36

– Que vous a appris le succès ?

– Rien. Je l’ai reçu comme un cadeau, c’est tout.

– Que vous a appris l’échec ?

– Que j’aime mon métier davantage que la réussite.

– Que vous a appris le cinéma ?

La journaliste, stylo entre les lèvres, enregistreur à la main, contente d’avoir posé une question si définitive, attendait une réponse.

– Que j’avais les fesses rebondies.

Anny se releva, salua l’intervieweuse et quitta la pièce.

Johanna remercia sa collègue ; les deux se félicitèrent de ce face-à-face exclusif, se promirent un déjeuner en ville, s’embrassèrent bruyamment, se séparèrent.

Johanna rejoignit Anny, laquelle contemplait l’océan. Elle avait vendu son manoir de Beverley Hills et s’était installée ici, sur la côte, dans un long pavillon blanc au bord de l’eau, une maison destinée à un ingénieur, un médecin ou un couple de la classe moyenne, pas à une star multimillionnaire. Johanna avait tiqué ; puis, quand elle avait compris le profit que les photographes pouvaient en tirer, l’intérêt rédactionnel à décrire Anny en cette retraite provisoire, elle en avait pris son parti.

– Bravo. Tu lui as fourni la matière d’un chouette article.

Anny hocha la tête, sans lâcher des yeux les vagues qui moutonnaient.

– Ethan sort ce soir.

– Tu ne vas pas le chercher à la prison ?

– Non. Je lui ai envoyé une voiture. Je refuse que tu délègues devant le pénitencier un régiment de paparazzi qui m’immortaliseront dans ses bras.

Johanna ne chercha même pas à se défendre. Anny apprécia. Elle se tourna vers l’agent.

– Je vais bien maintenant.

À cette phrase insupportable, Johanna laissa exploser sa rancœur :

– Non. Depuis que tu vas « bien », tu vas très mal. Anny, tu exerces un des plus excitants métiers du monde, un des plus lucratifs, et tu te terres ici, indifférente. Je t’avais demandé d’étudier ce script, Les Femmes de mon père. Tout Hollywood intrigue pour recevoir ce texte, ce sera l’événement de l’année prochaine. Toi, tu bâilles, tu languis après Ethan !

– Je l’ai lu.

Johanna battit des mains. Enfin ! Les Femmes de mon père s’annonçaient comme la nouvelle comédie chorale importante. Les agents, sur les dents, se bagarraient afin de placer leurs clients et clientes dans l’aventure. Anny Lee, la première actrice contactée, n’avait pourtant pas, pendant deux mois, pris la peine de répondre.

– Les patrons du studio ne veulent que toi, t’en rends-tu compte ? – que toi ! Ils ont refusé d’être approchés par les plus grandes.

– Dommage, car je ne le ferai pas.

Johanna blêmit. Anny reprit sa contemplation du Pacifique.

– Chérie, c’est impossible. C’est LE film.

– Tu as raison : c’est LE FILM, LE FILM CON de l’année – Dieu sait qu’il y a de la concurrence. As-tu ri une seule fois en lisant le script ? Pas moi. As-tu vu des personnages ? J’ai à peine entrevu des silhouettes qui énoncent des vulgarités…

– C’est le goût d’aujourd’hui.

– Le mauvais goût.

– La pièce a triomphé à Broadway !

– Ce n’est pas parce que des milliers de gens encensent des débilités que je changerai d’avis.

– Anny, réveille-toi ! Nous sommes à Hollywood, chérie. Il y a des projets dont il faut être. Je crois que tu ne mesures pas tes privilèges. Tu appartiens au club restreint de celles à qui les scénarios parviennent en premier. Tu peux choisir.

– Justement, je choisis de refuser.

– C’est un suicide !

Anny se dirigea vers la table basse couverte de brochures.

– Johanna, tu présumes que j’abandonne le travail. C’est faux. Je souhaite interpréter un rôle très vite. Une belle histoire, dont je sois fière.

Elle désigna le monceau de fascicules.

– Regarde… je te promets de tous les lire cette semaine. Il y en aura bien là un bon, non ?

Johanna haussa les épaules, écœurée : elle aurait dû rester dans l’entreprise de son père, à Seattle, au lieu de se tracasser sa vie durant pour réussir à Hollywood. Construire exhaustivement la carrière d’une star et finir par entendre ça !

