6

Dans ce centre médical de Beverley Hills, le soleil détachait deux stores, le véritable, suspendu à la fenêtre, et son ombre sur le mur.

Lorsqu’elle reprit conscience, bercée par les calmants qui la ballottaient du sommeil à la veille, Anny se cramponna à ces deux éléments. Le corps anesthésié et l’esprit confus, elle s’agrippait à la lumière comme à la seule substance solide, tangible, de l’univers ; en se concentrant, elle devenait une des poussières dansant dans le rayon doré qui traversait la pièce et liait le store matériel au store projeté. De quel côté s’arrêtait-elle le plus souvent ? En femme de cinéma, elle avait tendance à préférer le reflet à la réalité.

Un aide-soignant blond s’approcha à maintes occasions. Chaque fois qu’il se penchait sur elle, elle lui parlait ; mais chaque fois, il se produisait une bizarrerie l’en empêchant. Quand elle ouvrait les lèvres, l’employé s’estompait ; oui, dès qu’elle s’adressait à lui, il disparaissait. Pourtant, le tour de prestidigitation ne semblait pas intentionnel, le visage du jeune homme n’exprimant ni vice ni malignité ; à sa réapparition, il se montrait attentif, la scrutant avec le désir manifeste de l’aider. Or, à peine avait-elle entamé le premier mot, que tout basculait.

Elle se pensa d’abord victime d’une réalité instable, d’autant qu’elle éprouvait la sensation d’une chute… Puis elle soupçonna que le temps lui jouait une farce en se disloquant sans la prévenir. Enfin, elle remarqua que, l’infirmier abordé, elle se trouvait dans une pièce vide ; elle en conclut – avec justesse, cette fois – qu’elle se rendormait.

Après deux jours, elle parvint à soutenir une conversation :

– Où suis-je ?

– Content de pouvoir bavarder avec vous, Anny. Je m’appelle Ethan.

– Mm…

– Vous séjournez dans la chambre 23. Clinique Linden. Hollywood.

– Qu’est-ce que j’ai ?

– Différentes contusions. Rien de grave. Vous vous en sortirez très bien. Souffrez-vous ?

– Non.

– Donc, le dosage est bon.

– Dosage de quoi ?

– De morphine.

Tapi au fin fond de ses méninges, un souvenir surgit, celui de son père, une revue scientifique à la main, déclarant que la morphine appartenait aux drogues dangereuses car sitôt qu’on en absorbe, on ne peut plus s’en passer.

Pendant les heures qui suivirent, lors de répits de conscience, elle y repensa, se redressa, s’égosilla, s’épuisa, sombra, récidiva, et, de guerre lasse, se résolut à négliger l’avertissement paternel. L’addiction, c’était sa spécialité ! Déjà accro à l’alcool, à l’herbe, à la cocaïne, elle ajouterait la morphine ! Quelle importance ? Là, au moins, elle pourrait attester que ça ne venait pas d’elle. « Oui parfaitement, Votre Honneur, ce sont des médecins qui m’ont injecté ce poison : en prétendant me soigner, ils m’ont condamnée à me shooter. Vous devez les envoyer en prison, Votre Honneur, ou les astreindre à des travaux d’intérêt général. Eux, pas moi. » Plusieurs fois, entre ses siestes, elle se joua cette scène devant un tribunal imaginaire et tint son rôle d’innocente avec délectation.

Un matin, le docteur Sinead, grand chef de la clinique, pénétra dans la chambre. Derrière lui, de récents diplômés s’agglutinaient, gonflés de vanité, fiers d’accompagner le chirurgien, s’estimant éminents rien qu’à se faufiler en son sillage.

– Alors, comment va la petite fiancée de l’Amérique ?

Anny faillit éclater de rire : le professeur Sinead nasillait comme une vieille actrice qu’Anny adulait, celle qu’on surnommait Sac-Vuitton, tellement la peau de sa figure avait été cousue et recousue.

– Eh bien, comment nous sentons-nous ? insista-t-il.

