17

7 avril 1906

Ma chère Gretchen,

Merci pour ton mot. Ton affectueuse compassion m’a redonné un peu de force.

Pourtant, la compassion, je n’en manque pas ici, j’en reçois plusieurs doses quotidiennes car les gens défilent par dizaines à la maison pour nous assurer de leur sympathie, Franz et moi ; cependant, ces condoléances sont trop cousues de malentendus pour m’apporter le moindre réconfort : non seulement mes visiteurs ignorent que je n’avais pas d’enfant dans le ventre, mais je les suspecte de débarquer avec plus de curiosité que de pitié. Ils veulent voir la tête qu’a un jeune couple trop fortuné devant la tragédie ; les femmes vérifient que je suis effondrée, que Franz a l’âme en berne, que mes beaux-parents restent dignes ; quant aux hommes, ils tentent de nous galvaniser en parlant de l’avenir, en dégoisant des gaillardises ; voilà mon entourage, Gretchen, j’ai le choix entre les vipères et les soudards. Aussi, ta douce lettre, laquelle me plaint sans me juger, m’est allée droit au cœur.

Je ne me pardonne pas ma grossesse nerveuse. Quoique j’aie cru de bonne foi me trouver enceinte, et que j’aie été abusée avant d’abuser les miens, c’est bien moi qui me suis joué un tel tour.

Qui est « moi » ? Si « moi » n’est que ma conscience, je suis alors innocente car je croyais authentiquement à ma grossesse. Si « moi » est le corps qui m’en a fabriqué une fausse, alors c’est lui l’auteur du subterfuge. Or, comment séparer à ce point le corps et la conscience ? Oserait-on clamer « mon corps est coupable, pas moi » ? C’est trop facile de les dissocier. Qui a informé mes entrailles de mes aspirations, sinon une partie de mon âme ? Le corps et la conscience ne demeurent pas étanches, l’enveloppe physique ne se réduit pas à une voiture de location impersonnelle dans laquelle s’installe au hasard un intellect. Je soupçonne donc qu’il y a un lieu indistinct, mi-corps, mi-pensée, où la chair et l’esprit sont mêlés ; là se prennent les plus grandes décisions ; là gît le vrai « moi ». En ce lieu, mon imagination, sans que ma vigilance le sache, a soufflé un jour à mes flancs que je souhaitais ardemment tomber enceinte ; mes tripes ont obéi.

Le cas échant, je deviens responsable. Donc coupable. Eh oui, ma Gretchen, malgré tes phrases qui me blanchissent et m’acquittent, je ne me vois pas angélique mais condamnable. Mon inculpation dépend de ce qu’on entend par « moi ».

J’ai repris ma collection.

Chaque matin, je me consacre à mes sulfures et à mes mille-fleurs. Je dois à mes cristaux chéris des moments d’exception, allègres, insouciants. Ces chérubins ne sont pas au courant de mes malheurs ; purs et imputrescibles, ils n’ont pas enregistré mon récent martyre ; ils vivent dans un autre espace, en un temps différent, l’univers des fleurs immortelles et des prairies toujours vertes.

Lorsque je fixe une marguerite éclatante dans sa bulle de verre, je tente de la rejoindre, de quitter la société incertaine. Parfois, j’ai l’illusion d’aboutir, je m’enchante d’une couleur, d’un reflet, devenant indifférente à tout, sauf aux variations de la lumière. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a une vérité qui m’est livrée, là, au fond de mes sulfures, un message que je finirai par recevoir. Un message qui me comblera, balaiera mes interrogations. Un message qui sera la fin d’une quête.

Chez un marchand, j’étais penchée sur un mille-fleurs éberluant, un mille-fleurs de fruits où citrons, oranges, bananes, cerises, dattes, pommes, poires, collés les uns au autres, s’exhibaient comme des bonbons multicolores qui nous feraient saliver jusqu’à la fin de l’éternité, quand une voix me glissa :

– Je te l’offre.

