David regardait Ethan.
Ethan regardait David.
Ils ne partageaient rien, ils se dévisageaient, impassibles, debout, face à face, telles deux statues.
Anny n’avait pas résisté au désir d’inviter Ethan chez elle. Pourquoi ? Se montrer polie avec l’infirmier. L’époustoufler de son luxe. L’introduire dans son univers après qu’elle eut passé deux semaines dans le sien. Ses motivations, trop nombreuses pour ne pas être confuses, dissimulaient la vraie raison.
Ethan et David… Elle était rassurée de constater qu’ils s’affrontaient, étrangers absolus l’un envers l’autre.
« Comment pourraient-ils s’entendre ? Ils appartiennent à des mondes éloignés. Leur unique point commun, c’est moi. »
Amusée, flattée, elle se félicita de sa fantasquerie : apprécier des garçons si différents. « Je suis plus ouverte qu’eux. »
Enchantée par cette découverte, elle les conduisit au salon où, le temps d’un verre, elle nourrit la conversation.
Après s’être prêté au jeu avec mollesse, David se leva, demanda la permission de les quitter pour achever sa préparation sportive.
– Ravi de cette rencontre, lança-t-il à Ethan en partant.
Il n’en pensait pas un mot et n’essayait pas de le cacher. Anny le soupçonna de laisser à dessein percer son manque d’enthousiasme afin de glisser un message, soit « Je jalouse ce grand blond et je défendrai mon bonheur », soit « Je n’ai rien à foutre de ce type, surtout ne le réinvite jamais ».
Elle se tourna vers Ethan.
– Pourquoi es-tu venu ?
– Pour t’aider.
Cette déclaration toute simple la bouleversa. Au lieu de s’abandonner à l’émotion, elle préféra railler :
– M’aider ! Je te fais pitié à ce point ?
Elle s’attendait à ce qu’il débite, indigné, de grandes justifications à l’issue desquelles il lui déclarerait sa flamme. Or il se tut.
Plus ce silence durait, plus Anny le redoutait. Quoi ? Qui ne dit mot consent… Avait-il réellement pitié d’elle ? Ça devenait vexant.
– En quoi faut-il m’aider ?
– Je voulais d’abord vérifier que la cicatrisation suit un cours normal.
– Ah bon ? Tu remplaces le docteur Sinead… Tu es médecin maintenant ?
– Non, mais je suis capable de repérer une infection. Ensuite, je voulais savoir s’il te faut une piqûre.
Elle s’affaissa au fond du fauteuil, la tête entre les mains, à la fois surprise et réjouie.
– Toi qui t’opposes aux stupéfiants, tu m’apportes de la morphine ?
– Oui.
– Pourquoi ?
Il se tut de nouveau.
Cette fois-ci, Anny interpréta sans difficulté son silence : il était amoureux d’elle, voilà tout ! Pour l’accoster, il bafouait ses principes.
– Merveilleux, murmura-t-elle.
– Pourquoi ? Tu souffres ? Tu en as besoin ?
L’inquiétude déformait les traits d’Ethan. Anny eut envie de l’embrasser pour le remercier de tant de sollicitude.
– Non, je ne souffre pas. Je m’amuse. Aujourd’hui, j’ai retrouvé les plateaux, tout s’est déroulé magnifiquement, je me sens bien.
Il se leva, rasséréné.
– Si ma présence s’avère inutile, je ne t’importune pas plus. Voici mon numéro de téléphone. N’hésite pas. À toute heure du jour ou de la nuit, tu me sonnes, je viens.
– Vrai ?
– Au lieu d’appeler tes fournisseurs habituels de poison, tu m’appelles. Tu ne dois pas prendre n’importe quoi, des insecticides, de la cocaïne coupée au bicarbonate, des excitants chevalins ou des cocktails d’apprentis sorciers. Au moins, ce que je te refilerai, moi, nous saurons ce que c’est. Arrête ta vie de cobaye. Sinon, tu vas ressembler aux thons qui nagent près des centrales nucléaires.
Elle éclata de rire.
– Première fois qu’on me traite de thon !
Il se retourna, furieux, vers elle.
– Cesse de te croire supérieure à moi.
