41

Innsbruck, 20 septembre 1914

À l’attention du comte Franz von Waldberg,

Monsieur,

Je doute que vous vous souveniez de moi puisque vous ne m’avez aperçue que deux fois, à vos fiançailles et à votre somptueux mariage. Néanmoins, Hanna vous a parlé de moi en vous racontant ses jeunes années. Vraisemblablement, vous ne me connaissez pas sous mon patronyme réel, Margaret Pitz, devenue Margaret Bernstein, mais plutôt sous le sobriquet de Gretchen, vu que Hanna, si affective, ne m’a jamais nommée autrement. De dix ans son aînée, je la considère comme ma petite sœur, quoique aucune communauté de sang n’existe entre nous. Le hasard nous mit en présence lors de notre enfance ; l’affection élargit vite ce lien aux dimensions d’une vie.

Je ne sais comment votre cœur recevra mes mots tant Hanna s’est comportée étrangement avec vous. À sa décharge, elle a toujours tout fait avec intensité, chérir, détester, embrasser, rejeter, apprendre, oublier ; elle ignorait la modération, sa seule ligne de conduite étant l’enthousiasme. Aussi passait-elle par des états souvent contradictoires, telle son attitude à votre égard, vous qu’elle a idolâtré puis voué aux gémonies.

Quel homme ma lettre touchera-t-elle ? La lirez-vous jusqu’au bout ? La détruirez-vous avant que je n’arrive à l’essentiel ? Je ne l’imagine pas… Selon les courriers qu’elle m’envoya après vos noces, je me suis forgé de vous l’image d’un individu attentif, miséricordieux. Peut-être – à raison – la haïssez-vous sincèrement aujourd’hui, mais je suis consciente qu’autrefois vous l’avez sincèrement aimée.

Hanna a continué à m’écrire, sauf pendant la période où elle voulait isoler sa nouvelle vie de l’ancienne ; votre mariage en a souffert, notre relation également.

Si, pour se rompre, le couple recourt au divorce, l’amitié ne pratique que la trahison. Hanna me congédia un jour.

Quoique, lorsqu’elle revint vers moi, j’aie prétendu ne pas me rappeler les causes de cette brouille, j’en ai la mémoire détaillée.

Je l’avais accusée de mentir sur son origine. À Vienne, au cours de sa cure avec le docteur Calgari, elle avait soi-disant détecté sous hypnose le secret de sa naissance. Or ce qu’elle avait débité cet après-midi-là n’était qu’un récit inventé, une fable à laquelle elle s’accrochait.

Pour l’aider à guérir, il était utile que je lui remémorasse la réalité. Or, à la lecture de mon message, elle entra dans une telle colère qu’elle brisa notre entente, m’interdit de lui écrire, ce qu’elle obtint d’autant plus facilement qu’elle me cacha ses adresses.

Qu’avait-elle soutenu au docteur Calgari ?

Qu’elle avait été abandonnée à la naissance. Qu’elle n’avait jamais rencontré ses parents biologiques. Que ceux qui l’avaient élevée jusqu’à l’âge de huit ans n’avaient aucun sang commun avec elle.

Un tissu de mensonges.

Hanna a bien été élevée par ses géniteurs, Maximilien et Alma. Elle le savait, je peux en témoigner puisque, son aînée de dix ans, j’ai fréquenté Hanna au berceau.

Elle construisit cette fiction après l’accident qui coûta la vie à ses parents.

Maximilien et Alma morts, elle s’évertua à se détacher d’eux. Non seulement elle en parlait peu, mais elle effaça leurs traces, photographies, portraits, objets fétiches. Même la fortune qu’elle hérita d’eux – des millions que mon père, comptable chevronné, géra jusqu’à sa majorité –, elle n’y accorda aucune attention. Émanant d’eux, cet or lui brûlait les doigts. Vous êtes mieux informé que moi de l’usage désastreux qu’elle en fit avec sa ruineuse collection de sulfures ; enfin, elle tint à vous laisser ce qui lui restait lorsqu’elle s’échappa de Vienne. À travers ses récentes lettres, j’ai deviné qu’elle attribuait des vertus à la pauvreté, pas pour des motifs chrétiens, plutôt parce que dans son dénuement, elle voyait s’effacer les dernières traces de ses géniteurs.

