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À la surprise générale – car elle manifestait d’ordinaire plus de souplesse que d’autorité –, tante Godeliève se montra inflexible : Anne resterait à la maison.

Certes, on annulerait son mariage avec Philippe, mais la jeune fille allait revenir à ses activités antérieures – filage, broderie, cuisine, couture –, oublier cette mésaventure, quitter le moine Braindor, retrouver ses esprits. Un jour proche, elle fréquenterait et épouserait un autre garçon de Bruges. Voilà le programme.

– Je l’ai promis à ta mère, Anne ! Dans les larmes, je lui ai juré que, si tu survivais, je te traiterais comme ma fille. Ma tâche ne s’achèvera qu’à ton établissement en ménage.

À l’évocation des derniers instants maternels, Anne se recroquevilla, étouffée par la douleur. Sa mère aurait-elle trépassé si elle ne l’avait pas mise au monde ? Non, pendant ses neuf mois de grossesse, elle n’avait pas uniquement nourri un fœtus, elle avait nourri sa propre mort. Et qui, lors de cet accouchement difficile, privilégia le salut de l’enfant ? Qui, du barbier appelé à la rescousse ou de sa mère, décida d’inciser le ventre pour délivrer le bébé ? Une femme qui acceptait cette boucherie, la césarienne, savait qu’elle agoniserait dans les heures ou les jours ultérieurs… Anne craignait de devoir son existence à un sacrifice. Pis, à une abnégation inutile. Valait-elle ce renoncement ? Misérable, incohérente, en dessous de tout, elle ne profitait pas de cette vie estimée si précieuse par sa mère. Quel gâchis…

Taraudée par la culpabilité, Anne acquiesça. D’autant que Braindor, s’il avait plaidé sa cause, avait peu insisté, au point qu’Anne s’en était offusquée : pourquoi n’entreprenait-il pas de fléchir tante Godeliève ? La généreuse matrone respectait tant Dieu et ses ministres que le moine ne manquait pas d’emprise sur elle.

Lorsque Braindor, après avoir négocié trois jours le départ d’Anne chez les religieuses, abandonna la partie, il n’avoua aucun regret et l’embrassa au milieu du front.

– À bientôt, Anne.

– Où allez-vous ?

– Là où mes pas m’entraînent.

– Vous reverrai-je ?

– À coup sûr. Comme ta tante, quoique d’une autre façon, je considère que je prends ton destin en charge.

– Ce qui veut dire ?

– Tu le saisiras plus tard.

– Quand reviendrez-vous ?

– Quand tu seras prête.

Au lieu de se vexer, Anne s’étonna. À quoi n’était-elle pas prête ?

– Anne, face à ta tante, tu ne m’as pas apporté ton soutien ; à aucun moment tu n’as exprimé ton envie.

Elle admit qu’il avait raison. Une fois de plus, elle remarquait combien elle s’avérait passive en toute circonstance, passive au point d’ignorer sa passivité.

– Braindor, pourquoi je permets si facilement qu’on me domine ?

– Parce que tu es faite pour obéir – ce qui est merveilleux –, mais tu n’as pas encore découvert à qui.

Il rabattit sa capuche, ajusta son baluchon à son épaule et s’éloigna dans la rue, sans se retourner.

 

La vie reprit.

Alors qu’elles habitaient sous le même toit, Ida dédaignait sa cousine, réussissant ce prodige de partager ses repas et de participer aux conversations sans lui adresser la parole ni lui accorder un regard. Invisible, inaudible, telle était Anne pour Ida, laquelle ne pouvait mieux lui signifier : « Sale intruse, pars puisque tu n’es déjà plus là. »

Lorsque Anne sortait avec sa tante acheter des poissons, elle devinait, aux œillades réprobatrices qui s’attardaient sur elle, que les gens du quartier prenaient le parti de Philippe contre elle ; les garçons hochaient la tête en soupirant, les filles ricanaient, les femmes pinçaient leurs lèvres, les anciens la scrutaient comme un chien infesté de puces. Anne courbait la nuque, humble, continuant son chemin. Elle ne leur reprochait rien, elle reconnaissait que sa fuite avait blessé sa famille, son fiancé, ses proches, pour qui le mariage, au sein d’une vie monotone et laborieuse, était un accomplissement joyeux ; par sa fugue, elle avait piétiné leurs croyances ; ses détracteurs, elle les comprenait mieux qu’elle ne se comprenait.