Elle déglutit, stupéfaite. Il continua :
– Supérieure, tu l’es, en plusieurs points. Tu as du talent, de l’argent, un physique de rêve, mais je ne t’autorise pas à en conclure quoi que ce soit. Sur d’autres points, je te dépasse, et de loin.
Balançant entre plaisir et curiosité, savourant l’expression « physique de rêve », Anny l’interrogea :
– Quels points ?
– Pas aujourd’hui. De toute façon, tu ne comprendrais pas.
– Je suis trop bête ?
– Tu n’es pas prête.
Son visage s’allongea : il regrettait soudain d’avoir réagi vivement.
– Excuse-moi. Je n’ai pas le droit de te parler ainsi. Chez toi surtout. J’ai honte. Tiens, s’il te plaît, accepte mon numéro de téléphone.
Il se leva mais, en dépit de sa taille, il avait perdu au moins dix centimètres avec son embarras.
Prenant le papier gribouillé, elle faillit glapir « Comme c’est romantique ! On ne m’avait encore jamais draguée ainsi », mais elle se retint car elle devinait que, si elle raillait, elle recevrait encore quelques phrases énigmatiques. Bizarrement, chaque fois qu’elle se moquait de lui, Ethan, par ses réponses, gagnait de l’ascendant sur elle.
En le raccompagnant, anxieuse à l’idée qu’il allait la quitter, elle sentit ses jambes fléchir et revint sur sa décision :
– Ethan, tu avais raison : je vais avoir besoin de morphine. La pression du tournage va retomber, la joie également, je vais me retrouver angoissée, en compagnie de David qui ne pige rien.
À quel jeu s’adonnait-elle ? Elle n’avait pas pu s’empêcher de placer David dans le tableau, puis de l’épingler, sachant qu’Ethan ne l’appréciait guère ; malgré elle, elle les montait l’un contre l’autre.
Ethan approuva de la tête. Au réchauffement de son regard, on percevait que, s’il n’était pas content de la droguer, il se réjouissait de son utilité.
D’un geste, Anny désigna l’étroite maison le long de la piscine. Ils s’y rendirent. Sans un mot, Ethan lui enfonça une aiguille dans la peau.
Les jours suivants, Anny fit preuve de ponctualité aux prises de vues, témoignant d’un sérieux qu’on ne lui connaissait pas.
Flottant sur une bouffée de bonheur, elle estimait sa vie aussi curieuse que passionnante. Le public l’adulait, son métier l’enchantait, l’assistance des deux hommes l’équilibrait. David jouait l’amant, Ethan l’ami, ou, si ces mots paraissaient trop mélodramatiques, David procurait les plaisirs du corps – agréable au lit autant qu’aux fourneaux –, Ethan lui assurait la tranquillité de l’esprit. Certes, elle se surprenait, de temps en temps, à penser davantage à Ethan qu’à David, alléguant qu’Ethan ne lui demandait rien tandis que David se montrait trop exigeant : il adorait se pavaner à son bras dans les restaurants chics, il désirait plastronner à tous les cocktails, il réclamait, sous prétexte de déborder d’amour et de fierté, que leur liaison devînt publique.
Un soir, alors que David était parti auditionner à New York et qu’elle guettait Ethan, Anny se formula clairement la situation : « Ethan me sert ; David se sert de moi. »
Aussitôt, il lui apparut qu’elle avait commis une erreur : elle n’avait pas deux hommes dans sa vie – l’un pour le corps, l’autre pour l’âme –, elle en fréquentait deux parce qu’elle ignorait qu’un seul comptait, oui, un seul. Ethan devait détrôner David. « Quelle idiote ! Je n’avais rien capté. J’ai besoin d’Ethan, non de David. »
Jusqu’à 20 heures, moment où il lui avait promis de venir, elle languit, consultant sa montre à tout instant.
Lorsqu’il arriva, elle se jeta dans ses bras. Maladroit, gêné, ne sachant comment recevoir ce corps agrippé à lui, Ethan subit son accolade, rougit jusqu’à la couleur brique puis se faufila, humble, vers la piscine.
Il ouvrit son sac, saisit une seringue, agita la fiole.
Anny retint sa main.
– Attends, David est absent.
– Ah bon ?
Il acheva sa préparation.