Quel événement provoqua cette attitude ?

Pendant des années, je me suis appliquée à le comprendre, je crois maintenant avoir trouvé. Dans cette lettre que je lui expédiai à Vienne, outre les faits, je lui exposai ma théorie. Sa réaction disproportionnée, l’amnésie qui s’ensuivit m’indiquent que j’avais sûrement raison.

Ce jour de mai lorsqu’elle avait huit ans, elle venait de lire un livre sur Marie-Antoinette, la reine de France. Pourquoi éprouva-t-elle un tel emballement pour ce destin somme toute dramatique ? Je ne sais. La succession des royaumes – de l’Autriche à la France –, Versailles, Paris, Trianon, l’insouciance, le luxe, l’attrait du beau et du divertissement, l’ascension extraordinaire d’une jeune fille ordinaire, cela avait dû l’impressionner davantage que la décapitation. Captivée par cette enchanteresse figure féminine, Hanna rejoignit ses parents en annonçant qu’elle serait reine. Ceux-ci, attendris, sourirent d’abord, écartèrent le sujet, puis, devant son entêtement enivré, lui précisèrent qu’elle ne deviendrait pas reine si elle n’était pas princesse de naissance.

– Quoi ? Je ne suis pas princesse ? Pourquoi ?

– Parce que nous ne sommes pas de famille royale.

– Pourquoi ?

– Nous n’avons pas de sang bleu. Donc, toi non plus.

Au lieu de l’accepter, Hanna se déchaîna. Son rêve s’effondrait. Moi qui accompagnais mon père ce jour-là – il était le régisseur du domaine –, j’avoue que, ne mesurant pas les conséquences néfastes qu’aurait ce chagrin d’enfant, je souris en l’entendant taper du pied et refuser l’évidence.

Pour la calmer, Alma et Maximilien tentèrent de lui expliquer la logique des monarchies héréditaires.

En vain. Hanna tempêtait.

– Hanna, conclut Maximilien, tu as de la chance de ne pas appartenir à une famille royale. Ainsi, tu seras libre. Si tu étais princesse, tu aurais des devoirs et des privilèges, mais pas de droits, aucune autonomie.

– Je ne veux pas être libre. Je veux être reine.

Ses parents commencèrent à tancer sévèrement cette enfant qui se saoulait de sa colère.

Elle s’emporta d’une manière inouïe. À bout de nerfs, le front plissé, la bouche écumante, pointant un doigt rageur, elle prétendit que de toute façon, elle savait parfaitement qu’elle n’était pas leur fille, qu’une erreur s’était produite à sa naissance, qu’on l’avait intervertie, elle qui était une véritable princesse, avec leur idiote de fille à eux, et que bientôt sa famille allait s’en rendre compte et interrompre son martyre. Après quoi, elle ajouta qu’elle les détestait, qu’elle n’avait jamais pu les supporter et qu’elle était vraiment très malheureuse.

Une scène intolérable, certes. Et banale. Hanna ne méritait qu’une paire de gifles. Cependant, Alma et Maximilien, lesquels avaient eu tant de mal à mettre cette enfant au monde, reçurent très mal ce délire puéril. Surtout, ils furent peinés qu’elle se dise malheureuse. Invités à une soirée, ils quittèrent la maison sans mot dire.

On sait ce qui arriva ensuite. En passant le long d’un chemin escarpé et rocheux, leur voiture reçut un énorme bloc de pierre qui déboulait des pentes supérieures. Il les écrasa net. Ils moururent sur le coup.

Au soir, quand mon père, premier averti de la catastrophe, dut l’annoncer à la petite Hanna, celle-ci n’avait toujours pas décoléré.

– Bien fait, murmura-t-elle en guise de commentaire.

Ce ne fut que le lendemain, en ne les voyant pas surgir au petit déjeuner, qu’elle comprit que sa mère et son père ne reviendraient plus.