S’il avait la même prononciation que Sac-Vuitton, c’était pour une raison identique : sa bouche avait été remodelée, tirée puis gonflée.

Anny détailla le docteur Sinead.

Sa chair, martyrisée par les diètes, éreintée par les ans, pendait en tous les points qui n’avaient pas été liftés, son cou, ses oreilles, la naissance du poitrail, ses avant-bras et ses poignets. Ailleurs, la peau flapie portait les stigmates des tensions que découpes, torsions et coutures lui avaient infligés. Après tant d’interventions plastiques, la face de Sinead n’offrait pas la vitalité d’un être juvénile mais la fragilité d’un accidenté.

– Anny, êtes-vous capable de nous répondre ?

Quelle horrible voix… métallique, privée de timbre… Et cette élocution brouillée : les voyelles manquaient de pureté tandis que les consonnes étouffaient. Parce que la chirurgie esthétique avait rigidifié ses lèvres en les déplaçant, le docteur Sinead articulait derrière un masque.

– Anny ? Anny, s’il vous plaît !

Anny saisit qu’elle devait quitter ses spéculations pour entrer dans la réalité. Sachant par Ethan ce que le docteur Sinead représentait à Los Angeles, elle se mit en condition de réussir une audition.

– Oui. Me voilà. J’émerge…

– À la bonne heure ! Pouvons-nous inspecter vos blessures ?

– Faites comme chez vous.

Anny se découvrit aussi curieuse que les assistants serviles qui écoutaient les explications de Sinead, car elle ignorait le détail de ses maux. Jambes, bras, côtes, bleus, plaies, déchirures, brûlures, tout fut exhibé et commenté. Du discours de Sinead, il ressortait qu’Anny avait eu beaucoup de chance de sortir à si peu de frais d’un plongeon pareil.

– Il y a un dieu pour les artistes, mademoiselle Lee.

– Pensez-vous ? À Hollywood, il n’y a qu’un seul dieu et il s’intitule dollar.

Il rit poliment à cette plaisanterie éculée.

– Vous pourrez encore honorer ce dieu, mademoiselle Lee, et rejoindre bientôt les plateaux de tournage.

Il songeait lui annoncer une nouvelle réconfortante. Or il lui signalait que, depuis sa chute, elle avait abandonné le long-métrage en cours. L’angoisse l’étreignit : avait-on arrêté le film ? Combien cela allait-il lui coûter ? Ou, pire : l’avait-on remplacée ?

Perturbée, elle adressa une grimace d’adieu à l’équipe médicale qui s’éloignait. Son cœur battait vite. La transpiration couvrit ses membres.

– Johanna ! Johanna !

D’instinct, elle appela son agent de presse. Bien sûr, celle-ci n’était pas là et personne n’entendait ses cris. Peu importe ! Elle tapa sur le matelas, tambourina contre le mur, tenta de briser le plâtre suspendu à une crémaillère qui l’immobilisait, hurlant de toutes ses forces :

– Johanna !

Ethan montra une tête soucieuse.

– Anny, que se passe-t-il ? Vous souffrez ?

En voyant ce visage blond irradiant de bonté, Anny ne tergiversa pas une seconde :

– Oui ! J’ai atrocement mal.

– Où ça ?

Elle énuméra, avec un rictus convaincant, les endroits de son corps qu’avait examinés le docteur Sinead puis conclut en un râle :

– Je vous en prie, aidez-moi.

– Je… je… je…

– Assommez-moi.

– Non.

– Plongez-moi dans le coma, c’est insoutenable…

– Anny, calmez-vous. Je vais augmenter la dose de morphine.

En arrivant à ses fins, Anny faillit interrompre sa comédie ; heureusement, elle réprima sa joie et continua de sangloter.

– Aïe ! Je ne vais pas m’en tirer…

– Si… Le sédatif va agir.

– Non, j’ai trop mal. Je vais mourir.

– N’exagérez pas. Ça va rentrer dans l’ordre.