Franz m’avait espionnée. Depuis une demi-heure, il s’attendrissait de me voir euphorique, et depuis qu’il m’avait abordée, il s’amusait encore plus de mon air ahuri. Bien qu’il m’eût proposé encore deux fois de me l’acheter, je ne bronchais pas, les yeux écarquillés, la nuque brûlante. J’étais furieuse. Je tenais pourtant à dissimuler cette colère : mieux valait donner l’impression d’être cruche que méchante. De quoi se mêlait-il, ce Waldberg ? M’offrir un mille-fleurs ? Et surtout ce mille-fleurs aux fruits, cette rareté somptueuse que, dans ma tête, je possédais déjà ? Pour qui se prenait-il ? Il n’avait pas à s’interposer entre les sulfures et moi, non ? Ça ne le concernait pas. J’étais libre. J’avais les moyens d’acquérir les trésors de ma passion. Que désirait-il ? Qu’à la maison, en manipulant la boule, je me répète : « C’est Franz qui me l’a offerte. » Le malheureux ! Quel naïf… Je ne pensais jamais à lui quand je considérais mes galeries. Jamais. Et s’il y laissait l’empreinte de ses doigts en les tripotant, je les essuyais. S’il voulait maintenant y accrocher son étiquette de donateur magnanime, je refuserais. Il ne parviendrait pas à s’immiscer entre elles et moi.

Il rit de mon visage figé.

– Si tu te voyais, ma chérie…

Je baissai les yeux sur les cristaux et j’aperçus mon reflet : effectivement, j’étais laide et ridicule.

– Alors, insista-t-il, me donnes-tu le droit de te l’offrir ?

– Il est affreux.

J’ai tourné les talons, lui ai attrapé le bras et nous avons entamé une promenade de jeune couple sur la Kärntnerstrasse.

Me croiras-tu ? J’avais peur que le sulfure ait entendu l’atrocité que j’avais prononcée sur lui, peur qu’il n’en souffre et que le lendemain, lorsque je reviendrais en catimini, il n’ait perdu de son éclat, voire préféré se donner à des mains étrangères. Oui, c’est ridicule. Cependant, je ne prétends pas éviter le ridicule. Au contraire.

Sans que Franz s’en rende compte, je mis plusieurs heures à décolérer. Certes, j’étais consciente qu’il n’avait, lui, aucune autre intention que celle de me contenter. Il me fallut récupérer cette pièce unique, la contempler, seule, dans ma chambre, allongée sur le lit, pour chasser la peur d’une interférence entre ces deux mondes distincts, le monde de mes globes et le monde où j’étais l’épouse de Franz.

Quel intérêt de t’écrire si je ne te raconte que ces anecdotes ? Gretchen, rassure-toi : je t’ai gardé le meilleur pour la fin.

Parmi mes visiteuses, la plus assidue reste tante Vivi, bien sûr. Pour te donner une idée de notre relation saugrenue, je vais te raconter ce qui advint le lendemain de… comment le présenter… de l’accident.

Tante Vivi nous rejoignit au salon, déploya beaucoup d’intelligence à nous consoler, trouvant les mots justes, tendres pour Franz, chaleureux pour moi, puis nous égaya en chroniquant les naissances récentes, raillant la fierté d’une mère qui tendait un nourrisson plus hideux qu’un singe, l’émotion d’un père qui ne repérait pas les cheveux roux de son rival sur son fils, etc. Avec tact, elle nous peignit si bien la misère et le ridicule des géniteurs qui avaient réussi à pondre que nous aurions presque pu nous réjouir d’avoir échoué.

Quand Franz, appelé au ministère, nous quitta, elle se rapprocha de moi et me tapota l’avant-bras.

– Vous allez me détester, ma petite Hanna.

– Pourquoi ?

– Parce que je suis informée de votre secret, de ce qui s’est passé réellement lors de votre accouchement. J’étais là.

– Ah…

Je me claustrai dans un silence douloureux. Ainsi, cette tragédie intime, je ne l’étoufferais même pas sous le silence, j’étais obligée de la partager avec tante Vivi. Que les professionnels – les deux médecins et la sage-femme – sachent les détails de ma mésaventure, cela me touche peu. En revanche, qu’un membre de la famille…

– Ne vous inquiétez pas. Je me tairais sous la torture plutôt que de le révéler.

