Chère Gretchen,
Je t’écris avant de recevoir ta réponse car les événements se sont tragiquement accélérés ici.
Dans quel ordre te raconter cela ?
Ainsi que je te le disais en achevant mon dernier courrier, le docteur Calgari m’a bouleversée. Je l’aime – ou plutôt je l’aimais – avec une intensité inconnue. Naturellement, ma perspicace amie, tante Vivi, l’avait compris.
– Pourquoi ne suivez-vous pas votre penchant, ma petite Hanna ? me suggéra-t-elle l’autre jour.
– Tante Vivi, est-ce bien vous qui me conseillez cela ?
– D’où vient la surprise ? Je ne représente pas la vertu, que je sache…
Pinçant les narines, elle affichait une mine vexée.
– Vous êtes la tante de Franz.
– Ah oui, soupira-t-elle, comme s’il s’agissait d’un détail mineur.
Elle commanda de nouveau du thé et des canapés au concombre. Nous adorions nous retrouver dans ce cabinet exigu aux banquettes capitonnées, chez Wutzig, le rendez-vous des couples illégitimes.
– Ma chérie, je souhaite la longévité à votre mariage. Or, pour qu’un couple dure, les partenaires doivent éviter les frustrations. Tromper un peu votre mari ne ruinera pas votre union, cela la consolidera. Je sais de quoi je parle, croyez-moi.
– Je n’oserai pas.
– Quoi ? Oublier Franz un instant ou vous déclarer au docteur Calgari ?
– J’ai peur d’un échec.
Elle sourit.
– Ah, très bien, je vois que vous considérez déjà les aspects pratiques.
– Je n’ai jamais sollicité un homme.
– Malheureuse ! Une femme ne courtise pas, elle consent. Sinon, le mâle fuit. Elle doit lui donner l’impression que c’est lui qui a eu l’idée et qui ordonne.
Là, tante Vivi commença un cours copieux, sans doute très passionnant pour une plus rouée que moi. Pendant qu’elle me détaillait des stratégies subtiles, je n’écoutais guère, le rouge aux joues, les oreilles bourdonnantes, songeant à une éventuelle étreinte entre le brun Calgari et moi. Quoi ? Avais-je le droit de le désirer ? Pourrais-je tenter cette aventure dont la seule perspective m’amenait au bord de l’évanouissement ?
Tante Vivi nota ma confusion :
– Hanna, vous ne m’avez pas suivie.
– J’en suis incapable, tante Vivi. Partager ce secret avec vous me trouble. Il faut que je m’y habitue.
Soudain silencieuse, elle me scruta. Au milieu de son visage gracieux que la poudre rend immaculé, ses yeux bleus ont parfois des éclats métalliques qui durcissent sa physionomie. Pourtant, tante Vivi passe son temps à aider son entourage.
Elle fronça le front, conclut avec dépit :
– Que je vous envie d’être si jeune… Les sensations s’émoussent tant avec l’âge.
Durant le voyage de retour à la maison, elle me réexpliqua la meilleure façon d’avouer – de ne pas avouer – mon attachement à Calgari ; cette fois, je lui prêtai l’oreille.
– Qui vous a inculqué cela, tante Vivi ?
Elle s’étonna.
– Avez-vous eu, continuai-je, une tante Vivi qui, dans votre jeunesse, vous a enseigné les commandements de la féminité ?
Elle émit un rire perlé.
– Non, ma chérie. Un don, c’est exécuter spontanément ce que les autres doivent apprendre. J’étais douée pour être femme.
Cette réflexion me marqua par sa clairvoyance ; elle m’attrista aussi ; je n’avais aucune facilité pour être femme.
Du moins « femme » ainsi que tante Vivi l’entendait…
Le lendemain, je rejoignis Calgari, bien décidée à relancer notre relation.
Sur le seuil, la souffrance m’accabla. Tout ce qui s’avérait simple auparavant se transformait maintenant en chemin de croix. Le voir apparaître, svelte, racé, dans sa redingote qui flattait son torse athlétique et sa taille fine, me provoqua une bouffée de chaleur. Quitter mon manteau et mon chapeau devant lui, m’allonger sur son sofa me sembla équivoque, une telle conduite s’apparentant davantage à une confrontation amoureuse qu’à une visite médicale.
Appliquant les conseils de tante Vivi, j’alternai froideur et palpitations. Or je n’avais pas la certitude d’y parvenir : ma froideur tournait au gel, mes palpitations viraient au tic nerveux. Cela m’oppressait. Plus j’accentuais ma comédie, moins il la remarquait. Insinuait-il qu’il m’acceptait ? Ou bien m’estimait-il si ridicule qu’il n’en tenait pas compte ? La sueur coulait le long de mes cuisses.