Dans sa chambre, si elle ne bavardait pas avec Hadewijch et Bénédicte, les seules qui n’eussent pas changé de comportement, elle tâchait de tenir la promesse arrachée par Braindor : étudier la Bible. Du coffre de sa tante, elle avait ressorti l’unique livre de la maison, relié en bois enduit de lin, puis, admirant au passage l’incrustation d’une pierre semi-précieuse en couverture, elle jugea amusante l’idée de le déchiffrer. Une bonne chrétienne, en ce temps-là, écoutait la Bible mais ne la lisait pas. La messe suffisait.

Impressionnée par l’épaisseur du volume, Anne essaya de l’apprivoiser en l’ouvrant au hasard – ensuite, se jura-t-elle, elle le parcourrait depuis le début. Les mots bondissaient de la page et l’attiraient, telles les prostituées qui, d’un porche, tendent le bras pour attraper le client. Nabuchodonosor, Salmanazar, Gomorrhe, Habacuc, Baruch, Sodome, Léviathan, Holopherne… Quel Orient ! Ces sonorités excentriques, parfois mordorées, parfois rutilantes, l’étourdissaient, la troublaient, l’intriguaient. Souvent, elle picorait un titre – « Myriam frappée de la lèpre », « La hache perdue » – et imaginait le reste ; à d’autres moments, elle succombait à la tentation et s’enfonçait dans une aventure : or, à mesure qu’elle avançait, la profusion des horreurs, des meurtres, des ruses, des guerres, des supplices, des exécutions, des infanticides, des incestes l’accablait. Rougissante, elle fermait le livre, scandalisée, suffoquée, inquiète qu’on la surprenne à remuer de telles pensées. Comment les curés et les nonnes, avec leurs visages placides, se repaîtraient-ils de ces épisodes sanglants ? Que percevaient-ils d’essentiel qui lui échappait ? À la place d’une histoire sainte, elle feuilletait un inventaire des turpitudes. Sûr, elle comprenait mal ! Toute spiritualité et toute sublimité lui demeurant inaccessibles, elle se fustigeait, elle se sentait quasi coupable des violences bibliques.

Les prophéties d’Isaïe, surtout, la laissaient pantelante. Que de dragons, de satyres, d’hyènes, de chats sauvages, de vêtements arrachés, de forêts abattues, de villes rasées, de morts qui se relèvent quand la vermine bourgeonne ! Ce Dieu orageux la terrifiait, un père terrible qui tançait, punissait, vengeait, exigeait des sacrifices, détruisait des villes et envoyait des déluges, tel un brigand colérique caché dans la forêt du ciel. Au fond, il était heureux que Braindor eût échoué à l’amener au couvent : elle craignait Dieu sans parvenir à L’aimer.

L’Ancien Testament la terrorisait chaque jour davantage. Loin d’inspirer ses rêves, il lui donnait des cauchemars éveillés. Depuis qu’elle s’était contrainte à le lire, elle gigotait sur sa chaise au lieu de fixer la lumière, le tracé des nuages, la toilette d’une coccinelle. Plutôt que d’éprouver le vide, cette langueur inactive qu’elle avait amadouée dès l’enfance et qu’elle avait retrouvée, décuplée, pendant son séjour sylvestre, Anne s’infligeait le déferlement des images, l’encombrement de son esprit par des monstres, des péripéties, des accidents dramatiques ou de brusques tragédies.

Elle regrettait sa nonchalance antérieure, sa torpeur, ces interminables jours occupés par rien, où elle se dissolvait dans la contemplation et la fréquentation du silence. Par contraste avec aujourd’hui, il lui paraissait délectable, cet ennui où la durée ralentit jusqu’à ce qu’on saisisse sa densité, où le temps laisse voir l’infini sous lui, allège sa trame en nous montrant l’éternité.