In petto, je songeai « sous la torture, peut-être, mais pas sous les lustres de votre salon, avec du thé et des macarons, en face d’un auditoire à séduire, ça j’en doute ! », étant moi-même friande des talentueuses improvisations, des élucubrations irrésistibles d’espièglerie et de causticité dont son entourage faisait les frais.

Elle continua à m’apaiser :

– Si quelqu’un me rapportait que vous avez eu une grossesse nerveuse, j’en conclurais que vous avez vendu la mèche. Pas moi. Je serai muette.

Plus elle insistait, moins je la suivais. Muette, tante Vivi ? Autant lui demander de ne plus être femme.

– D’ailleurs c’est moi, ma chère Hanna, qui ai exigé des deux médecins qu’ils fassent croire à un enfant mort-né, car figurez-vous que ces deux empaillés s’apprêtaient à dévoiler le pot aux roses à Franz.

Là, songeant à mon époux, j’eus un élan sincère :

– Merci, tante Vivi. Ça l’aurait… je ne sais pas… ça l’aurait tué.

– Ou tué son amour.

Son œil froid me fixa : elle avait exprimé mon angoisse. Comment pouvait-elle la connaître ?

Je me débattis un peu :

– Quand même, Franz ne m’en aurait pas voulu !

– Non… pas ouvertement… jamais en se l’avouant. Notre pensée ne se résume pas à ce que nous en apercevons ou nous en disons. Nous avons des couloirs secrets derrière les murs, des placards dissimulés, des tiroirs latents ; là, nous accumulons parfois des griefs, des ambitions, des peurs. Tout va bien jusqu’au jour où la protection saute, où ça gicle, où ça sort. On peut alors appréhender le pire. En apparence, Franz comprendrait ce qui est arrivé ; cependant sa déception, sa frustration, sa colère s’entasseraient quelque part.

Bien que je fusse d’accord avec elle – ou peut-être parce que j’étais d’accord –, j’objectai :

– Allons, tante Vivi, je ne suis pas la première femme à subir une grossesse nerveuse.

– Et vous n’êtes pas non plus la première à la déguiser en fausse couche.

Elle prit un long temps avant d’ajouter :

– Fort heureusement.

Dans le silence, nos craintes se bousculaient, les légitimes comme les illégitimes. J’imaginais la société viennoise colportant mon histoire : on la répéterait, par curiosité d’abord, par désir de briller en relatant une fable inouïe, ensuite pour me nuire ; on me traiterait de simulatrice, de manipulatrice, de démente ; les jalouses plaindraient ce pauvre Franz et lui souhaiteraient une autre épouse – elles, par exemple.

Tante Vivi conclut :

– Croyez-moi, mon enfant, mieux vaut nourrir les gens avec un petit drame qu’avec une authentique tragédie.

Alors que j’adhérais à ses paroles, je m’entendis protester :

– Authentique tragédie… N’exagérez-vous pas ?

Elle darda son œil violet sur moi.

– Que comptez-vous entreprendre, mon enfant ?

– Mais rien…

– Pour vous soigner ?

– Tante Vivi, je ne suis pas malade !

Elle se mordit les lèvres et les agita de chaque côté, ce qui donnait l’impression que le bout de son nez bougeait.

– Non, vous n’êtes pas malade au sens habituel. Cependant, qui nous certifie que vous n’allez pas recommencer une grossesse nerveuse ?

– Ah non, pas deux fois.

– Pourquoi ?

– Pas deux fois.

– Expliquez-moi pourquoi vous ne recommenceriez pas ?

Cela me paraissait une évidence. Or je ne trouvais pas les arguments.

Tante Vivi reprit une tasse de thé et continua :

– Aspirez-vous toujours à avoir des enfants ?

– Oui. Plus que jamais.

– Donc, vous pouvez vous illusionner de nouveau. Qu’est-ce qui aurait changé…

– Parce que c’est survenu, ça ne surviendra plus.