– Ne me donne pas ma dose tout de suite. J’aimerais profiter…
– Profiter de quoi ?
Elle plissa les paupières, se mordit la joue droite.
– Profiter de toi.
Il s’arrêta, aiguille en l’air, stupéfait. Elle avança vers lui, lourde, sensuelle. Il frissonna. Elle chercha sa bouche.
– Non ?
Leurs lèvres allaient se toucher quand Ethan recula.
– Pourquoi ?
Elle supposa qu’il résistait par jeu et se colla contre lui. Il la repoussa avec une gentillesse ferme.
– Pourquoi ?
– Allez, Ethan, tu en as sûrement envie, dit-elle en ronronnant.
Des gouttes perlèrent sur le front de l’infirmier, prouvant son émotion. Elle crut même entendre son cœur s’accélérer.
Soudain, il se redressa et bondit deux mètres plus loin.
– Pourquoi ? Pourquoi fais-tu ça ? balbutia-t-il.
Elle demeura calme comme si elle n’avait aucunement remarqué sa fuite.
– Tu ne veux pas coucher avec moi ? susurra-t-elle, indolente, lascive, sur le ton de celle qui exclut un refus.
Il cria, écarlate :
– Ce n’est pas la bonne question !
Désarçonnée, elle resta interdite. Elle songea à interrompre la scène là, mais elle tenait à comprendre ce qui se passait. Les yeux ronds, elle eut une moue dubitative.
– Quelle est la bonne question ?
Ethan, sans se rendre compte de son décalage, continua avec une précision maniaque :
– La bonne question serait plutôt : pourquoi toi, Anny, veux-tu coucher avec moi ?
Anny s’emporta :
– Comment ça ? Mais tout le monde rêve de s’envoyer en l’air avec moi ! On ne m’a encore jamais soumis de rôle de bonne sœur ou de vieille fille. Merde, je suis sexy, autant que je sache ! Chaque jour mon agent reçoit des dizaines de lettres d’hommes qui enragent de ne pas me sauter. Des messages de femmes également. En général, ce n’est pas mon quotient intellectuel que les gens pistent.
– Je ne te parle pas des gens, je te parle de toi. Pourquoi toi, Anny Lee, tu veux coucher avec moi ?
Elle se méprit sur le sens de cette phrase.
– Oh, mais ça ne me gêne pas du tout que tu sois infirmier, je ne suis pas snob.
Elle faillit ajouter : « Si tu consultais la liste de mes amants, tu ne trouverais pas le gotha, loin de là, entre les DJ, les barmans, les masseurs, les… », mais elle saisit qu’une telle exactitude n’étayerait guère son propos.
Il secoua la tête.
– Tu ne m’écoutes toujours pas… Je ne te demande pas par quelle perversité sociale une star de cinéma vampe un aide-soignant, mais pourquoi toi, Anny, tu veux coucher avec moi, Ethan ?
Agacée d’avoir manqué de subtilité, elle attaqua à son tour :
– Ça commence à devenir compliqué, Ethan. Enfin, c’est naturel qu’une femme couche avec un homme.
– À tes yeux, puisque tu changes d’homme aussi facilement que de chemisier. Pas aux miens.
– Ah bon, je ne te plais pas ?
– Si, tu me plais. Je pense beaucoup à toi, j’ai plaisir à te voir, je souhaite qu’il ne t’arrive que du bien, je… Mais pourquoi veux-tu coucher avec moi ?
Rassurée qu’il eût avoué son attirance, elle prit le temps, cette fois, d’entendre sa question, d’y réfléchir. Après avoir essoré ses idées, elle conclut :
– J’ai toujours couché avec tous les hommes que j’ai rencontrés.
– Pourquoi ?
– C’est plus simple.
Ethan tiqua. Elle confirma du menton. Oui, elle ne pouvait s’exprimer mieux : elle avait toujours estimé que ses relations masculines, il lui fallait les pratiquer au moins une fois au lit. Elle renchérit en haussant les épaules :
– Avec le sexe, c’est plus simple.
Il fonça vers elle, les yeux brûlants, le visage près du sien.
– Simple pour quoi ? Pour te rapprocher d’un homme ou pour t’en débarrasser ?