– Je crève ! J’exige de voir mon agent…

– Allons… laissez-moi doser ça…

– Je veux mon agent !

Ethan eut beau s’occuper d’elle, Anny gémit jusqu’à ce que l’infirmier eût noté le numéro de l’agent et promis qu’il la contacterait pour qu’elle vienne à son chevet.

Ensuite, elle s’abandonna à l’analgésique, sombrant dans sa douceur anesthésiante avec délices…

 

Le lendemain, Johanna Fisher, surnommée le Requin, en tailleur anthracite moulant, se trouvait assise près du lit. Son célèbre sourire plein de dents s’affichait au bas de son visage tartiné de fond de teint.

– Eh bien, mon cœur, tu peux dire que tu nous as inquiétés ! Enfin, il paraît que tu vas te rétablir. Depuis trois jours, je me suis tenue informée heure par heure. Au fait, tu as reçu mes fleurs ? Si elles ne te plaisent pas, le bureau t’en enverra d’autres, n’hésite pas. Lilas, roses, pivoines, iris, ce que tu veux. Bon, ne perdons pas une minute, je te résume la situation. La presse s’est emparée de ta mésaventure, excellent. Des clubbeurs ont pris avec leur téléphone des photos de toi étendue au sol ; par chance, elles se sont révélées si médiocres que les rédactions les ont publiées en vignettes et ont dû ressortir de grands clichés glamoureux de toi. Opération réussie. Un buzz magnifique ! Les magazines – télé, radio, papier, internet – ont d’autant plus abondamment glosé sur ta chute que nul n’en sait les tenants et les aboutissants. On connaît le résultat – tu t’es écrasée sur la piste du Red and Blue – mais pas la raison. Si l’hypothèse d’un accident a été avancée, chacun en doute. Classique : un accident, ça n’intrigue personne ; pis même, ça terrifie. Ce qui passionne les gens, c’est quand une chute s’avère la conséquence d’un état d’âme. Un geste, pas un faux mouvement ! N’importe quoi qui provoque l’identification… désespoir, appel au secours, suicide.

– L’enthousiasme ! J’étais contente…

– Tu étais saoule.

– Je m’amusais vraiment…

– Tais-toi.

– Johanna, je…

– David m’a rapporté que tu as cru saisir une liane et te balancer de la passerelle dans la forêt vierge. J’ai obtenu son silence – d’ailleurs nous en reparlerons – car ces précisions-là n’ont aucun intérêt.

– C’est la vérité.

– La vérité ne vaut pas un clou ! Ce qu’il nous faut, c’est une histoire. Une bonne histoire.

– Peut-être. Mais moi je tenais à te confier ce qui s’est réellement…

– Anny, le public t’adore pour l’histoire que tu lui racontes. Pas pour ce que tu es.

Johanna avait haussé le ton. Anny s’enfonça, honteuse, dans les oreillers. L’agent gronda encore :

– Tu es une star, nom de Dieu, pas une citoyenne normale. Alors, je t’en prie, joue ton rôle, profites-en, prends le fric, attrape la gloire, et ne viens pas pleurnicher parce que tu voudrais être franche et ressembler aux malheureux qui paient leur billet pour te voir ! Ce qui compte, c’est la rumeur, les thèses contradictoires, les articles qui se répondent en boucle, le mystère persistant, les journalistes qui risquent de nouvelles hypothèses, les ex-amis qui témoignent, les internautes qui ajoutent leur grain de sel. Seul le bruit fait vendre. Si tu mets fin à cela – que ce soit par loyauté ou par un joli mensonge –, tu bousilles l’événement, tu en annules les bénéfices.

Avec ce ton comminatoire, Anny sentit la paix revenir en elle : la voix et les raisonnements de Johanna la délivraient. Soumise à cette autorité, elle cessait d’atermoyer ; à se regarder avec ces yeux-là, elle acceptait son destin.