– Ah oui ? La majorité des gens réitèrent les mêmes erreurs toute leur vie. Des femmes qui s’amourachent d’hommes qui les battent. Des hommes attirés seulement par les grues qui les plument. Des enfants envoûtés par des fréquentations néfastes. Des victimes d’escrocs qui, n’apprenant rien de leur malheur, continuent à être abusées. Non, pour la plupart des gens, ma chère, une fois ne suffit pas.

– Que puis-je faire ?

– C’est la question que je me pose, ma chérie. Et croyez bien que si je déniche un embryon de réponse, je reviendrai aussitôt.

Je baissai le nez. Outre que tante Vivi me frottait le museau contre mes fautes, l’emploi du mot « embryon » m’avait particulièrement offensée. Je me fermai.

Elle se leva, soudain folâtre – elle voulait laisser un souvenir énergique de ses apparitions –, et saisit encore quelques macarons qu’elle enfourna dans sa jolie bouche.

– Il y a deux sentiments que la nature humaine déteste : la gratitude et la complicité. Personne ne les éprouve longtemps. J’ai pris un grand risque en vous révélant que je connaissais la vérité, celui de perdre votre affection.

Elle attendait une réponse. Naturellement, je lui servis celle qu’elle souhaitait :

– Tante Vivi, je suis bien heureuse de partager mon secret avec vous, je serais bien laide de vous le reprocher.

À cet instant-là, je compris qu’elle m’avait piégée. La rusée retourne les situations à son avantage. Ayant deviné mes craintes et ma vexation, elle prenait les devants, exprimait à ma place les réticences qui me traversaient la tête pour conclure d’un ton douloureux : « Vous ne penseriez pas des horreurs pareilles, j’espère ? » Et voilà comment je me retrouvai à lui dire que je l’appréciais infiniment et que je l’aimerais toujours…

 

Quelques jours plus tard, alors que je caressais mes sulfures dans ma chambre, on m’annonça tante Vivi et celle-ci fonça vers moi, les joues roses d’animation.

– Écoutez, ma chérie, on m’a mentionné un médecin juif qui accomplit des miracles. D’après les rumeurs, il a guéri des cas désespérés, enfin des cas sur lesquels ses confrères s’étaient cassé les dents. Parce qu’il s’entoure d’arcanes et de mystères, il jouit d’une grande réputation chez les artistes et les littérateurs, ce qui, personnellement, me semble suspect. Or j’ai appris, par des indiscrétions d’amies, qu’il avait vraiment rendu la vue à une jeune fille aveugle depuis trois ans et qu’il en avait guéri une autre de ses manies. Ce qui est étonnant, c’est qu’il ne touche pas ses malades, il ne les opère pas, il ne leur administre pas de médicaments. Non, aucun rapport avec les rebouteux habituels ou les sorciers de village. À ce qu’il paraît, il se contente de discuter avec ses patients. Je n’y crois pas une seconde, je le répète. Une sorte de mage avec des formules ésotériques. On parle beaucoup de lui à Vienne, on le considère comme le dernier salut des incurables. Une personnalité très controversée, je dois avouer. Pour les uns, c’est un charlatan ; pour les autres, un grand savant. À mon avis, la réalité se situe quelque part entre les deux. En tout cas, il devient le médecin à la mode. Il s’appelle Sigmund Freud.

– Voulez-vous que j’aille le voir ?

– Vous n’y pensez pas. Une Waldberg ne se fait pas soigner par un juif.

– S’il est efficace…

Elle m’attrapa les mains pour m’intimer le silence.

– C’est avec des raisonnements pareils qu’un jour, on perd ses repères. Vous ne devez pas écorcher vos principes.

– Dans mes principes, je n’ai rien contre les juifs.

– Naturellement, moi non plus. Cependant, vous admettrez que nous n’avons pas à nous confier à un juif si nous ne le sommes pas. Il y a des hiérarchies à respecter, Hanna, sinon notre monde s’écroule. D’ailleurs, Franz m’en blâmerait, il ne tolérerait pas qu’un Levantin vous ait déshabillée et auscultée.

