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Elle marchait vers la place de Bruges où aurait lieu son exécution.

Précédée du bourreau, flanquée de gardes, elle trébuchait sur les pavés.

Le froid vert, piquant, du printemps la glaçait. Cette légère chemise de lin ne lui ôtait pas l’impression d’avancer nue.

Lorsqu’elle déboucha du coin de la rue, la foule se mit à l’invectiver.

Elle baissa le front. Les entendre, à la rigueur, mais pas les voir ! C’étaient eux, avec leurs préjugés, leurs certitudes obtuses, leurs idées simples, qui la conduisaient au supplice.

Arrivée devant le bûcher, elle releva la tête.

Voilà comment elle allait finir ? Une braise dans ces bûches… Des tremblements secouèrent ses membres. Elle urina sur elle.

Le bourreau la retint de tomber puis la traîna, quasi inerte, jusqu’au poteau où il devait la ligoter.

Elle ne voulait pas se laisser faire, or son corps, brusquement engourdi, ne répondait plus, ni à sa volonté, ni à sa peur. Déjà un cadavre.

Le bourreau l’attacha.

Elle ouvrit les yeux et reçut, tel un crachat, l’acrimonie de la foule.

Soudain, elle perçut un crépitement à ses pieds. Une fumée s’éleva, bientôt rattrapée par une longue flamme.

Elle hurla. L’angoisse de la mort lui transperçait la poitrine. Elle se débattit, sanglota, appela au secours, chercha une aide à travers le nuage opaque qui s’épaississait, tenta d’échapper au feu qui s’approchait.

En vain !

Alors, elle regarda le ciel et poussa un dernier cri déchirant.

– Coupez !

Un cascadeur saisit Anny dans ses bras pour l’arracher au brasier. Des pompiers surgirent, qui éteignirent le feu.

L’équipe de tournage reprit son souffle après cette scène insoutenable. Tous les figurants, quittant leur masque de persécuteurs, applaudirent la prestation de l’actrice. Cadreurs et pointeurs, lâchant leurs caméras, l’acclamèrent aussi.

En larmes, Anny enfila le peignoir que lui tendait l’habilleuse, passa ses chaussons fourrés, attrapa un café chaud ; elle alla s’asseoir ensuite sous la tente où, parmi les écrans de contrôle, s’abritaient le réalisateur, ses assistants, les producteurs et la scripte.

Là encore, des félicitations bruyantes l’accueillirent.

– C’était bouleversant !

– Le grand frisson.

– L’angoisse de ma vie, Anny. J’ai cru que c’était moi qui brûlais.

– Le meilleur des films d’horreur me paniquerait moins que toi dans cette scène, Anny.

– Un moment d’anthologie ! Je suis fier d’avoir été là.

Anny les remercia d’un sourire et s’assit auprès de Grégoire Pitz.

– Je ne suis pas convaincue, murmura-t-elle.

– Si, tu as été sensationnelle.

– Je ne suis pas persuadée qu’Anne ait réagi ainsi. Pendant cette scène, j’avais l’impression d’être une autre, une fille banale aux réflexes ordinaires. Je l’ai trahie. Tiens, j’avais plutôt le sentiment d’être moi il y a six mois.

– Quoi ?

– Mesquine. Égoïste. Dans l’angoisse, il y a beaucoup de narcissisme. Je viens de mourir comme quelqu’un qui s’idolâtre. Anne de Bruges était différente.

Grégoire se gratta la tête en consultant le script.

– Concernant sa fin, les documents manquent. Aucun chroniqueur ne nous a décrit son attitude lors de l’exécution. On en est réduits aux hypothèses. On ne sait rien.

– Si, on sait.

– Pardon ?

– On sait par l’imagination.

Grégoire Pitz la contempla, pensif. Depuis plusieurs semaines, une permutation s’était produite entre eux : alors qu’il avait apporté Anne de Bruges à la star hollywoodienne, c’était elle désormais qui la lui offrait. Nul ne possédait mieux le personnage. Pertinentes, ses remarques avaient modifié, sinon le scénario, du moins la tonalité de nombreuses séquences. Lorsque les informations manquaient, Anny affirmait que l’empathie et l’imagination prenaient le relais de la science historique ; elles constituaient un mode de connaissance. En se représentant par la rêverie ce qu’on ignorait, Anny progressait dans l’exploration d’une réalité disparue.

Cette théorie, que Grégoire avait négligée la première fois qu’elle lui en avait parlé, lui semblait maintenant justifiée.

– Tu veux… ?

Il devinait qu’elle souhaitait ardemment recommencer la scène. Elle lui sauta au cou.

– Oui, s’il te plaît. Pour Anne. Pas pour moi. Pour elle.

Il s’essuya le front, perplexe.

– Ça va exiger du temps.

– Je suis patiente.

Le producteur délégué s’immisça :

– Grégoire sous-entendait que ça coûterait de l’argent.

Auparavant, Anny lui aurait cloué le bec avec morgue. Elle se contenta de supplier d’une voix faible :

– S’il vous plaît.

Les deux hommes échangèrent un regard.

– Très bien, conclut Grégoire. On réorganise le décor, le bûcher, tout ça. On filme la séquence entière à six caméras. On améliorera deux ou trois détails à la lumière. Ça prendra une bonne heure.

