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11 h 35 GMT
 
Aéroport d’Heathrow, Londres

 

 

Ç’aurait pu être un matin d’été ordinaire dans la salle des départs du terminal 3, pensa Andy. Elle n’avait pas changé depuis son passage deux semaines plus tôt alors qu’il s’apprêtait à embarquer pour l’Irak et faire son rapport sur les pipelines et les stations de pompage au nord du pays. Mais cette fois, les boutiques et les restaurants étaient fermés, leurs rideaux de fer tirés et, au-delà de l’immense baie vitrée donnant sur les pistes, le tarmac était une véritable ruche bourdonnante d’activité.

Il voyait des soldats épuisés descendre d’avions militaires et civils ; un méli-mélo de sections, certains en uniformes kaki, d’autres vêtus de la version camouflage plus chaude. Tant de soldats à l’air perdu, anéanti : les ports du sud de l’Angleterre avaient dû ressembler à cela au lendemain de la bataille de Dunkerque.

Dans la salle d’attente, Andy estima que se massaient environ deux cents personnes – des civils, des hommes pour la plupart, mais aussi quelques femmes et une poignée d’enfants. Des hommes d’affaires pris par les événements ou des vacanciers, un ensemble de citoyens britanniques chanceux qui avaient pu profiter des divers efforts mis en place pour rapatrier le personnel militaire. Ils avaient l’air écrasés de fatigue, déshydratés. Nombre d’entre eux étaient étendus et dormaient sur les longues banquettes bleues.

On les faisait patienter dans cette salle depuis plusieurs heures sans aucune explication. S’ils n’avaient pas été exténués, une émeute aurait éclaté depuis bien longtemps. On leur avait promis que quelqu’un viendrait leur parler de la suite des événements. Et quelqu’un finit en effet par arriver : une femme, accompagnée de deux policiers armés et d’un jeune homme portant un bloc-notes. Elle arborait un émetteur radio à la ceinture et un badge aux allures officielles à la poitrine.

« S’il vous plaît ! cria-t-elle. S’il vous plaît ! »

Les personnes présentes dans la salle, y compris Andy, se levèrent et se rassemblèrent autour d’elle.

« Nous sommes désolés de vous avoir fait attendre si longtemps. » Elle paraissait agitée, énervée et aussi épuisée que les gens inquiets qui l’entouraient.

«Nous allons vous conduire dans des zones sécurisées où nous pourrons vous ravitailler en nourriture et en eau le temps que la situation actuelle se tasse.

— Qu’est-ce qui se passe, dehors ? » demanda quelqu’un derrière Andy.

La femme, responsable de la sécurité au service d’urgence civile, ainsi que l’indiquait son badge, hocha la tête. « J’ai bien peur que les choses soient quelque peu désorganisées à travers tout le pays. Les autorités ont installé plusieurs zones sécurisées que nous pouvons contrôler plus facilement et où nous pouvons distribuer les rations de façon ordonnée. À l’extérieur de ces zones, c’est… » Elle hocha de nouveau la tête… « Eh bien, ce n’est pas reluisant.

— Où sont ces zones ? Combien y en a-t-il ? Quelle est leur importance ? »

Elle tourna la tête pour regarder en direction de l’interlocuteur qui venait de poser la question. « Je ne sais pas exactement combien il y en a. Mais dans la capitale, le Millennium Dome sert de point de rassemblement d’urgence et de centre de ravitaillement. Nous avons également un autre espace de ravitaillement et de distribution à Battersea, et encore un autre à Leatherhead. Ces zones sont surveillées et protégées par la police et l’armée afin de nous assurer que…

— Protégées ? Contre qui ? » demanda Andy du fond de la salle.

Elle tourna à nouveau la tête pour lui faire face et s’accorda un instant de réflexion avant de répondre. « Nous avons des réserves stockées dans les zones sécurisées qui nous permettront de nourrir une partie de la population pendant un certain temps. Mais pas la totalité de la population, malheureusement. »

La foule s’agita, des murmures et des chuchotements inquiets se firent entendre.

« Est-ce qu’il y a eu des morts ? » demanda quelqu’un.

Quelle question conne, pensa Andy.

Elle acquiesça.

