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Vienne, 28 mars 1907.

Chère Gretchen,

Je t’envoie avec cette lettre une photographie du docteur Calgari, car je tenais à ce que tu saches à quoi il ressemble. Bel homme, non ? J’adore la noirceur de ses cheveux, de ses sourcils, leur lustre vigoureux, je trouve cela tellement plus intriguant, plus fort, en un mot plus viril, que la blondeur de Franz. Tu n’auras pas de mal à l’identifier sur ce cliché pris lors d’un congrès de psychanalystes, les autres ayant le double de son âge. Dans le groupe du fond, il se tient trois pas derrière Sigmund Freud, le fondateur, l’homme à la barbe sévère et aux lunettes d’écaille. Ouf, quel nez j’ai eu de ne pas aller chez celui-là ! Mon thérapeute a quand même une autre allure, non ?

Retourne-moi subito cette image car je dois la remettre à sa place. Pour t’avouer la vérité, je l’ai volée sur le bureau de Calgari à un moment où il s’était absenté ; s’il se repère dans ce capharnaüm de livres, lettres et dossiers, j’ai parié qu’il ne se rendrait pas trop vite compte de sa disparition.

De toute façon, je possède une copie exécutée par un photographe…

Donc, mon analyse avance. J’ai exploré mes dédales et je commence à me sentir mieux. Il faut ajouter que Calgari et moi, nous formons une belle équipe ; le succès de cette cure vient de là. Avec un autre, je pataugerais encore dans la mare de mes souvenirs.

Par exemple, j’ai compris que, petite, je t’ai choisie pour mère symbolique. Si je t’ai toujours présentée comme « ma cousine », c’est parce que j’avais besoin d’inventer un lien de sang entre nous, un lien qui n’existait pas puisque ton père n’était que mon tuteur légal désigné par testament. Quand tu t’es mariée, j’ai cru à un abandon ; je me suis alors conduite plus puérilement qu’avant, refusant la dimension charnelle de l’adolescence, proclamant que je n’épouserais personne : en réalité, en m’infantilisant, je voulais t’obliger à redevenir ma mère.

Calgari soutient que les liens du sang m’épouvantent, que je ne les supporte pas ; je lui rétorque que je ne les connais pas, ces liens ; j’avais huit ans quand mes parents ont disparu et cela me laisse peu de traces.

Pendant des mois, cette réponse ne le satisfit pas. À force de prétendre que je me crispais, Calgari eut recours à un procédé insolite : l’hypnose.

Oui, Gretchen, je ne te narre pas une attraction foraine à laquelle j’aurais assisté, je te rapporte un épisode on ne peut plus sérieux que j’ai vécu : à l’aide d’un pendule et de phrases incantatoires, Calgari m’a précipitée en un état hypnotique.

Imagines-tu ? Un bijou ridicule, des paroles lénifiantes, et tu cesses d’exercer le contrôle sur ton esprit… Je me rappelle mon état, il ne s’agissait ni de sommeil ni d’inconscience, mais d’une concentration différente, précise, de bonne volonté. J’avais l’impression d’être rentrée dans un entonnoir : mon champ de vision s’était réduit, mon espace d’audition également, et avec eux s’était abolie ma mauvaise foi, cette sorte de quant-à-soi sourcilleux qui me pousse à mentir afin de me protéger. Là, je cédais à l’obéissance, je ne dépendais plus que de Calgari, sa voix chaude, ses questions précises, je m’abandonnais à lui.

Alors je me suis entendue dire la vérité – avec le recul, je suis aussi surprise qu’il le fut pendant la séance –, oui, dans cet état bizarre, j’ai raconté le secret de mon origine.

J’avouai mon adoption : ceux que j’appelais mes parents ne l’étaient pas, s’ils m’avaient laissé de quoi subsister, ils ne m’avaient pas donné la vie.

Les détails sont remontés docilement de ma mémoire, tels des poissons que le pêcheur tire de l’eau, mes suspicions d’abord, ces questionnements qui m’assaillirent très tôt, le comportement de mes parents ensuite, leur regard qui semblait à la fois me chérir et me redouter, comme si j’étais une bombe qui allait exploser entre leurs mains.