À la fois déçue et passionnée par la Bible, elle conclut qu’elle n’avait aucune disposition ni pour la vie spirituelle ni pour une existence monacale. Comme les autres, Braindor s’était trompé sur son compte.

Quel serait donc son destin ?

En avait-elle un ? Ou allait-elle attendre perpétuellement une évidence qui ne viendrait pas ?

 

– Les loups ! Les loups sont revenus !

L’annonce arriva par le guet à pied et fit le tour de Bruges en une heure.

Un bébé avait été enlevé près d’une étable… Tandis qu’elle s’accroupissait au bord d’un champ pour se soulager, une femme avait été assaillie… On s’interrogeait sur la disparition subite de deux jeunes enfants… Des gardiens de troupeaux avaient entendu gronder, au soir, les tueurs aux canines acérées.

En quelques jours, Bruges ne bourdonna que de cette nouvelle.

Anne fut comblée que ce sujet vînt supplanter son escapade : enfin les Brugeois cessaient de s’intéresser à la niaise qui avait préféré la forêt au beau garçon de la ville, ils frissonnaient en évoquant la meute des loups assassins.

Avec cette alerte, de nombreuses craintes resurgissaient, surtout celle de la nature cruelle. Qu’est-ce que le monde ? Une compétition de dents et d’estomacs. Soit on est le mangeur, soit on est le mangé. L’univers ne connaît pas d’autre loi, il nous propose deux places, prédateur ou proie, deux positions aussi instables qu’interchangeables, malheureusement.

Les gens tremblaient, mais se réjouissaient de trembler. Car, protégés dans l’enceinte de Bruges, les citadins ayant quitté la condition paysanne méprisaient les gueux courbés sur le fumier ! Sous leur effroi, scintillait un savoureux sentiment de supériorité ; en vérité, ils éprouvaient une appréhension semblable à celle dont on jouit à l’écoute d’une histoire, une peur fictive, une peur sans danger, une peur d’enfant, la peur pour le plaisir.

Afin de rehausser le débat, les bourgeois débattirent savamment des loups. Dans le passé, ils n’attaquaient pas les humains : ils se nourrissaient de lapins, de rongeurs, de marcassins, de renards et de perdreaux ; ils volaient des porcelets, des poules, des canards aux fermiers ; ils attrapaient des saumons à l’automne lorsque ceux-ci, bien gras, remontaient les rivières ; en cas de pénurie extrême, ils broyaient des charognes ou des fruits blets ; bref, pendant des siècles, les loups ne considérèrent pas l’humain comme un aliment. N’en avait-on pas la preuve dans l’histoire de Rémus et Romulus, les fondateurs de Rome, élevés par une louve sauvage ? La situation s’était dégradée durant les décennies précédentes, affirmaient les bourgeois, et par la faute des hommes ! Puisque des batailles sanglantes avaient laissé des centaines de cadavres sur le pré, les loups y avaient risqué leurs crocs les lendemains de défaite et s’étaient entichés de viande humaine. Maintenant, ils ne pouvaient plus s’en passer, particulièrement friands de bébés, dont ils dégustaient la chair délicate.

Anne contemplait ces hommes gras et sérieux qui s’extasiaient sur la saveur des nourrissons en glissant leur langue entre leurs lèvres. Ne venaient-ils pas d’inventer ce détail ? Comment savaient-ils ce qu’appréciait le loup ? L’avaient-ils interrogé ? Elle s’éloigna, un peu honteuse d’avoir surpris ces notables en flagrant délit de perversité. Ils prêtaient au fauve une inclination qui n’existait qu’en eux.

Après deux semaines de ravages dans les environs, la menace se clarifia : il ne s’agissait pas d’une meute, mais d’un loup solitaire.

Cette annonce ne tempéra pas l’effervescence. Au contraire. Un loup, c’était presque mieux que dix ou vingt ! Parce qu’il continuait à tuer, on imagina aussitôt ce loup immense. À lui seul, le gigantesque monstre avait autant d’appétit qu’une meute et l’excédait en férocité. Voilà, on en était persuadé ! Par orgueil, on le surnomma « le loup de Bruges ».