Anny les salua et prit la direction du pont en dos-d’âne.

Le blanc béguinage de Bruges avait été réquisitionné par la régie, non seulement pour y tourner certaines scènes, mais aussi pour l’infrastructure : vestiaire, salle de maquillage, réserve de costumes, cafétéria, cantine, bureau de comptabilité...

Au moment de rejoindre sa loge, Anny bifurqua, se dirigea vers un arbre qui l’intriguait. Un tilleul immense se dressait au milieu d’une pelouse, tilleul dont la légende prétendait qu’il datait d’avant la construction du béguinage. Selon les estimations, ce robuste vieillard aux feuilles vert pâle et au parfum délicieux aurait déjà neuf siècles.

Anny s’adossa au tronc.

– Alors, vous l’avez connue, Anne, vous ? demanda-t-elle aux branches qui se faufilaient vers le ciel.

Elle resta assise, s’interrogeant sur la juste façon de jouer l’ultime séquence. Pour alimenter sa réflexion, elle sortit de la poche de son peignoir le livre d’Hanna von Waldberg.

Curieusement, Anny chérissait cet écrivain – auteur d’un seul ouvrage – parce qu'un souffle animait la moindre de ses phrases. Certes, cette aristocrate balançait souvent des extravagances datées – dues surtout à sa conversion à la jeune psychanalyse – mais elle cherchait la vérité de l’expérience vécue.

Telle Anne, telle Hanna, Anny aimait se quitter, s’abstraire d’elle-même, de son identité sociale, familiale, en vue d’approcher une réalité plus fondamentale. Cet « en dessous de tout », Anny l’obtenait, elle, par le jeu. Comédienne, elle s’éloignait d’elle pour devenir les autres ; cependant, avant d’arriver à un personnage précis, elle passait par un lieu indéterminé, à la croisée des chemins, un lieu en deçà des différences, ce lieu qu’avaient fréquenté Anne et Hanna.

Si Anne le rencontrait dans la nature et le nommait « Dieu », Hanna le détectait dans la sexualité et l’appelait « inconscient ». Quant à Anny, elle avait renoncé à le définir.

Il y a quelque temps, elle aurait diagnostiqué en cette extase une réaction chimique, celle que des substances – drogues ou médicaments – provoquaient dans un organisme ; pourtant, depuis qu’elle soignait Ethan, elle voyait qu’il ne s’agissait, encore une fois, que d’un discours d’époque. Son temps ne croyait qu’aux molécules.

Le divin, le psychique, le chimique, voilà les clés que divers siècles avaient proposées afin de de déverrouiller les portes du mystère. Anne, Hanna, Anny.

Or, si les clés fonctionnaient, le mystère demeurait.

Anny n’essayait plus de comprendre. Elle ne tenait qu’à éprouver. Puisqu’elle ne serait jamais assez initiée pour évaluer les causes et les missions d’une vie, elle était condamnée à l’ignorance ; mais ce deuil de la vérité, elle l’accomplirait joyeusement. Elle avait décidé d’habiter l’ignorance avec aplomb plutôt qu’avec angoisse. Sans savoir davantage, elle déambulait différemment dans l’inconnu de la condition humaine. Cette obscurité, il fallait bien y vivre. Une torche qui l’éclairerait ? Elle ne l’avait pas trouvée. En revanche, elle possédait un grigri qu’elle serrait au creux de sa paume : la confiance.

Tripotant la souche qui saillait de la terre, elle sourit.

– Ah, si les végétaux pouvaient parler… S’ils nous racontaient ce qu’ils ont vu ou entendu… Livrez-moi votre mémoire !

Haussant les épaules face à cet espoir impossible, elle examina les arbres alentour.

Ils étaient doubles, terrestres et aériens. Aussi larges sous le sol qu’au ciel, ils s’étendaient dans l’humus en même temps que dans l’azur : racines et branches couvraient un espace similaire, image inversée les unes des autres. Qui est le reflet ? Où est la réalité ? Le tronc tirait sa force de ses jambes écartées autant que de ses bras ouverts. Un fils de l’air ou un produit de la glaise ? Supérieurs aux hommes, les arbres gardaient l’équilibre sans exercer la moindre diligence ; ils ne chutaient pas en s’endormant. Était-ce le secret de leur longévité ?

Anny enlaça l’écorce du tilleul.

Elle venait de saisir comment elle incarnerait les derniers instants de son héroïne. Anne de Bruges était la sœur de l’arbre. Debout, elle profitait de chaque élément, de la pluie pour se rafraîchir, du vent pour se polliniser, des pourritures et des décompositions pour se nourrir.

Tel l’arbre, Anne ne tombe pas d’elle-même ; elle ne tombe que si on l’abat.

Anny rejoignit le tournage.

Dès que la scène reprit, acteurs et figurants jouèrent à l’instar de la première fois.

Seule Anny avait changé. Marchant vers le bûcher, elle semblait ignorer les violences du monde. Son beau visage épanoui s’offrait à la lumière, savourant chaque seconde.

Lorsqu’on l’attacha au piquet, elle rayonnait. Son corps paisible diffusait des pensées inouïes : il disait qu’elle aimait la vie, qu’elle aimait la douleur autant que le plaisir, qu’elle ne craignait pas la crainte, et qu’elle aimait aussi la mort.