« Nous avons essuyé de nombreuses émeutes, une vraie période d’instabilité et de chaos. L’alimentation en eau ne fonctionne plus depuis plusieurs jours. Les gens boivent de l’eau croupie et tombent malades, et oui… il y aura des victimes. Nous avons vu les mêmes images que diffusent habituellement les informations au lendemain de catastrophes naturelles comme les tsunamis : maladies infectieuses, nourriture avariée, eau nauséabonde… jusqu’à ce que le pétrole coule à nouveau, l’approvisionnement en eau potable et en nourriture posera un problème majeur.

— Quand est-ce que le pétrole va recommencer à circuler ? » demanda quelqu’un d’autre.

Elle haussa les épaules. « Je n’ai pas de réponse toute faite à cette question. » Elle leur adressa un sourire qui se voulait rassurant. « Mais quand il reviendra… nous serons en mesure de sortir de cette crise. Et tout sera mis en place pour une distribution efficace de médicaments et de vivres aux plus nécessiteux. En attendant, nous faisons notre possible pour aider un maximum de gens à traverser cette crise dans, comme je vous l’ai dit, les zones sécurisées. »

Elle fit un geste en direction du jeune homme à ses côtés. « Il nous faut votre nom, quelques informations, nous jetterons un coup d’œil à votre passeport, si vous l’avez encore sur vous… et quand nous en aurons terminé, des camions militaires vous emmèneront soit à Leatherhead, soit à Battersea. Je vous demanderai donc de vous mettre en rang dans le calme, pour que nous puissions commencer. »

La foule s’exécuta et forma une longue file d’attente. Le jeune homme s’installa sur un tabouret et un second lui servit de bureau improvisé. Vêtus de gilets pare-balles et portant leur mitraillette avec détachement, les deux policiers armés reculèrent, sentant la foule bien trop harassée pour présenter le moindre risque.

Son rôle désormais terminé, la femme trouva un endroit au calme entre deux plantes artificielles en pot et, ignorant le panneau derrière elle, alluma une cigarette.

Andy s’approcha d’elle. De près, il voyait à quel point elle était fatiguée et stressée : elle avait des poches sous les yeux et un tremblement nerveux agitait sa main lorsqu’elle portait sa cigarette à ses lèvres.

Elle posa les yeux sur lui lorsqu’il combla les derniers mètres. Elle failli lui adresser un sourire signifiant nous-avons-la-situation-bien-en-main… mais décida finalement que cela lui demanderait trop d’efforts.

« Besoin d’aide ? demanda-t-elle en exhalant la fumée par le nez.

— Est-ce que j’ai le choix ?

— Pardon ?

— Est-ce que j’ai le choix ? Si je ne veux pas aller dans vos zones sécurisées ?

— Vous ne voulez pas y aller ? »

Sa surprise était totale. « Mais enfin, pourquoi ? »

Elle aspira une longue bouffée de sa cigarette.

« Il faut que je retrouve ma famille. »

Elle haussa les épaules. « Ça, je peux le comprendre. »

Andy pivota :

« Tous ces gens, fit-il avec un geste vers la file d’attente qui s’était formée au milieu de la salle. Tous ces gens vont mourir dans vos zones sécurisées. Vous le savez, non ?

— Comment ça ?

— Vous avez combien de gens rassemblés à Battersea, à Leatherhead et au Dome ?

— Bon, écoutez, j’en sais rien… je suis seulement coordinatrice départementale.

— Approximativement.

— Merde, mais j’en sais rien, lâcha-t-elle, bien trop fatiguée et à bout de nerfs pour se laisser entraîner dans une telle conversation.

— Cent mille ? Un million ?

— Ouais, peut-être un demi-million dans l’agglomération de Londres, et ailleurs aussi. Bon, on fait de notre mieux…

— Je n’en doute pas. Mais est-ce que vous avez assez de nourriture et d’eau pour subvenir à leurs besoins pendant six mois ? Neuf mois ? Peut-être même une année entière ?

— Quoi ? » demanda-t-elle, les sourcils arqués, perplexe.

Elle exhala un rideau de fumée.

« Mais de quoi vous parlez, putain ?

— De la reconstruction.

— Écoutez, dit-elle en faisant tomber la cendre de sa cigarette dans l’un des pots avant de jeter un regard indifférent au panneau INTERDIT DE FUMER. Il ne faudra pas un an avant que le pétrole circule à nouveau. Des pipelines ont explosé, des raffineries ont été endommagées, c’est tout. Voilà ce qui s’est passé, rien de plus. »

Andy acquiesça.