Néanmoins, les jeunes gens qui s’ennuyaient virent là l’occasion d’être héroïques. Un vendredi, sur la place principale, Rubben, le fils d’un drapier, harangua ses camarades de vingt ans :

– À mort le loup ! Les hommes de Bruges doivent supprimer l’ennemi de Bruges.

À ces slogans qui stimulaient leur courage, les esprits s’enflammèrent. Rapidement, le groupe grossit.

Tout citadin devait défendre la ville. Philippe, l’ancien fiancé d’Anne, ainsi que ses amis apprentis rejoignirent Rubben et les bourgeois. On fraternisait. La solidarité face au péril abolissait les barrières sociales.

Le samedi, on précisa la stratégie : Rubben annonça que le lendemain, ils allaient sortir de la ville, organiser une battue, capturer le loup ; ensuite, ils le ramèneraient sur cette place, où on le punirait publiquement : on le tourmenterait puis on l’achèverait en le brûlant vif sur un bûcher. Un médecin s’opposa à cette crémation, mentionnant qu’on fabriquait d’excellents remèdes avec les organes du loup, les oreilles grillées contre la colique, le foie contre les verrues, l’œil séché trimballé en sautoir contre l’épilepsie. Bons princes, les agités crièrent qu’ils décideraient ultérieurement, d’autant que certains se rappelaient – sans l’avouer – qu’une peau de loup portée en lanière autour du cou favorisait l’amour. S’étant décrétés invincibles, ils se gargarisaient de leur bravoure, s’applaudissaient à l’avance de leur réussite, acceptant déjà les compliments et les remerciements des femmes. L’après-midi, par prudence, ils demandèrent aux gaillards musclés qu’ils rencontrèrent sur les quais, y compris les commerçants portugais et les marins anglais, de se joindre à leur troupe.

En fin de journée, une armée de quarante hommes avait été levée. Ils se promirent de traquer le prédateur le dimanche.

 

Le soir, Anne, qui avait assisté à ces scènes, tricotait dans sa chambre, fenêtre ouverte. Sur le ciel pur, piqueté d’étoiles, la lune argentée rêvait aussi.

Elle songeait aux vantardises des garçons, ce mélange de bruit, de courage, d’ivrognerie et de bêtise. Un détail l’avait surprise : en planifiant une exécution publique, les Brugeois considéraient le loup non comme une bête nocive mais comme un criminel. Ils lui reconnaissaient donc une âme ? Ce point l’intéressait ; elle se remémora les procès de chiens voleurs ou d’ânes destructeurs pendant son enfance, ces tribunaux improvisés et cruels ; elle se souvint des truies écartelées ou des brebis pendues, et elle eut envie de vomir. Étranges humains… À l’animal, ils ne témoignaient leur respect que pour établir un verdict, asséner une sentence, infliger un supplice. Une fois dans sa vie, une bête pouvait être l’égale de l’homme : devant son juge et son bourreau.

Pour se détourner de ces pensées, elle saisit la Bible et entama le livre de Job.

Le cri retentit.

Au loin, très loin, à la limite de l’horizon, montait le hurlement du loup, long, lugubre, mélodieux, interminable, enfumant les ténèbres ; il rendait soudain sinistre cette nuit de printemps par ses modulations désespérées.

Anne tressauta.

Un étrange frémissement traversa son cœur, plus perçant qu’un vent glacé. Le loup l’appelait. Sa plainte lui était destinée. À peine avait-elle perçu son aboiement qu’elle avait été envahie par la tristesse, désemparée, perdue, malheureuse. Comme lui… La voix rauque exprimait l’exclusion, la solitude face à l’hostilité des hommes.

– Mon frère loup…, murmura-t-elle.

Aussitôt, sa résolution fut prise : le lendemain, elle s’en irait avec les chasseurs.