– Vous m’avez dit qu’il ne touchait pas ses…

– Ausculter le corps, ausculter l’esprit, c’est identique. On ne doit pas accepter ces invasions de la part de n’importe qui. Moi vivante, cela n’arrivera pas, et je n’aurai jamais à rougir de vous avoir envoyée chez un juif.

À ses ailes de nez pincées, au désordre soudain des mèches libres qui flottaient autour de ses oreilles, je remarquai que tante Vivi atteignait le sommet de l’agacement. Oui, ma Gretchen, je sais que cette attitude peut te choquer puisque tu n’as pas hésité, toi, à épouser ton Werner, qui est à moitié juif. Comment t’expliquer ?

Ici à Vienne, dans le milieu que j’ai intégré, on plaisante encore moins avec les origines qu’avec l’argent. Non seulement on doit fréquenter des familles aux moyens équivalents mais, dans cette caste, il faut aussi veiller, dit tante Vivi, à « sa couleur ». L’intrusion des juifs dans ce cercle où les familles se reçoivent sans cesse, même si l’homme est élégant et la jeune fille un tanagra, passe pour une faute de goût, une offense à la bienséance, voire une insulte lancée à la face de ceux qui observent les règles. « Quoi, vous m’infligez un juif chez vous alors que je vous l’épargne chez moi ? Mérité-je cela ? » Les aristocrates ignorent pourquoi ils opèrent ce tri, ils savent juste qu’ils doivent le faire, sous peine de trahir ou de blesser les leurs. La sélection compte davantage que les raisons de la sélection.

Pourtant, j’ai déjà vu de richissimes familles juives parader en des palais recherchés. Ce métissage déclasse aussitôt la réception, lui donnant un aspect bariolé, cosmopolite, la gauchissant en bal des Quat’z’Arts où le pire côtoie le meilleur, où tout se vaut sans que rien ne vaille. De tels soirs, un vrai Waldberg comprend que ses hôtes se sont résignés à la présence des juifs parce qu’ils possèdent des millions ; or un vrai Waldberg ne considère pas l’or comme une vertu – il en a de naissance – et juge qu’existent des qualités plus précieuses, lesquelles ne s’acquièrent pas : l’appartenance à une race, à une lignée pure, prestigieuse. C’est cela que signifient les Waldberg en refusant d’inviter des juifs. Et celui qui s’affranchirait de ce code ne se hisserait pas au-dessus des autres, il s’en exclurait.

Ce que je te raconte là, je le rapporte, je n’y souscris en rien. Et surtout, je n’y pensais évidemment guère lors de ma conversation avec tante Vivi car je restais centrée sur mon problème. Je m’exclamai donc :

– Si je ne peux aller chez ce docteur Freud, pourquoi me parlez-vous de lui ?

– Cet homme a eu l’ingéniosité de prévoir ce que nous disons en ce moment. Conscient qu’en tant que juif il n’aura jamais la clientèle d’une certaine société, il a formé un groupe de médecins à sa méthode. Parmi ses disciples se trouvent quelques individus normaux, enfin je veux dire pas juifs. C’est donc l’un d’eux que je vous propose d’aller consulter.

Va savoir pourquoi, ma Gretchen, en embrassant tante Vivi, j’ai consenti au principe de cette rencontre. Et, quatre jours plus tard, je m’y suis rendue.

J’avais confiance en la perspicacité et en l’audace de Vivi. Le souvenir de son pendule furieux qui avait détecté l’anormalité de ma grossesse m’incitait à m’engager avec elle sur ces chemins hasardeux, ceux de l’occulte et des médecines non traditionnelles.

Pour que Franz ne se doutât de rien, tante Vivi avait inventé un stratagème : elle avait prétexté de longues séances où nous devions essayer des corsets – rien de plus ennuyeux pour les hommes. Franz, prudent, s’abstint donc de nous escorter.

