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15 h 47 GMT
Shepherd’s Bush, Londres
Leona s’extirpa du tas de manteaux sous les hurlements aigus et prolongés du jeune homme. Dans l’obscurité, elle le voyait tituber, les deux mains sur le visage.
« Mon œil, putain ! Mon œil ! Tu m’as crevé l’œil ! »
Elle se releva et se dirigea vers la lueur du jour à l’autre bout du magasin. Elle aurait aimé rester un moment, trouver un objet lourd pour le frapper, mais elle craignait que ses cris n’attirent les deux autres.
Il était plus prudent de s’en tenir là, tant qu’elle avait encore un peu d’avance.
Elle s’éloigna du rayon enfants, ses talons cliquetant sur le lino tandis qu’elle passait devant le rayon des cartes de vœux intactes, celui des peluches, des jeux électroniques, et devant ceux qui avaient fait la joie des pilleurs la veille, jusqu’aux vitrines et à la porte automatique qui donnait sur Goldhawk Road. Le grand dadais ne cessait de hurler derrière elle.
Les portes étaient bloquées. Elle essaya de les pousser mais elles ne semblaient pas prêtes à bouger d’un pouce.
« Merde », murmura-t-elle.
Quelqu’un avait commencé à casser une des vitrines à droite de la porte. Le verre était fendu en divers endroits.
Elle décida de terminer le travail. Elle arracha un extincteur du mur, le souleva à deux mains et le jeta sur la vitre. Elle se brisa à grand bruit et explosa sur le trottoir tandis que l’autre imbécile beuglait comme un âne.
Elle enjamba le chambranle et observa la rue avec méfiance, à l’affût des deux autres gars qui couraient après Dan. Aucun signe de leur présence.
Elle cherchait surtout Dan. Aucun signe de sa présence, à lui non plus. Elle espérait qu’il serait rentré chez eux plutôt que de venir à sa rescousse. Elle commençait à s’inquiéter pour Jacob. Elle le voyait déjà errer dans Shepherd’s Bush pour la retrouver.
Jake était suffisamment nigaud pour faire une chose pareille.
Leona remarqua d’autres gens. La famille asiatique nettoyait encore devant la bijouterie et elle aperçut des commerçants qui ramassaient les débris de leur boutique étalés sur le trottoir. Ils les avaient dévisagés d’un œil soupçonneux, Dan et elle, inquiets qu’ils soient en quête d’un butin à piller. Elle vit un ou deux explorateurs comme eux, qui avançaient en affichant une expression abasourdie. Mais aucun uniforme en vue. Ni policier, ni pompier, ni ambulancier.
Aucun représentant de l’ordre.
Et pas de Dan.
Il y avait du monde autour et elle se sentait un peu plus en sécurité, mais elle se demanda si quelqu’un, n’importe qui, lui viendrait en aide si elle était agressée sous leur nez et jetée à terre par 50 Cent, Sourcil rasé ou un autre gamin.
Elle décida de rentrer à la maison par le chemin qu’ils avaient emprunté plus tôt, le long d’Uxbridge Road, courant presque tout le temps en regardant à droite et à gauche, à l’affût d’un signe de Dan. Elle dénombra une trentaine de personnes qui évoluaient dans les rues et fouillaient dans les décombres des magasins, mais pas de Dan.
Elle longea leur avenue et, croisant plusieurs voisins, leur adressa un salut de la tête. Ils étaient dans leur petit jardin et ramassaient les canettes de bière et les bouteilles cassées.
Ils pensent que tout est fini.
C’était visiblement ce qu’ils croyaient : qu’on entrait à présent dans la phase de nettoyage après le passage de l’ouragan. Ils devaient penser, tout comme les commerçants, que le courant serait rétabli dans l’après-midi, que la police et l’armée arriveraient bientôt pour superviser le grand déblayage. Leona se surprit à espérer la même chose.
Elle pressa le pas vers le bout de St. Stephens Avenue, certaine que Dan était déjà rentré chez Jill, avait retrouvé Jacob et se faisait un sang d’encre pour elle. En approchant de chez elle, elle remarqua les voisins d’en face qui clouaient des planches de contre-plaqué à leurs fenêtres du rez-de-chaussée.
Elle remonta l’allée de Jill et frappa à la porte, s’attendant à ce qu’on lui ouvre aussitôt. Mais non.
« Dan ? Jake ? » cria-t-elle à travers la fente de la boîte aux lettres.
Elle entendit des bruits de pas à l’intérieur, puis des jambes apparurent dans son champ de vision. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit. Jacob était là, agrippé à un chien en peluche qu’il avait dû dégoter dans la maison de Jill. Il avait les yeux rouges et gonflés d’avoir pleuré, sa lèvre inférieure tremblait.
« J’ai cru que tu m’avais abandonné pour toujours, finit-il par gémir.
— Dan n’est pas rentré ? »
Il fit non de la tête.