Pourquoi occulté-je si souvent ma généalogie objective ? Est-ce par confort ou par indifférence ? Selon Calgari, puisque l’indifférence n’existe pas dans le traitement de la mémoire, cacher mes ascendants m’avantage.

– Maintenant, conclut Calgari, je comprends mieux votre attitude générale : vous ne vous sentez jamais légitime. En société ou face à votre mari, vous éprouvez la hantise de l’imposture, vous croyez devoir vous taire pour écouter les autres, vous estimez que Franz s’est trompé d’épouse et finira par s’en rendre compte. Ces frayeurs viennent de votre position initiale, celle d’une enfant adoptée qui reçoit une affection arbitraire, non justifiée par le sang.

Eh bien, ma Gretchen, n’est-il pas brillant, mon cher Calgari ? Personne n’avait pénétré si profondément en moi.

Désormais, après des mois de cure, quand je retourne à ma vie de Madame von Waldberg, je suis différente ; en apparence rien n’a changé, au fond tout.

J’ai mûri. Je ne m’accroche plus à Franz ainsi qu’une noyée à sa bouée. À divers moments, je ne sais plus si je l’aime ou si je le hais tant il me paraît fade.

Franz m’agace. Il me lasse par son calme, sa bonne humeur, l’égalité de son tempérament, son urbanité inaltérable. Même sa beauté m’ennuie. Comme le disent les chipies pisseuses de Vienne, il ressemble à un rêve, visage régulier, dents éclatantes, lèvres roses, le cou bien planté dans un corps souple et musclé ; il incarne le prince charmant que nous avons découvert dans nos livres de fées, le premier homme sur lequel nous avons fantasmé. Seulement, ces histoires-là ne nous ont jamais révélé ce que pensaient Blanche-Neige ou Cendrillon au bout de plusieurs années conjugales, les contes s’interrompent au seuil de la chambre à coucher, ils referment la porte quand les amants passent au lit. « Ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Un peu laconique, non, pour décrire une vie entière… ?

Au rebours de la formule, moi, depuis que j’ai accédé à l’alcôve du prince charmant, je n’ai pas eu d’enfants et je ne suis pas persuadée d’être heureuse. Oui, je te le confie, ma Gretchen, c’est rasoir la vie avec l’homme idéal…

Franz est trop disposé à la satisfaction. La jouissance arrive très vite chez lui, après trois accords de piano, deux répliques de théâtre, dès qu’il mange, dès qu’il converse, dès qu’il s’endort, dès qu’il se couche, dès qu’il me touche. J’ai l’impression de vivre avec un bébé comblé qui ne soupçonne pas que les chemins du plaisir sont plus compliqués pour moi.

Content quoique aveugle.

Content parce que aveugle ?

J’ose effleurer mon intimité conjugale avec Calgari. Tante Vivi a vu juste : je n’ai pas encore connu « la minute éblouissante ». Nos étreintes, à Franz et moi, sont agréables mais laborieuses. Un rituel terne.

T’en ai-je fait part ? Mes rapports avec tante Vivi se sont modifiés : nous sommes devenues les meilleures amies du monde. Quelle femme ébouriffante ! Si gaie, si caracolante, si libre. Plusieurs fois par semaine, chez elle, chez moi, chez les couturiers, chez les pâtissiers, chez les glaciers, nous nous retrouvons pour rire et babiller à bâtons rompus. Sans vergogne, elle me raconte ses multiples liaisons, les anciennes autant que les actuelles ; je l’admire d’avoir transformé, par son culot et son indépendance, une vie empoisonnante en une aventure palpitante.

Nous allons souvent au café et j’observe sa technique pour déclencher l’intérêt de la gent masculine. Sa réussite tient dans un contraste rapide : elle affiche une indifférence totale puis, en un éclair, jette un regard intense à l’officier ou à l’artiste qui siège à quelques tables. Ce mélange de chaud et de froid affole tant les mâles qu’elle ne peut quitter les lieux sans avoir reçu un mot galant qu’un serveur empressé vient poser sur la table.