Pas de meilleur miroir que Johanna Fisher. Depuis son enfance – exactement depuis Papa, je t’ai emprunté la voiture, son premier hit –, Johanna Fisher guidait Anny dans le labyrinthe de sa vie professionnelle, lui évitant les errances et culs-de-sac ordinaires, la maintenant sur le large boulevard d’Hollywood. Au fil des années, elle lui avait fourni ses repères, les règles, les impératifs, les objectifs que ne lui avait pas fixés sa famille. Quelle famille, d’ailleurs ?… Orpheline, née de mère et de père inconnus, Anny savait qu’elle avait vécu chez d’autres inconnus, Paul et Janet Lee. Sans illusions, elle n’avait guère accordé de légitimité aux individus que, par une succession de hasards, elle appelait papa et maman. Les Lee – dont elle portait le nom –, elle les subissait avec fatalisme et gentillesse, comme on traite ses partenaires récurrents dans une sitcom. Elle avait décidé de les aimer, d’abord pour se simplifier la vie – elle détestait les conflits –, ensuite parce que sa nature la poussait à se montrer accueillante, Anny manifestant une franche cordialité envers tout le monde. Quiconque voyait la fille échanger des baisers avec sa mère ou rire aux éclats avec son père confirmait que des liens de tendresse solides liaient l’enfant à ses parents d’adoption. Or, chez Anny, il s’agissait d’une disposition spontanée, étoffée d’une façon d’éviter les problèmes.

En échange de l’affection qu’elle leur témoignait, Anny avait gagné une certaine liberté, son émancipation puis son indépendance. Très tôt, à l’âge de seize ans, elle avait quitté les Lee et employé son temps à sa guise pour travailler, sortir, flirter, picoler, se droguer.

Johanna Fisher et son équipe percevaient les addictions de leur star ; toutefois, ils n’entreprenaient rien pour l’en détourner car ces faiblesses mettaient Anny à leur merci. Ainsi, Johanna n’avait jamais suggéré à sa cliente de lutter contre l’alcool ou la cocaïne, d’entamer un sevrage. Aussi longtemps que les excès ne marqueraient pas son visage et que les directeurs photo ne se plaindraient pas, elle la laisserait agir à sa guise. D’autant que cela excitait les échotiers et les paparazzi.

– Des nouvelles du film, tu n’en veux pas ?

– J’allais y venir, Johanna.

– Le tournage s’est interrompu mais le studio est ravi. Les financiers ont trouvé très efficace, en termes de publicité, que les centaines de journaux qui ont relaté ta chute mentionnent le titre, le nom du réalisateur, le casting. En investissement promotionnel, cela représente une plus-value de deux millions de dollars. Et cela sans débourser un cent. Ils sont aux anges. Ils attendent ton retour. Car, dès que tu reprendras le chemin des plateaux, l’événement sera couvert par les reporters. OK ?

– OK.

– Les médecins prévoient deux semaines ? En tout cas, c’est jouable pour les gros plans et les plans moyens… Pour les plans généraux où l’on te verra en pied, soit on utilisera une doublure, soit j’obtiendrai qu’ils modifient le calendrier de travail et patientent encore un peu. Cependant, ne fantasmons pas, Anny : tu dois revenir très vite au travail, sinon les producteurs te supplanteront sans états d’âme. Grâce à toi, à ton « accident », leur film jouit maintenant d’une considérable notoriété et d’une profitable visibilité ; ils ne le lâcheront plus. Donc, mieux vaut qu’ils communiquent sur ton redémarrage que sur la starlette qui te succéderait.

– Ils feraient ça ?

– Personne n’est indispensable, chérie.

– Je le croyais pourtant.

– Tu blagues ?

– C’est unique, un artiste. Tu ne peux pas remplacer Picasso par Matisse.

– Qui te parle d’art, mon cœur ? Tu fais du cinéma à Hollywood. De plus, quand un producteur a assez pour se payer un Picasso, il peut aisément s’acheter un Matisse.