La calèche nous conduisit au pied d’un immeuble de six étages où exerçait le docteur Calgari. Rien que ce détail m’amusait : j’allais enfin voir à quoi ressemblait un appartement ! J’avoue que j’ai du mal à imaginer comment les gens acceptent de vivre entassés les uns sur les autres. Supporterais-tu, ma Gretchen, que trois à cinq familles campent au-dessus de toi, y courent, chantent, dansent, chahutent, dorment, forniquent, défèquent, qu’elles y mènent leur vie sans songer à toi qui circules en dessous ? Personnellement, j’aurais l’impression qu’on m’assomme, qu’on me piétine, qu’on m’étouffe.

Justement, le cabinet du docteur Calgari était situé au premier étage.

Une femme m’ouvrit – je devinai qu’il s’agissait de sa secrétaire –, m’introduisit dans une petite pièce sinistre uniquement meublée de chaises, la « salle d’attente », comme elle la nomma pompeusement, autrement dit une cellule où l’on avait juste le droit de s’asseoir et de lorgner des tapisseries à la trame usée, aux couleurs fanées, lesquelles représentaient deux épisodes de l’histoire romaine, l’enlèvement des Sabines et le retour des Sabins.

Je languis cinq minutes, les fesses au bord du siège, prête à repartir si je devais patienter un instant de plus. On m’avait abandonnée dans l’appartement silencieux. Maintenant que j’écris cette lettre, je soupçonne que cet épisode était une mise en scène destinée à me fragiliser, à héroïser l’entrée du médecin, lequel surgirait en sauveur.

De fait, le docteur Calgari poussa une porte à deux battants et apparut, me libérant de l’ennui.

Je dois reconnaître qu’il était bel homme, très mince de taille et de buste, les traits fins sous une barbe soignée et des cheveux noirs lustrés.

Après quelques mots d’excuse – je ne crus pas une bribe de ses allégations –, il m’invita à l’accompagner dans son cabinet.

Devant un mur croulant de livres, il rejoignit son bureau couvert de statuettes égyptiennes et me fit assoir.

– Comment avez-vous découvert la psychanalyse ?

Par ce nom barbare, il désignait la méthode développée par le mage juif Freud. Je lui racontai l’intervention de tante Vivi. Visiblement, mon explication ne l’enchanta point car il grimaça. Cela ne me découragea nullement et je lui expliquai en quelques phrases mon problème.

– Je ne veux pas que ça se reproduise, docteur. La prochaine fois, je dois être enceinte pour de bon.

C’est là qu’il commença à se comporter bizarrement. D’abord, il m’interdit de l’appeler docteur car, m’annonça-t-il, il n’était pas médecin, même s’il comptait me rétablir – j’aurais dû me méfier dès cet aveu consternant… Ensuite, il m’expliqua que nous nous verrions au moins une séance par semaine, sinon deux.

– Combien de temps ?

– Ça dépendra de vous.

– Pardon ? Vous ignorez la durée de votre traitement ?

Cette imprécision aurait dû, elle aussi, m’alerter, mais il prêcha éloquemment. Enchaînant une série de non-sens, il s’attarda sur le plus ahurissant d’entre eux : c’est moi qui parlerais pendant nos entretiens, lui se contenterait de m’écouter.

– Vous me suivez ? insista-t-il. Vous accomplissez la tâche d’élucidation, pas moi. Vous êtes malade, et vous seule pouvez vous soigner.

De ma vie, je n’avais rien entendu de plus inepte. Par éducation, je ne répliquai pas. Il s’acharna :

– Votre volonté d’aller mieux déterminera l’efficacité de l’analyse. La guérison est entre vos mains.

Quoique effarée, je m’autorisai une note d’humour :

– Dites-moi pour combien je travaillerai ?

– Pour cent thalers la séance. Exigibles d’avance, naturellement.

Ouf, ça devenait clairement une escroquerie… Je décidai de continuer sur le mode caustique :

– Flatteur. Je ne savais pas que mes compétences valaient tant.

Sans un sourire – le triste sire n’a aucun esprit –, il m’expliqua avec véhémence que ce contrat d’argent était une condition nécessaire au traitement. Me rendre chez lui devait me coûter, payer ma séance de « psychanalyse » représenterait un sacrifice.

