Quand le loup s’engouffra dans les bois, Anne resta figée au bord de la rivière. Ses sens, affûtés par le danger, exerçaient une vigilance extrême ; affolé de peur, son sang retrouvait difficilement un cours paisible, les muscles peinant à se décontracter ; en vérité, contre sa volonté, son corps demeurait mobilisé pour réagir à une attaque.
Après un temps aussi long qu’intense, elle parvint à s’étirer, à secouer ses membres, à respirer largement, à sourire. La tête renversée, elle contempla le ciel étoilé.
« Seule la lune est à l’abri du loup », disait le proverbe.
– La lune et moi.
Qu’allait-elle faire ? Minuit passé, elle n’avait plus le courage de marcher jusqu’à Bruges, d’affronter la suspicion du guet, de frapper à la porte de sa tante, de se justifier encore… En dépit de la faim et du froid, mieux valait s’attarder dehors.
Elle se traîna jusqu’aux arbres, choisit un chêne – le cousin de celui qui l’avait protégée naguère –, puis s’endormit, paisible, comme si l’obscurité ne recelait plus de menace.
Au réveil, reposée malgré une nuit raccourcie, Anne précéda le chant du coq. Le soleil lui offrait une si belle récompense en éclairant le ciel, telle une servante dégageant les rideaux pour que sa maîtresse reçoive la lumière du jour, qu’Anne goûta l’aube avec délectation.
Une fois de plus, l’action s’imposa : elle devait aller au bord de l’eau attendre le loup puisque celui-ci s’était éloigné avant qu’elle n’ait accompli la deuxième partie de sa mission.
Si elle n’avait plus de nourriture à lui donner, elle n’en concevait nulle crainte ; outre qu’elle se fiait à l’animal, elle savait qu’un loup peut se contenter d’un unique repas pendant plusieurs jours.
Le carnivore aux muscles compacts ne tarda pas à pointer le museau. Lorsque leurs yeux se croisèrent, il ne marqua aucune surprise ; sans doute avait-il flairé Anne à proximité.
Par principe, il gonfla le pelage de son dos et de son cou, découvrit ses crocs, la fixant de ses prunelles impérieuses.
Elle baissa la nuque, ferma les paupières, humble, docile.
Immobile, il assura sa domination sur elle.
Soudain, il se détendit, avança d’un pas joyeux, lui renifla les doigts, laissant même traîner sa truffe humide sur sa peau.
Elle lui sourit. Il comprit le signe.
Ils burent tous deux à la rivière, le plus bruyamment possible, comme s’il s’agissait d’un concours, puis Anne se releva.
Le loup marqua sa surprise ; peut-être ne l’imaginait-il pas si haute, ne l’ayant vue, jusqu’à présent, qu’accroupie. Anne ne lui concéda pas le temps de réfléchir et, avec beaucoup d’entrain, lui annonça :
– Viens, j’ai plusieurs choses à te montrer.
Elle fila sans se retourner.
Au début, elle ne perçut aucun bruit – il refusait de la suivre –, elle distingua ensuite une foulée souple – le loup la rattrapait et la dépassait. Puisqu’il voulait rester chef de meute en décidant de la direction, elle feignit d’accepter ; cependant, par de subtils retards, d’infimes décalages, elle parvint à l’orienter à sa guise.
À distance d’une vaste ferme, elle s’arrêta, se tapit.
Par instinct, le loup l’imita.
Un bâton à la main, elle continua à cheminer en rampant, en se tractant avec les coudes, jusqu’à un monceau de feuilles à la forme peu naturelle.
– Regarde, murmura-t-elle.
Elle tendit le bâton au-dessus du tas et l’abattit.
Un ressort claqua, une forme jaillit et, d’un seul mouvement violent, deux mâchoires d’acier vinrent se planter dans le bâton.
Effrayé, le loup grogna, recula, prêt à charger l’engin.
– Voilà, ce sont des pièges à loups. Des pièges contre toi. Tu dois t’habituer à les dépister et ne jamais t’en approcher.
Il maintenait ses babines relevées pour exhiber ses gencives écumantes.
– Tu ne crains plus rien. Le piège est foutu.
Le loup tourna la tête vers Anne, la pencha sur le côté droit. Elle répéta, il gémit, elle insista.
– Piège à loups, répéta-t-elle, comme s’il était important qu’il connaisse le mot.
À quatre pattes, le tronc bas, ils progressèrent, prudents, à même la terre couverte d’un tapis d’herbe afin que les chiens et les paysans ne les détectassent pas.
Anne déclencha trois nouveaux pièges.