 

Réunis à l’aube sur la place, les hommes, la mine grise, la peau bouffie, manifestaient moins d’ardeur vengeresse que la veille. Épaules basses et jambes raides, ils affichaient une mine de conscrits, ces soldats qui ne partent à la guerre que contraints.

Des femmes apportèrent de quoi se sustenter lors de la battue. On déboucha quelques gourdes, on se revigora avec du vin, puis on commença à s’échauffer, à se réjouir de partir en maraude.

Rubben, le fils du drapier, entonna une chanson ; le groupe s’ébranla en reprenant le refrain. Ils chantaient faux mais virilement, et cette vaillante cacophonie parut, aux passants et passantes qui les ovationnaient, le signe que l’expédition punitive allait réussir : Bruges n’envoyait pas au loup un chœur de moines musiciens, non, plutôt de rudes gaillards déterminés.

Anne se joignit aux femmes qui escortaient leurs maris, puis, au moment où celles-ci, stationnées dans l’enceinte de Bruges, leur adressaient un ultime signe d’adieu, elle courut vers le gardien du guet, lui expliqua qu’elle coltinait des provisions pour les héros, et quitta la ville.

Une fois sur la voie boueuse, elle hésita entre suivre les giboyeurs ou changer de direction. Sans précisément savoir pourquoi, elle choisit de progresser derrière eux, à une distance respectable, afin de ne pas être vue. Peut-être voulait-elle s’assurer qu’ils ne tueraient pas le loup ? Peut-être voulait-elle le secourir s’ils le débusquaient ? Peut-être… Ses idées demeuraient confuses, seuls ses actes étaient clairs. Elle pista donc l’armée improvisée.

La journée se déroula ainsi qu’elle l’avait prévu, tranquillement. Déjà que l’opportunité de rencontrer un loup est moins grande que celle d’attraper un écureuil, les braillards, trop bruyants, trop odorants, pas assez rusés pour cet animal infatigable et intelligent, l’incitaient à se cacher. Eux, cependant, ne doutaient pas de leur efficacité ; sans cesse ils réamorçaient leur traque, recombinaient des battues.

Au crépuscule, déçus, le corps fourbu, ils durent admettre leur défaite et regagnèrent la route de Bruges.

Là encore, l’action s’imposa sans qu’elle la préméditât : Anne se dissimula alors que les hommes refluaient vers elle. Abritée par une rangée de charmes sauvages, elle maîtrisa son souffle et ses mouvements pour se fondre dans l’ombre des troncs et des feuillages. À l’instar du loup…

Ils défilaient.

Montant de la route, des lambeaux de leurs chicanes parvinrent aux oreilles d’Anne. Certains, dont Philippe, étaient persuadés que le loup, effrayé par la traque, s’était enfui ; de ce repli supposé, ils se félicitaient : ah, s’ils n’avaient pas débarrassé la Flandre du loup, ils en avaient nettoyé Bruges, voilà ce qu’ils annonceraient en rentrant. Rubben, plus malin, leur opposa qu’il valait mieux reconnaître l’échec de leur expédition car au premier enfant dépecé, à la prochaine femme attaquée, on saurait qu’ils s’étaient vantés. Ils grognèrent avant de concéder qu’il avait raison. Quand il proposa que la moitié du groupe s’attardât la nuit dans la campagne, tous refusèrent, prétextant le travail du lendemain – aucun n’avouait qu’il tremblait de frousse – et la troupe continua sa retraite vers Bruges.

Anne resta parmi les buissons jusqu’à ce que l’armée penaude eût disparu.

Graduellement, le ciel s’enténébrait. Isolée, elle songea qu’elle crevait de faim. Tandis qu’elle s’apprêtait à piocher dans ses sacs, elle se ravisa, sourit :

Boire !

Elle venait de penser au loup, ou plutôt de penser comme le loup : après cette journée de marche, il fallait s’abreuver. Si elle dénichait le point d’eau, elle accroîtrait ses chances d’aborder la bête.

En se remémorant ses pérégrinations, elle se souvint d’un coude où la rivière s’élargissait, au cœur d’une clairière sauvage. Là, on pouvait se sentir protégé par les arbres. Si elle était un loup, elle s’y rendrait.