Le jour de l’enterrement, elle se jeta dans la fosse pour s’accrocher au cercueil de ses parents. Jamais je n’oublierai ce moment déchirant.

Elle pleura sans discontinuer pendant trois semaines.

Excessive Hanna… Exagérée en tout…

Avec le recul, je pense qu’en sanglotant de désespoir, elle remâchait un sentiment de culpabilité. Avoir peiné et insulté ses parents la dernière fois qu’elle les avait vus devait l’engluer de honte. Peut-être même considérait-elle qu’ils auraient survécu si elle avait été gentille, si elle n’avait pas souhaité les voir disparaître…

Les années suivantes, elle modifia son comportement, cessant de cultiver le souvenir des défunts. Elle devint plus froide. Presque insensible. Enfin, elle manifesta de l’agacement lorsqu’on lui parlait d'eux.

À l’adolescence, elle débita pour la première fois à une amie la théorie selon laquelle elle avait été adoptée à la naissance.

Sur le coup, je n’interférai pas – je le regrette. Optimiste, je déchiffrai dans ce mensonge un élément positif : Hanna pleurait moins les siens, elle mettait ses parents et sa famille d’accueil – mon père et moi – sur un plan identique. Si par la suite cette fable me revint plusieurs fois aux oreilles, j’avoue que, lâche, je ne corrigeai jamais Hanna, ayant trop peur de raviver son chagrin.

Puis je quittai la maison pour épouser mon mari, Werner Bernstein. Quelques années plus tard, Hanna convolait avec vous.

J’avais minimisé la force de son mensonge. Devenu constitutif, il se donnait pour la réalité. Avec le recul, il explique pourquoi Hanna ne s’accordait ni avec elle-même ni avec les autres. Elle s’estimait toujours en situation d’imposture. Elle se voyait à distance, se blâmait, se condamnait.

Dans ses lettres, elle me confia que pour être heureuse en amour, elle avait besoin de s’effacer, de tomber dans l’anonymat, de quitter totalement la personne qu’elle était. Or cette personne qu’elle fuyait, ce n’était pas elle, même si elle le croyait. Lorsqu’elle souffrait de son identité, elle souffrait d’une fausse identité. Dans son besoin de s’échapper, il y avait un malentendu dont elle était le germe mais qu’elle ignorait.

Pauvre Hanna… normal que toute sa vie se soit transformée en errance.

Pardonnez-moi ce long écart. Mon dessein n’était pas de vous raconter cela, plutôt de vous apprendre ce que vous ne connaissez sans doute pas : les derniers jours d’Hanna.

À l’issue de sept années zurichoises, elle s’était établie en Wallonie, région riche, prospère, bourgeoise, où elle soignait trois patients avec la méthode de Sigmund Freud et enseignait les langues afin de survivre.

Hélas, pourquoi n’est-elle pas rentrée en Autriche ? voire en Allemagne ? Après l’attentat de Sarajevo qui coûta la vie à notre doux archiduc François-Ferdinand, elle aurait dû rejoindre nos terres natales. Le cas échéant, je ne serais plus obligée de vous écrire.

Hanna s’était installée à Namur.

Quand, cet été, l’empereur a déclenché la guerre contre la Serbie pour venger son fils – je ne crois pas aux autres explications parce que je suis mère moi-même –, l’Europe s’est embrasée. Le jeu des alliances poussa les nations dans le combat. Bien sûr, ces affrontements ne dureront pas, tant notre évidente supériorité écrasera l’ennemi mais, en trois mois, ces agitations ont occasionné beaucoup de morts.

Comme vous vous en souvenez, nos armées ont voulu traverser lestement la Belgique, ce territoire neutre, pour atteindre la France. Cependant, d’une façon imprévue, les Belges ont résisté. Sur la ligne de chemin de fer qui conduit à Bruxelles et à Paris, une ville, Liège, a refusé son accès, saigné nos alliés. Si la conclusion fut heureuse, grâce à l’artillerie, à la Grosse Bertha – le canon Krupp –, nous avons perdu quinze jours et cinq mille hommes. Les forces allemandes, surprises, vexées, humiliées, ont légitimement jugé les Belges violeurs de traités.