À chaque fois, le loup sursautait, s’agitait, pris d’une bouffée de sauvagerie, mais comprenait mieux.
Le quatrième, ce fut lui qui l’indiqua à Anne en pointant ses oreilles, la queue raide, les crocs découverts.
Elle désamorça les pinces dentées avec une bûche.
– Tu as compris ?
Il la lorgnait, assis sur ses puissantes cuisses, son silence sécrétant une sourde indignation : « Pour qui me prends-tu ? S’il est question de ma survie, j’apprends vite. »
Elle chercha des boulettes empoisonnées avec de l’arsenic ou truffées de morceaux de verre. Mais leur promenade ne leur offrit pas l’occasion d’en repérer.
Ils retournèrent à la rivière comme s’ils rentraient chez eux. Là, ils se désaltérèrent. Puis Anne fit ses adieux au loup :
– Plus jamais d’hommes, de femmes, d’enfants, s’il te plaît. Si tu les respectes, les humains se montreront moins cruels avec toi.
Quand elle se releva, le loup, saisissant qu’elle partait, fier, tel un amant qui refuse de se laisser quitter, prit les devants et, sautillant sur ses griffes acérées, gigantesque, s’éloigna dans la futaie.
Anne revint sur la route de Bruges.
Pendant ses heures de marche, plusieurs fois, sur son côté gauche, elle entendit une brindille craquer, un gravier rouler ; sachant qu’il s’agissait de lui, elle observa leur pacte implicite et s’appliqua à ne rien montrer, alors que le loup, dissimulé à quelques mètres d’elle, prétendait ne pas l’accompagner.
En apercevant Bruges qui dressait ses murs, ses toits ouvragés, son beffroi opulent pour intimider le voyageur, Anne éprouva des émotions ambiguës : si elle se réjouissait de rejoindre les siens, elle regrettait déjà la clairière, la nuit, la rivière, la proximité animale. Malgré le danger et la rudesse des bois, elle préférait la vie naturelle à la vie sociale, elle s’y sentait mieux, libre, sans jugements qui lui collaient à la peau ou lui écrasaient les épaules. Entre ciel et terre, sans murs pour l’oppresser, elle se posait moins de questions ; le cas échéant, elle y trouvait les réponses.
Anne décolla la boue de sa robe, décrotta ses chaussures, se recoiffa sommairement, puis, reprenant son souffle, passa le guet et pénétra dans la ville.
De tante Godeliève, elle attendait de cuisantes réprimandes ; elle avait affligé la brave femme et elle la chagrinerait davantage en refusant de raconter son escapade car personne ne comprendrait son attitude avec le loup.
À peine eut-elle débouché sur la Grand-Place qu’elle intercepta des clins d’œil louches, perçut un murmure grandissant.
– C’est elle, souffla un porteur d’eau.
– Non, elle est plus âgée, répondit un légumier en poussant sa brouette.
– Si, c’est la petite dont on cause, je la connais depuis des mois, renchérit un pêcheur.
Anne baissa la tête, fixa ses pieds, pressa le pas. Comment ? Ils n’avaient toujours pas oublié ? Allaient-ils commenter sa rupture avec Philippe jusqu’à la fin des temps ? Elle avait pourtant eu l’impression que l’arrivée du loup et ses ravages, le mois précédent, avaient démodé son histoire.
La nuque raidie, les yeux concentrés sur le pavé, ne voyant plus les façades des bâtisses que mirées dans l’eau des canaux, elle évitait tellement les citadins du regard qu’elle en bouscula plusieurs.
Tenir jusqu’à la maison. Ne répondre à personne.
Une voix résonna avec force :
– C’est elle ! C’est Anne ! Celle que le loup a épargnée !
Anne se figea et releva le front : monté sur un tonneau, Rubben, le fils du drapier qui avait déclenché la battue, la pointait du doigt.
Autour d’elle, les flâneurs s’immobilisèrent. Ils la dévisagèrent.
Rubben continua, exalté :
– Le loup affamé a voulu se jeter sur elle, or elle l’a arrêté. Elle lui a parlé. Il l’écoutait. À la fin, elle l’a convaincu de ne pas la dévorer et le loup est reparti dans la forêt.
Femmes et enfants considéraient Anne avec admiration. Quelques hommes s’interrogeaient encore sur la vraisemblance de la scène.
Rubben changea d’expression et de ton ; chevrotant d’émotion, il balbutia :
– C’est un miracle.
Dans la foule, certains se mirent à genoux. Tous firent un signe de croix.
Ces réactions achevèrent de paniquer Anne. Elle tremblait devant les Brugeois, plus terrorisée qu’en face du loup.