Johanna Fisher se leva, agacée d’avoir été obligée de philosopher. Toute explication lui semblait du temps et des dollars perdus. Surtout s’il s’agissait d’une évidence.

 

En partie rassurée, Anny s’appliqua à interpréter son rôle de convalescente. Son jeune corps récupérait plus rapidement que le docteur Sinead ne l’avait pronostiqué, au point que les kinésithérapeutes de la clinique tentèrent de s’en enorgueillir.

Seul Ethan, l’infirmier, notait les heures d’égarement qui grevaient le séjour d’Anny, ses regards paniqués le matin, ses peurs nocturnes, les angoisses fulgurantes qui l’amenaient à tonitruer, à juger ses douleurs insupportables, à réclamer une dose supplémentaire de morphine. Il avait remarqué sa disposition à la fuite, son art d’éluder l’investigation par une pirouette, ses silences qui noyaient les réponses, son don d’entretenir un flou constant ; et il se tracassait devant le sourire de délivrance qui envahissait le beau visage d’Anny lorsque, après une injection, elle sombrait dans l’inconscience.

Un soir, il ne put s’empêcher de lui demander :

– Comment vous débrouillerez-vous quand vous serez sortie de l’hôpital ?

– Pardon ?

– Comment vous procurerez-vous votre dose de morphine une fois que je ne serai plus là ?

Elle le fixa, dure.

– Il existe des médecins.

– Il arrive qu’ils soient honnêtes.

– Ceux-là, je les éviterai.

– Mm…

– Même un homme vertueux peut avoir besoin d’argent.

Ethan secoua la tête.

– Pourquoi ne profitez-vous pas de votre présence ici pour vous soigner ?

Comprenant quelle maladie il évoquait, elle releva le menton, hautaine.

– Ah bon ? Que fabriquez-vous donc ? Je croyais que vous me soigniez.

– Oui, nous soignons vos blessures. Pas vos addictions.

Elle éclata d’un rire forcé.

– Mes addictions ! Quelle naïveté ! Vous gobez ce qu’on raconte dans la presse ? Et vous lisez ces torchons, vous ?

– Je lis les résultats d’analyses. À votre entrée ici, vous aviez de l’alcool dans le sang, des triglycérides d’ivrogne, ainsi que diverses traces de drogues, assez difficiles à identifier, d’ailleurs, tant elles étaient impures.

Anny se mordit les lèvres et, secrètement, maudit son dealer. « Salaud de Buddy ! Je savais qu’il me refilait n’importe quoi, qu’il coupait sa marchandise. Si je l’aperçois, je lui casse le nez, à celui-là. »

Ethan persévéra avec intensité :

– Prenez soin de vous, Anny. Vous avalez des poisons pour avancer, pour ignorer vos problèmes, pour passer d’aujourd’hui à demain. Arrêtez-vous un peu. Raisonnez. Faites le point.

– Quel programme ! Je préfère me jeter tout de suite par la fenêtre.

– Vous avez peur de penser. Réfléchir vous panique.

– C’est ça ! Traitez-moi d’imbécile !

– Anny, dès que vous vous projetez dans l’avenir, vous hurlez, vous m’appelez pour que je vous abrutisse. Plutôt vous droguer qu’affronter vos craintes.

– Mais…

– Vous fuyez votre vie intérieure. Examiner, discriminer, douter, c’est une indisposition dont un remède doit vous guérir.

Surprise par la pertinence du diagnostic, Anny cessa de protester.

Tendre, Ethan se pencha vers elle et demanda :

– Pourquoi ?

Désireuse de répondre mais incapable d’y parvenir, Anny entama une crise de larmes qui dura la nuit.

 

Deux jours plus tard, Johanna, terreur d’Hollywood, se rendit à la convocation d’Anny, chambre 23, munie d’une corbeille de fruits confits qu’on lui avait livrée de France.

– Tiens, ma grande, voici tes confiseries favorites puisque tu as la chance de t’empiffrer de sucre sans prendre un gramme. Moi, rien qu’en les regardant, j’ai déjà chopé trois kilos.