À chaque seconde, une partie de moi montait au plafond et, du lustre, regardait le couple que nous formions : à l’évidence nous flirtions. Comment expliquer sinon qu’il portât des vêtements si attrayants, qu’il sentît si bon, qu’il me parlât d’une voix si charnelle, qu’il manifestât cette exquise courtoisie ? Pourquoi revenir toujours à mon corps ? à mes ébats avec Franz ? à mon insatisfaction sexuelle ? Il m’entraînait perpétuellement vers des sujets qui auraient été scabreux si son but n’avait pas été de créer une proximité sensuelle entre nous. Pourquoi m’interroger sur mes fantasmes sinon pour les pénétrer et les réaliser ? De séance en séance, nous supprimions des barrières. Quoique je n’eusse pas ôté mes habits, je m’étais déjà débarrassée de la pudeur.
Pendant cette séance, l’atmosphère me parut suffocante. Après lui avoir demandé d’ouvrir la fenêtre, puis de me servir à boire – instructions de tante Vivi –, j’agitai mon mouchoir au-dessus de ma poitrine en mimant le proche malaise. Comme il n’y prêtait aucune attention, j’oubliai les indications de Vivi et m’écriai soudain :
– Pourquoi tant d’hypocrisie ?
Calgari sursauta.
– Oui, pourquoi ne pouvons-nous pas nous comporter simplement ?
Malgré la violence de mon ton, il répondit, paisible :
– Que voulez-vous dire, Hanna ?
– Dire ? Rien. Faire, je voudrais.
– Faire quoi ?
Je gémis.
– Vous le savez bien.
– Je ne le saurai que lorsque vous me le direz.
– D’ordinaire, c’est l’homme qui propose !
Pourquoi enchaînai-je sur ce ton de reproche ? Alors que je brûlais de le séduire, je le mordais. Au lieu de l’ensorceler, je l’engueulais. Ah, tante Vivi, pourquoi n’écoutai-je pas tes judicieux conseils ?
Me ressaisissant, je repris avec un débit amène, le plus maîtrisé que je pus, quoique ma voix tremblât encore de colère :
– Notre relation a évolué depuis le début de la cure. Arrêtez de me considérer en patiente. Je suis guérie.
Son visage s’éclaira.
– Vraiment ? Avez-vous cette impression ?
Je souris en essayant de battre des cils, ainsi que j’avais vu tante Vivi le faire tant de fois. Mais si, chez elle, on avait l’illusion qu’un papillon allait prendre son envol, mes paupières à moi se crispaient comme si je chassais une poussière de mes orbites.
– Je vais cesser de voir le docteur en vous. Je ne verrai que l’homme.
Il tiqua.
Craignant d’avoir manqué de clarté, je jetai par-dessus les moulins les interdictions de tante Vivi et lui balançai :
– Je vous aime.
Il soupira, ennuyé.
J’insistai :
– Avez-vous entendu ? Je vous aime. Et vous m’aimez.
Il se leva, blême.
– Hanna, vous prenez une fausse route.
J’étais contente d’être parvenue à l’arracher à son attitude de docteur Je-sais-tout.
– Quoi, vous êtes marié ? m’exclamai-je. Et alors ? Moi aussi. Avant de nous connaître, nous étions condamnés à commettre des erreurs.
Il s’approcha vivement.
– Hanna, vous pensez être amoureuse de moi alors que vous ne l’êtes pas. C’est un effet de la cure psychanalytique : cela s’appelle le transfert. Vous reportez sur moi un attachement qui ne m’est pas destiné.
Il m’exposa alors une théorie fumeuse selon laquelle il était normal que je l’idolâtre ; j’aurais abouti au même point avec un autre thérapeute.
– Quoi ? Avec Freud ?
– Sans doute. Rapidement.
– Enfin, vous avez vu sa tête ! Eh bien, ce n’est plus de la modestie, votre attitude, c’est de l’aveuglement. Vous êtes beau, docteur Calgari.
– Je ne suis pas docteur !
– Vous êtes beau.
– Je ne suis pas beau non plus. Vous me trouvez beau parce que, en ce moment, vous en avez besoin.
– Faux ! Je vous ai trouvé beau la première fois.
– Vous reconstruisez vos souvenirs.
– Non, j’en ai la preuve : je l’avais écrit à Gretchen. Et moi, vous me trouvez belle ?
– Je n’ai pas à me prononcer là-dessus.
– Pourquoi ? Vous êtes en bois ? Vous n’appartenez pas à l’espèce humaine ?
