourreau.

Sa gorge se serra de peur, elle avait retenu sa respiration bien trop longtemps et il fallait qu’elle expire. En soufflant doucement, elle laissa échapper un minuscule gémissement étranglé.

« Z’avez entendu ça ?

— Elle est ici.

— Merde, c’est sûr. »

Ils se séparèrent, ouvrirent les portes du placard, de la penderie… puis elle entendit une main frotter contre le torchon et manipuler la poignée en laiton.

Oh, mon Dieu, ça y est.

Leona se pencha et embrassa le haut du crâne de Jacob, elle savait qu’elle n’en aurait plus jamais l’occasion.

« Sois courageux, Jakey », lui murmura-t-elle à l’oreille.

 

Un cri au rez-de-chaussée.

Un autre cri désespéré, puis un hurlement.

« Qu’est-ce qui se passe ? fit une voix juste devant la trappe.

— Putain, j’en sais rien. »

Un vacarme épouvantable montait du rez-de-chaussée, comme si un taureau venait de se frayer un chemin chez eux et cherchait en vain la sortie.

Un coup de feu !

L’un des voyous hurla.

Puis une douzaine d’autres détonations.

Une voix qui criait : « Putain, c’est les Boomers ! Bande de branleurs ! »

Un vacarme encore plus violent, des bruits sourds.

Les gars dans la chambre étaient terrifiés.

« Merde, la bande des Boomers. Putain ! Ils ont des flingues !

— Merde, on est morts s’ils nous trouvent. »

Leona entendit leurs pas dans la chambre, puis le raffut de leurs chaussures dévalant les marches. Le tapage au rez-de-chaussée continua pendant cinq minutes : des cris, des hurlements, les bruits d’une rixe, et de temps à autre une détonation.

Le brouhaha sembla diminuer à mesure que le champ de bataille se déplaçait dans la rue. Les bruits de lutte continuèrent encore quelques minutes, puis s’éloignèrent dans l’avenue.

Et, enfin, le silence.

« Les Méchants Garçons sont partis, Lee ? murmura Jacob.

— Je crois que oui.

— On peut sortir ? »

Leona n’était pas encore prête à s’extraire de leur cachette. C’était horriblement inconfortable et étouffant. Elle commençait à avoir une crampe douloureuse dans les jambes, mais elle préférait être coincée là que debout, n’importe où ailleurs sur la planète.

« On pourrait peut-être rester encore un peu, non ?

— D’accord », répondit Jacob.