Anny ne s’encombra pas de politesses :

– Johanna, je dois m’occuper de moi.

Johanna s’assit, croisa les jambes, s’attendant à des exigences concernant la cosmétique ou la coiffure.

– Je suis tout ouïe, ma chérie.

– Je ne peux pas continuer ainsi.

– Si tu le dis. Alors, qui est le fautif ? Priscilla ou John-John ?

Anny ouvrit des yeux hagards aux noms de sa maquilleuse et de son coloriste.

– Non, Johanna, je te parle de moi.

– Moi aussi.

– Non. De moi à l’intérieur.

– Ah, d’accord !

Johanna respira, soulagée.

– Tu veux un coach, c’est ça ? Écoute, ça tombe bien que tu me le signales : pas plus tard qu’hier, on m’a vanté les qualités de celui qui s’est occupé de la petite Vilma. Un Argentin. Tu imagines ? Cette grue qui n’était que second rôle sur Disney Channel vient de remporter un Golden Globe et une nomination aux Oscars sans que le métier comprenne comment. Eh bien moi, je tiens le scoop : elle avait un coach. L’Argentin ! Tu penses, j’ai noté ses coordonnées. En plus, il paraît qu’il est gaulé comme un dieu. Carlos… Non, Diego… Attends, j’ai archivé ça sur mon téléphone.

– Laisse. Je ne te parle pas d’un coach, je te parle de ma vie.

– Pardon ?

– Je ne suis pas heureuse.

Johanna demeura bouche bée. Selon elle, rien de plus indécent que de s’exprimer ainsi : Anny avait proféré une obscénité.

– Il faut que je modifie quelque chose dans ma vie, reprit Anny.

Johanna secoua la tête pour se laver de ce qu’elle venait d’entendre, puis se força, quoique avec répugnance, à prolonger cet ergotage immonde.

– Quoi ?

– Ça ne peut pas continuer. Je ne suis pas heureuse.

Johanna haleta en baissant les paupières. Répondre devenait au-dessus de ses forces.

Anny médita longuement.

– Je suis gaie, oui, mais je ne suis pas heureuse. Les autres me considèrent comme une fille marrante, une fêtarde sans complexes, mais cette agitation cache ma vérité. Un maquillage. En général, les gens qui se badigeonnent de fond de teint dissimulent une vilaine peau.

Johanna déglutit. Pourquoi Anny s’en prenait-elle à elle ? Pourquoi tant de méchanceté ? Personne n’avait jamais osé évoquer les trois millimètres de crème opacifiante dont elle s’enduisait tous les matins… Du coup, pour changer de sujet, elle revint dans la conversation :

– Qu’est-ce qui te manque ? Un enfant ?

– C’est trop tôt.

– Un mari ?

– Je ne sais pas. Possible… Je crois que ma tristesse a un rapport avec l’amour. J’ai besoin d’aimer, d’aimer plus, d’aimer vraiment. J’ai l’impression que je n’y suis pas arrivée.

Johanna sourit. On se rabattait sur un terrain qu’elle dominait. Elle allait recouvrer son emprise sur Anny.

– Curieux que tu dises ça… Il y a justement un homme qui est dans le même état que toi. Mais lui, c’est à cause de toi.

– Qui ?

– David…

– David ?

– David Brown. Un de tes partenaires. Celui que tu as voulu épater le dernier soir en jouant à Tarzan et Jane dans la boîte de nuit. Depuis ton séjour ici, il me téléphone tous les jours pour demander s’il peut passer te voir.

Le détail toucha Anny. Johanna poussa son pion :

– Naturellement, j’ai refusé. Premièrement, parce que je ne savais pas si l’idée t’enchanterait.

– Si… ça me plaît de le savoir, en tout cas.