Par contagion, je reçois des déclarations, certains hommes me croyant aussi délurée que tante Vivi, particulièrement un étudiant brun aux yeux noirs qui sembleraient belliqueux s’ils n’étaient abrités par des cils longs et doux, des cils de princesse égyptienne.

Pourquoi écris-je cela ? Je ne le sais pas. Sans doute un effet du printemps qui envahit Vienne.

Le docteur Calgari – malgré son interdiction, je continue à l’appeler docteur – a décidé que nous devions travailler cette matière, « les choses du lit », et finalement j’ai consenti. Qu’un homme, autre que mon mari, veuille que les caresses me rendent heureuse reste troublant, non ?

Quand Calgari discourt sur ma frigidité, je rougis. Bien sûr, le terme me vexe ; or, qu’il l’évoque me réjouit ; sentir si fort son ardeur à m’aider me bouleverse ; cela ranime les émotions de notre première rencontre, celle où, stupidement, j’ai cru qu’il comptait m’embrasser sur son divan.

Aujourd’hui, je me demande si je n’avais pas raison. Peut-être n’étais-je pas si niaise… Certes, je ne connaissais rien alors à la psychanalyse, mais mon instinct de femme avait reconnu un homme qui me désirait. Et que je désirais.

Oui, Gretchen, je n’ai pas de gêne à te le livrer : j’ai parfois envie de lui. Outre qu’il me séduit avec sa taille étroite et ses mains agiles aux doigts interminables, je lui dois tant.

Grâce à lui, par exemple, j’ai compris pourquoi je collectionne les sulfures et les mille-fleurs. Toute collection exprime une frustration ; sans que nous en soyons conscients, elle compense nos manques. Puisque ma vie de femme adulte ne me satisfait pas, les boules de verre représentent mon désir d’arrêter le temps, de ne pas vieillir, de retourner dans le paradis immobile de l’enfance. Vu que j’ai grandi à la campagne – ce n’est pas toi, ma sœur de jeu, à qui je vais l’apprendre –, je raffole de la nature et je l’idéalise dans ces fleurs minérales figées dans le cristal.

Chaque fois que j’ajoute une pièce, je recueille une satisfaction mais incomplète : elle ne répond pas à mon désir fondamental. Je ne prise pas tant les sulfures que l’illusion qu’ils me permettent d’entretenir. M’enfonçant dans ma névrose, je dois recommencer.

En revanche, quand je brise une pièce – ainsi le soir où j’ai perdu les eaux –, j’ai le désir de reconquérir la réalité. Et de fait, dans les heures suivantes, j’avais découvert la vérité, ma fausse grossesse.

Faudra-t-il donc que je détruise ma collection pour guérir ? Le docteur Calgari me l’interdit.

– Anéantir un symbole ne vous soignera pas. Au contraire, cela risque de créer une insécurité néfaste, une angoisse diffuse. Vous arriverez un jour à apprécier vos sulfures de façon équilibrée, à les chérir pour ce qu’ils sont, plus pour ce qu’ils ne sont pas.

Ces derniers temps, depuis nos explications, j’ai réussi à cesser d’en acheter. Un énorme progrès, non ? J’en ai informé le banquier Schönderfer.

Voilà, ma Gretchen, les efforts qu’accomplit ta cousine pour rejoindre le monde des mortels. Sans Calgari, je serais devenue folle, on m’aurait enfermée dans un asile. Il me guérit de moi.

Je ne pourrai jamais assez remercier tante Vivi de m’avoir conduite chez lui. Hier, je le lui répétais encore. Elle a plissé ses paupières en amande sur ses yeux lavande, puis sa fine bouche a murmuré :

– Ma petite Hanna, n’en pinceriez-vous pas pour le docteur Calgari ?

Pour toute réponse, j’ai ri. Trop fort, trop longtemps. J’en avais le buste secoué. Des crampes au bas-ventre. À tante Vivi et à moi-même, ce rire confirmait ce que je n’osais formuler.

Si je ne peux prononcer les mots, je vais tâcher de les écrire.

J’aime le docteur Calgari.

Et cet amour, d’une puissance inouïe, soulève mon corps, mon cœur et mon âme.

Une seule question demeure : quand le lui dirai-je ?

Ton Hanna.