Quand il eut fini, persuadé de m’avoir convaincue, il me demanda ce que j’en pensais. Je dis ce qui me traversa la tête :

– J’espère qu’avec vos émoluments, vous pourrez changer ces deux horribles tapisseries dans votre salle d’attente.

– Horribles ? En quoi ?

– La qualité de facture, mais surtout le motif. Je déteste cette histoire.

– Pourquoi ?

– L’enlèvement des Sabines ? Un rapt obscène. Les hommes romains manquent de femmes et vont voler celles de leurs voisins, les Sabins. Admirable exemple !

– Auriez-vous préféré qu’ils pratiquent l’inceste ?

Choquée par sa remarque, je passai outre et continuai :

– Et, pire encore, le deuxième tableau, Le Retour des Sabins. Ceux-ci, plusieurs années après, cherchent leurs femmes qui, cette fois, s’accrochent à leurs ravisseurs qu’elles ont fini par chérir.

– En quoi est-ce pire, selon vous ?

Plus obtus, je n’avais jamais rencontré ! En sus, il se penchait vers moi par-dessus son bureau, les yeux écarquillés, comme s’il voulait vraiment comprendre. Quel âne ! Je le remis poliment à sa place :

– Écoutez, je ne suis pas venue discutailler tapisseries, je suis venue pour moi.

– Vous parlez de vous quand vous interprétez ces tableaux, madame von Waldberg, vous me racontez votre histoire, pas la leur.

– Ah oui ?

– Oui. Vous m’exposez ce que sont la violence et l’intolérable selon vous.

À ces mots, je me fermai. A-t-on le droit de se montrer aussi superficiel ? Une conversation générale sur des sujets qui ne me plaisaient pas allait me soigner ? Soyons sérieux.

Devant mon visage sceptique, le docteur Calgari reprit ses explications sur sa cure psychanalytique – ah ! il en avait la bouche débordante, de ce mot –, et là, il commença à me sortir des phrases qui éveillèrent définitivement mon attention.

– Certains jours, vous ne me direz rien, madame von Waldberg, ça restera une séance de travail. Certains jours, vous pleurerez, et ce sera une avancée. Certains jours, vous me détesterez. Cependant, à d’autres moments, vous allez m’apprécier, m’apprécier trop, vous embraser. Ce sera le transfert. On peut d’ores et déjà augurer que vous aurez l’impression d’être amoureuse de moi.

À cet instant, je liai ensemble les fils de l’aberrant galimatias qu’il dévidait depuis une heure, et la situation devint claire : il m’annonçait que nous allions avoir une liaison. Le flagorneur me courtisait en prétendant – quel goujat ! – que je prendrais les devants. Et il s’y aventurait avec calme, ainsi qu’on rédige une ordonnance.

Joignant le geste à la parole, il ajouta en me désignant un sofa couvert d’un kilim :

– Allongez-vous sur ce divan.

Je me levai et, le ton coupant, je tournai les talons en lui lançant :

– Fausse route, monsieur, je ne suis pas ce genre de femme.

Et je le plantai là.

L’immonde bonhomme eut l’impudeur de me pourchasser dans les escaliers de son immeuble – quel manque d’éducation ; par bonheur, je n’entendais plus rien de ce qu’il proférait.

Déboulant dans la rue, je courus jusqu’à la calèche de tante Vivi et, en y montant, je lui annonçai :

– On vous a trompée, tante Vivi. Non seulement c’est un escroc, mais c’est un abuseur de femmes.

Oh, ma Gretchen, le monde n’est peuplé que de fauves et de naïfs. Parfois le fauve a l’apparence du naïf, tel le docteur Calgari, parfois le fauve se révèle un grand naïf, comme tante Vivi. A-t-elle cru une seconde que ce charlatan qui se targue d’un titre loufoque, « psychanalyste » – pourquoi pas Grand Mamamouchi, à l’instar des faux Turcs chez Molière –, me réconforterait en quoi que ce soit ?

Je vais essayer de passer ma colère en allant caresser mes sulfures. Si tu m’acceptes dans cet état, je t’embrasse.

Ton Hanna