Elle marcha longtemps avant de retrouver l’endroit. Par chance, les nuages s’effilochaient et laissaient place à la lune. Une lumière minérale, dure et grise, délimitait des formes sans couleur sur la terre.

En s’écorchant, elle traversa les bosquets, franchit les fourrés ; ses cuisses flageolaient d’épuisement. En s’accrochant à une ronce ou en butant contre une pierre, elle crut que ses chevilles brûlantes la lâchaient ; elle poursuivit néanmoins, haletante.

Plusieurs fois, derrière des troncs, au loin, elle entrevit deux tisons dans la nuit. Ils apparaissaient puis disparaissaient. Étaient-ce les yeux du loup ?

Elle s’interdit de s’en préoccuper, s’entêta et finit par déboucher sur la trouée.

Elle les aperçut aussitôt.

Les empreintes du loup marquaient la boue. Impressionnantes. Des griffes plus larges que le poing d’un homme.

En s’accroupissant, elle examina les traces : déjà sèches, elles dataient d’au moins un jour. Il n’était donc pas trop tard.

Anne se traîna jusqu’au coude de la rivière, se désaltéra, rafraîchit ses jambes, se désaltéra de nouveau. Ensuite, elle s’assit sur une souche et contempla les étoiles que dévoilaient les derniers nuages qui s’enfuyaient.

Un son puissant et vertical ébranla les ténèbres.

Le hurlement jaillissait des hêtres, plus proche que jamais.

Anne frissonna.

Le cri, enroué, rageur, racontait la soif, la faim, mais portait en lui une question : « Qui es-tu ? »

Anne sut alors que le loup l’avait suivie pendant son périple.

« Qui es-tu ? »

Dans ce cri guttural, quel sentiment prédominait ? La curiosité ou l’étonnement ?

Il hurla encore, livrant à Anne sa réponse : la colère !

La jeune fille tressaillit. Soudain, elle s’affola ; d’un coup, elle comprit la sottise de sa démarche, elle allait être dévorée.

Le loup bondit du bois.

Après trois sauts, l’animal ralentit et chemina, assuré, d’un trot dansant. À mesure qu’il progressait, tout se taisait autour de lui, le paysage se pétrifiait. Aucune mastication de rongeur. Plus un bruissement d’ailes. Un silence dru s’étendait, tissé d’angoisses, de souffles retenus. L’épouvante montait vers le ciel. Même les feuilles s’empêchaient de frémir. Seule la lune semblait à l’abri de la terrible bête.

Anne voulut s’enfuir mais une voix intérieure la retint. « Qui se fait brebis, le loup le mange. » En se rappelant ce proverbe, Anne s’obligea à calmer la panique qui accélérait son cœur, dressait ses poils, asséchait sa bouche.

Elle se tourna doucement vers le loup et l’attendit.

Il avançait très droit, le corps raide sur des pattes souples, le haut agressif et le bas nonchalant. Poils du dos hérissés, queue levée, les oreilles pointées vers l’avant, il menaçait Anne de ses crocs, découvrant des canines longues comme des poignards, solidement implantées dans sa gueule large, écumante, hostile.

Anne courba la nuque en signe de soumission.

Surpris, le loup stoppa à deux mètres d’elle.

Anne baissa les paupières. Néanmoins, par des regards fugaces, elle l’étudiait, effrayée, redoutant à chaque instant qu’il se ruât sur elle.

Au-dessus des babines retroussées, les prunelles fixes du loup avaient une luisance quasi surnaturelle ; elles ne reflétaient pas la terne lueur de la lune ou des étoiles ; elles avaient emprisonné la lumière orangée du jour pour la rendre à la nuit. Ces yeux-là ne se contentaient pas de voir, ils éclairaient.

Anne et le loup demeuraient face à face.

Elle percevait son haleine chaude. Elle discernait la force contenue dans ce corps exaspéré. L’odeur du loup l’envahissait, une odeur brune, capiteuse, de feuilles mortes, de mare croupie, à laquelle s’ajoutaient par éclats, pour la rehausser, des parfums de sang ou de viande macérée.