« Alors combien de temps il faut, pour remettre tout ça en état ? Je suis sûre qu’il y a déjà des gens qui y travaillent. On aura du pétrole d’ici deux semaines, d’accord ? Maintenant, est-ce que vous pourriez me lâcher, retourner dans la file et me laisser fumer tranquille ? » Elle lui adressa un haussement d’épaules en guise d’excuse. « La semaine a été sacrément longue. »

Andy fit un pas en avant et baissa la voix.

« Il y a des gens dans les hautes sphères, des gens censés être responsables, qui se montrent vraiment trop naïfs à croire ainsi que tout rentrera dans l’ordre d’ici deux semaines.

— Bon… et alors ? Vous voulez qu’on vous laisse partir ?

— Ouais. Je préfère tenter ma chance en dehors de vos zones sécurisées. »

Elle écrasa sa cigarette et jeta le mégot dans le pot. « Très bien, si vous tenez tant que ça à mourir. Je vais demander à un de nos gars de vous escorter hors de notre périmètre. » Elle détacha l’émetteur-radio de sa ceinture et adressa un message rapide à mi-voix.

« Quelqu’un va venir vous chercher bientôt.

— Merci, répondit Andy avant de faire demi-tour pour se rasseoir.

— Attendez. »

Il se retourna vers la femme.

« Vous pensez vraiment qu’il va falloir si longtemps que ça ? Six mois ?

— Évidemment. Le pétrole pourrait très bien couler à nouveau d’ici la semaine prochaine, mais d’où viendra notre nourriture ? Le fermier brésilien qui fait pousser le café, le fermier ukrainien qui fait pousser les patates, le fermier espagnol qui fait pousser les pommes… réfléchissez un moment. Ces fermiers-là, est-ce que leurs exploitations tournent encore ? Est-ce qu’ils sont encore vivants, ou bien blessés, ou malades ? Ou mieux… est-ce que leurs récoltes n’ont pas pourri sur place, faute d’essence pour faire marcher le tracteur ou la moissonneuse ? Et tous les acheteurs, les usines de traitement, de transformation, les distributeurs… tous les maillons de la chaîne qui permet d’acheminer la nourriture depuis la terre jusqu’au supermarché du coin ? Est-ce que les entreprises fonctionnent encore ? Est-ce qu’elles existent encore, ou bien leurs locaux ont-ils été pillés et brûlés ? Et qu’en est-il de leur main-d’œuvre ? Les employés sont-ils encore vivants ? Ou bien sont-ils chez eux à vomir leurs tripes parce qu’ils ont bu l’eau dans laquelle ils chient ? »

La femme ne broncha pas.

« Voilà, c’était juste quelques questions qui m’ont traversé l’esprit et que quelqu’un, dans les hautes sphères, devrait se poser aussi. Il n’est pas simplement question de distribuer des bouteilles d’eau et des barres de céréales énergétiques pour les deux semaines à venir. Le pétrole s’est arrêté de couler… et même si ça ne dure qu’une toute petite semaine, le système entier est foutu.

— Ce n’est certainement pas si dramatique.

— C’est un énorme échec du système. Tout a planté. Le monde n’a jamais été préparé à se remettre après une telle panne.

— Et vous préférez tenter votre chance dehors ? Il n’y a plus de nourriture, plus rien. Tout ce qui pouvait être pillé a déjà été emporté. Vous ne croyez pas que vous agissez un peu bêtement ?

— Dans six mois, le Millennium Dome et toutes les autres zones sécurisées… seront transformés en camps de la mort. »

La femme lui jeta un regard incrédule. « Allons donc. »

Andy vit deux policiers armés entrer dans la salle et se diriger vers eux.

« Ah, dit-elle, les voilà. » Elle posa la main sur son bras. « Écoutez, vous ne préférez pas rejoindre les autres dans la file d’attente ? Je peux leur demander de repartir. Londres est un endroit dangereux. »

Il voyait que sa demande était un acte de pure compassion. Elle voulait bien faire.

« Merci, mais je préférerais retrouver ma famille et m’éloigner au maximum des autres humains. Le dernier endroit où je voudrais me trouver d’ici six mois, c’est bien dans un espace clos en compagnie de milliers de gens. »

L’escorte arriva et la femme leur demanda de le guider hors du bâtiment et de lui faire franchir le périmètre de sécurité autour du terminal.

Elle lui souhaita bonne chance et ils se séparèrent.