De nouveau sans contrôle, je recommençai à l’invectiver. On aurait dit que je lui faisais grief d’être superbe, intelligent, sensible et de me plaire.
– Vous êtes très belle, Hanna, mais il est de mon devoir…
Je ne le laissai pas achever, je me ruai contre lui, je collai mes lèvres aux siennes.
Oh, Gretchen, la force de ce baiser ! J’avais l’impression que mon corps s’ouvrait sous sa langue, que j’allais totalement absorber cet homme pour qu’il demeure au fond de moi. Cela ne m’était jamais arrivé auparavant. Avec Franz, les baisers restent des caresses superficielles. Ici…
Calgari m’a pressée dans ses bras puissants, j’ai répondu à son étreinte, nous avons viré sur le canapé. Là, il montra encore plus de vigueur, tant même que je détachai ma bouche pour crier :
– Doucement…
– Lâchez-moi, nom de Dieu !
C’est alors que je compris qu’il ne m’enlaçait pas, il se débattait ; ce que je prenais pour une affection sauvage se résumait à sa résistance.
Brusquement, l’image m’apparut : j’étais en train de violer un homme.
Oh, Gretchen, la honte m’empoigna. Je me relevai, ramassai mes affaires, partis en courant sans me retourner. En enjambant le seuil, je me rappelai avoir omis de payer la séance. Je n’eus pas le courage de repartir en arrière. Rémunérer un homme pour l’avoir violenté…
L’horreur ne s’arrêta pas à cet épisode.
Toute rouge, le cœur battant aussi vite que celui d’un cheval au galop, je montai dans une voiture. Me rendant compte que je ne pouvais pas revenir dans cet état à la maison, j’indiquai l’adresse de Vivi.
Hélas, lorsque je me présentai à sa demeure, le majordome m’apprit qu’elle n’était pas là ; je me souvins qu’elle avait rejoint, cet après-midi, son amant de la cavalerie. Cela me fit l’effet d’une gifle. Quoi, cette femme de cinquante ans consumés s’amusait dans les bras d’un galant, tandis que moi, vingt-trois ans, je venais d’être repoussée par un homme de quarante-cinq ans !
Je pris un autre véhicule et communiquai sans réfléchir le nom du café où nous nous encanaillons, Vivi et moi.
À peine eus-je poussé la porte à tambour et commencé à traverser les volutes de fumée que je vis un client lever la tête du journal qu’il lisait.
C’était l’étudiant brun qui m’avait souvent envoyé des mots empressés à la table que je partageais avec Vivi.
Que se passa-t-il ? Était-ce moi ? Était-ce une autre ? Je me plantai devant lui et annonçai :
– C’est maintenant ou jamais.
Il se leva, m’arracha au serveur qui voulait me conduire à ma table habituelle, m’attrapa l’épaule et, sans un mot, nous sortîmes du café ensemble.
Est-il utile que je te raconte la suite, ma Gretchen ? L’escalier de service sordide. La chambre en soupente. Le lit encombré de livres. Les draps sans dentelles. Les coussins incommodes. Nos corps qui se découvraient. Je ne savais pas son nom, il ignorait le mien. Peut-être était-il benêt ? Peut-être m’aurait-il jugée insupportable ? Des animaux.
Tu me blâmes, ma Gretchen ?
Probablement le peux-tu… Mon acte tenait de la vengeance. Une revanche contre Calgari. Une revanche contre Franz. En cela, l’escapade était assez prévisible.
Par contre, l’imprévu, ce fut ce que j’éprouvai…
J’ai connu l’extase, Gretchen. Entre ses bras, j’ai enfin abouti à ce que promettent parfois les caresses. Cela possède un vilain nom, l’orgasme ; la chose, pourtant, reste si belle. Oh, davantage qu’une « minute éblouissante », j’ai vécu trois heures éblouissantes. Mon corps se découpait en morceaux, se multipliait dans le plaisir. Quel amant ! Disparaissant dans la jouissance à mesure que ses caresses me laminaient et que son sexe me démontait, j’avais l’impression de n’être plus moi, mais plusieurs, la nature elle-même, le cosmos. La force du monde me visitait.
Quand la nuit tomba, les étoiles m’apparurent à travers le vasistas poussiéreux. J’étais éparse comme elles.
Et tranquille.
Et heureuse.
Ton Hanna.
P.S. Rassure-toi, je suis ensuite rentrée à la maison. J’ai inventé pour Franz un mensonge qu’il a gobé. Depuis cet épisode, je déploie une grande gentillesse envers lui. « Du remords », dirait tante Vivi. De la pitié, plutôt.