Nos soldats, considérant hors la loi cette opposition belge qui brisait le pacte de neutralité en servant la France, se sont livrés à quelques opérations d’assainissement. Certains appellent cela des massacres, d’autres des représailles. Pour ma part, impossible de me prononcer. En tant que patriote et mère de trois enfants partis au combat, j’estime l’opération fondée ; en tant que femme, je regrette cette violence.

Hanna fut tuée par nos bataillons. Dans le village de Gerpinnes où elle s’était rendue pour visiter une amie, elle tomba sous le feu d’une répression.

On me rapporta qu’elle n’avait même pas tenté de dire qu’elle était autrichienne, qu’elle n’avait pas proféré un mot d’allemand, qu’elle s’était contentée de s’agglutiner au groupe visé en criant en français.

Qu’a-t-elle songé ? Quelle cause avait-elle épousée ? C’était si peu son genre, intégrer une communauté…

 

Je vous envoie le manuscrit du livre qu’elle rédigeait. Vous y découvrirez sa dernière passion, Anne de Bruges, une béguine du XVIe siècle qui mourut, elle aussi, dans des conditions abominables, assassinée par la violence de son temps.

Dans cette personnalité oubliée, connue d’elle et d’elle seule, Hanna avait rencontré l’âme sœur. Quand je lis ces poèmes – ou plutôt les traductions qu’en effectua Hanna –, je revois mon amie, pétillante, violente, généreuse, ardente, habitée d’un amour immense dont elle ignorait que faire. D’ailleurs, sur les feuillets où elle dessine cette femme, Hanna a exécuté son propre portrait. Ce point, je l’imagine, ne vous surprendra pas : chacun sait qu’une biographie est une autobiographie sincère. En croyant parler d’un autre, on parle sans fard de soi.

À l’aide des instruments psychanalytiques, Hanna a tâché d’expliquer ce Miroir de l’invisible. Elle y a repéré le sexe, le dépassement du sexe dans les extases mystiques, la nostalgie de l’union, mais surtout une prémonition des théories modernes de la conscience. Tout cela, je ne pourrais vous l’expliquer ici car, si j’ai eu l’impression de le comprendre le temps de ma lecture, une fois le manuscrit fermé, ma tête s’est brouillée, les arguments se sont dissous, je me suis retrouvée incapable de les répéter. En gros, Hanna révèle qu’Anne de Bruges fut la prémonition de Freud parce qu’elle quêtait l’au-delà des pensées, l’au-delà des mots, la logique inconsciente.

Quoique mon rôle, ici, ne consiste pas à juger, je ne peux m’empêcher de me moquer un peu. Les élucubrations d’Hanna me rappellent « le jeu des ressemblances » auquel nous nous amusions chez ma grand-mère Pitz. Dans la salle des tableaux, nous, les vivants, cherchions nos traits sur les peintures de nos ancêtres. Il suffisait que l’un de nos nez divergeât vers la gauche pour qu’on déterrât, chez un ascendant du XVIIe siècle, cette caractéristique ; si le nez se dressait, une autre arrière-grand-tante était convoquée à la rescousse. Bref, chaque nouveau-né influençait son trisaïeul, tout bébé se créait un précurseur.

Hanna, selon moi, recourait à cette même illusion rétrospective en décelant en Anne de Bruges les prémices de Sigmund Freud.

Peu importe !

Je vous confie cet essai quasi achevé. Hanna m’ayant toujours vanté votre culture et votre intérêt pour les arts, je parie que vous en ferez bon usage.

Pour ma part, en ces mois troublés, je ne suis plus qu’une mère et une patriote. Mes trois fils se battant au front, je guette dans les quotidiens l’annonce de notre victoire. Elle ne saurait tarder. La guerre sera courte, les spécialistes sérieux sont d’accord sur ce point.

Avec mes sentiments respectueux.

Margaret Bernstein, née Pitz.