Anny se souvint de la discussion qu’elle avait eue avec Ethan. L’infirmier s’était étonné qu’aucun de ses amis ou amants ne vînt lui rendre visite ; sur le moment, elle avait improvisé une justification mais, sitôt seule, elle avait maudit ses prétendus proches et s’était apitoyée sur son sort. Maintenant, elle détenait un motif : Johanna et son bureau avaient monté la garde, interdisant l’accès à sa chambre. Y compris à ceux qui insistaient… Quelle satisfaction !

– David…, murmura-t-elle, savourant ce nom sur ses lèvres entrouvertes.

– Oui, David. Deuxièmement, parce qu’il n’est pas celui dont je rêve pour toi, ma chérie.

La phrase lui fit l’effet d’un électrochoc. Anny se redressa sur le lit, indignée.

– Pardon ?

– Non, soutint Johanna. Si tu dois avoir une grande histoire, une histoire qui va jusqu’au mariage, je souhaiterais que ce soit avec quelqu’un de ton niveau. Enfin, un acteur au minimum équivalent, question carrière. Il n’y a pas de raison que l’union profite à l’un davantage qu’à l’autre. Deux stars. Genre Brad Pitt et Angelina Jolie, ce type d’alliance… David Brown, aussi attachant soit-il, magnétique, talentueux, bien élevé, même s’il plaît énormément aux filles, ne rentre pas dans ma liste. Ni dans mon top five. Ni dans mon top ten. Loin de là.

– Sais-tu que c’est scandaleux, ce que tu dis là ?

Anny avait haussé la voix. Ses iris lançaient des foudres. La jeune femme entama une longue diatribe où elle accusa l’agent d’ingérence, où elle réclama le droit de choisir son fiancé, où elle chanta les louanges de David qu’elle décrivit comme une victime du rouleau compresseur hollywoodien, bref, elle s’enflammait tant à le défendre que son exaspération prenait, de minute en minute, les couleurs d’une passion pour le comédien débutant.

Sous un masque outragé, Johanna buvait du petit-lait, tel un chat qui se réjouit de voir que la souris s’est coincée dans l’angle du mur, là où il n’y a plus d’issue. Experte en manipulation, elle avait sciemment déblatéré contre David afin que l’actrice réagisse. La manœuvre avait fonctionné au-delà de ses espérances. Après une demi-heure de tempête, Anny, entêtée, s’était persuadée qu’elle adorait David et qu’il apporterait la solution à son malaise actuel.

Mimant la réticence, Johanna promit, en partant, d’autoriser le jeune homme à passer à la clinique.

 

La nuit et le jour suivants, Anny les traversa dans l’exaltation. Elle annonça à Ethan que son amant la rejoindrait bientôt ; avec complaisance, elle lui vanta ses mérites, sa beauté, son intelligence, son génie, extrapolant sur leur engouement réciproque. D’imagination vive et d’humeur fougueuse, elle était parvenue à se convaincre que sa vie allait changer, acquérir un sens grâce à David.

Vers trois heures, ce jeudi-là, les kinésithérapeutes vinrent la rééduquer et, pour la première fois, elle réussit à marcher sans tomber, sans s’accrocher ou se retenir. S’ils s’en félicitèrent, elle mit plutôt ce progrès sur le compte de l’amour.

À cinq heures, elle regagna son lit, moulue par tant d’efforts. En se glissant sous les draps, elle se demanda si elle ne jouerait pas maintenant une comédie de pleurs pour obtenir de la morphine.

À cet instant, un intrus en blouson entra dans sa chambre. Elle poussa un cri.

Alerté par le bruit, Ethan surgit derrière le visiteur.

– Que se passe-t-il, Anny ?

Elle désigna l’individu avec peur.

– Faites-le sortir d’ici.

– Mais, je croyais…

– Faites-le sortir ! Au secours !

L’homme s’approcha, brandissant le bouquet caché derrière son dos, et se mit à genoux.

– Enfin, Anny, tu rigoles…

C’est alors qu’elle comprit qu’il s’agissait de David Brown.

Non seulement elle ne l’avait pas reconnu, mais elle avait oublié ses traits.