Il toisait l’agenouillée. De temps en temps, sa langue passait sur ses babines. Salivait-il devant un tas de viande ? La considérait-il comme une proie ou comme un ennemi ?

Elle l’examinait à la dérobée. Ses dents étincelantes la fascinaient autant qu’elles la terrorisaient. Quel contraste entre ces crocs durs de chasseur increvable et ce pelage fauve mêlé de noir, long, dru, fourni, plus somptueux que celui d’un chien, qui blanchissait délicatement sur le ventre et les pattes.

Anne décida de mettre son dessein à exécution : en conservant une attitude humble, la figure au sol, méticuleusement, presque au ralenti, elle décrocha les sacs qu’elle portait depuis le matin, les ouvrit et versa leur chargement à terre.

Les os de poulet, de lapin roulèrent vers les griffes du loup, bientôt rejoints par les fruits blets.

L’œil du prédateur marqua sa surprise.

Sans bouger le chef afin de ne pas baisser la garde, il agita sa truffe pour vérifier, de loin, qu’il s’agissait d’un repas. Cependant, il garda son immobilité et laissa la pitance à égale distance entre eux.

Anne hésitait. Certes, le loup récusait son présent, se méfiant toujours, mais, par les pores de sa peau, elle sentait que le péril s’écartait, que l’atmosphère s’allégeait. Courageusement, sans brusquerie, elle releva le crâne et planta ses yeux dans ceux du loup.

Ils se dévisagèrent enfin.

Et par le regard, ils se comprirent aussitôt.

Nulle malveillance ne subsistait entre eux ; elle s’était évanouie avec la crainte. Anne n’était pas la proie du loup ni lui la sienne. Ils ne se voulaient pas de mal. Ils se rencontraient sous la lune, eux qui habitaient des mondes si différents.

Dieu les ayant mis ensemble sur terre, le loup ne faisait rien d’autre que ce que l’homme faisait : il chassait et tuait pour se nourrir. Facile à saisir. Ça ne méritait pas de haine. D’aucun côté.

« Tu pratiques ton métier d’homme, je pratique mon métier de loup. »

Le silence s’installa, bavard, plein. Dans ce silence, gisait l’acceptation du destin, l’idée qu’on déguste la vie tout autant qu’on l’endure. On prend sa part, on profite, on jouit puis on meurt. La bête le sait. Seul l’homme l’oublie.

« Oui, je suis d’accord, songea Anne. Le loup mauvais n’a jamais existé. C’est une invention des hommes. Des hommes mauvais. »

Par un étrange sourire de ses babines étirées en arrière, le loup approuva.

Soudain, l’animal dirigea son museau vers le souffle du vent. Il flairait le danger. Tendu, les narines frémissantes, il hérissait les poils de son cou afin de capter le moindre signal. Sa queue fouaillait l’air, irritée.

Anne se dressa aussi, tremblant que des rôdeurs ne profitassent de ce moment pour s’attaquer au loup.

Tous deux scrutèrent la nuit, lui avec son flair, elle avec ses yeux.

Rien. Fausse alerte.

Provisoirement tranquillisés, ils s’observèrent.

– Mange, murmura-t-elle.

Surpris de découvrir sa voix, le loup remua les oreilles et pencha la tête sur le côté gauche.

Douce, elle poussa de nouveau les aliments vers lui.

– S’il te plaît. Je les ai promenés toute la journée à ton intention.

Il réfléchit, s’assit, puis, avec prudence d’abord, appétit ensuite, engloutit son repas.

Pendant ce temps-là, réjouie par cette mastication bruyante, Anne lui envoyait un concentré de ses méditations : « Regarde les hommes comme des ennemis, mais pas comme des proies. Souviens-toi de moi. »

Le dernier morceau achevé, le loup s’approcha de la main d’Anne et la renifla. Un remerciement ?

Sans hésiter, il tourna les pattes, s’éloigna de sa démarche chaloupée, furtive, et disparut.