– Ça suffit. Joyeuses retrouvailles avec ton bagnard. J’ai assez perdu mon temps ici.

Johanna claqua le battant. Sur le chemin de sa voiture, elle s’attendit chaque seconde à ce qu’Anny la rappelât. Cent fois, elle avait vécu cette scène ; cent fois, elle avait tourné les talons en exagérant son chagrin ; cent fois, le brave cœur d’Anny n’avait pu supporter le conflit et elle lui avait couru après.

Arrivée à la portière, Johanna jeta un œil furtif vers la maison. Anny n’apparaissait pas.

Perplexe, elle s’installa au volant et occupa quelques minutes encore à se remaquiller.

En vain.

Anny était partie se promener au bord de l’eau.

 

Le soir, Ethan sonna à l’entrée. Anny ouvrit, ils s’embrassèrent puis, sans prononcer un mot, ils allèrent dans la chambre où respectueusement, presque timidement, ils se redécouvrirent.

Au dîner, Ethan raconta la prison, son humiliation d’habiter une cellule, les rapports avec ses codétenus, le culte du bodybuilding qui régnait là-bas. À la masse musculaire, on pouvait discerner si le prisonnier purgeait une longue peine ou non.

– Moi, je reste taillé dans une ficelle. Cinq mois de taule, ça n’allait pas me transformer en athlète.

Tout s’imposa naturellement entre eux. Ils passèrent leur première nuit ensemble comme si des milliers l’avaient précédée.

Leurs horaires s’accordaient, leurs humeurs aussi. Ils appréciaient chaque instant de leur vie.

Ethan se sentait revivre dans ce décor océanique.

Anny lisait les scripts. Au lieu de se mettre en colère, elle riait des âneries qu’on lui soumettait. Outre les films à effets spéciaux dont les personnages avaient l’épaisseur d’une allumette, elle parcourut vingt histoires « à se dandiner du cul » – elle entendait par là des récits exigeant juste qu’une bimbo traverse l’écran de temps en temps. Dans les scénarios plus élaborés, elle ne dégota pas davantage.

– Tu sais, Ethan, lorsqu’on a un physique de « jolie fille », on est condamnée aux niaises ou aux putains. Les demi-belles ont de la chance car on leur confie des rôles psychologiques. Quant aux moches, elles sont vraiment gâtées : distribuées en méchantes, elles reçoivent des fringues extravagantes et les meilleures répliques.

Elle remarqua un détail troublant dans l’attitude d’Ethan. Si la conversation abordait l’avenir, Ethan manifestait de l’inquiétude, une perle de sueur luisait sur son front. Dès qu’il se trouvait à plus de deux mètres d’elle et que la télévision déversait son lot de mauvaises nouvelles, elle constatait qu’Ethan, luttant contre ses émotions, s’efforçait de ne pas s’effondrer.

« Quelle sensibilité à fleur de peau, songea Anny. Il est pire que moi. »

Hélas, elle aurait dû suivre son raisonnement jusqu’au bout.

 

Un matin, en rangeant des lotions, elle bouscula la trousse de toilette appartenant à Ethan. Des médicaments roulèrent au sol : analgésiques, calmants, somnifères, stimulants, boosters d’énergie. Voilà pourquoi Ethan allait si souvent se laver les mains.

Que faire ?

Elle cacha sa découverte durant la matinée, puis tenta le dialogue pendant l’excursion de l’après-midi :

– Ethan, que sommes-nous selon toi ?

– Des animaux. La vie est organique en nous. Je ne crois pas à l’existence de l’âme. Nous ne sommes que de la matière organisée. C’est ce que j’entends par « animal ».

– Connais-tu des animaux qui ont des vices ? des animaux qui boivent, qui se droguent ? ou simplement des animaux névrosés ?

– Non.

– Alors, nous ne sommes pas des animaux.

– Si. Nous sommes des animaux inquiets.

– Pourquoi ? Parce que nous avons une âme ?

– Non. Parce que chimiquement, nous sommes mal dosés.

– Tout relève de la chimie, selon toi ?

– C’est ce que nous sommes. Lorsque tu as peur, c’est de la chimie. Lorsque tu cesses d’avoir peur, c’est de la chimie aussi.

– Et quand je te regarde et que je me sens heureuse ?

– C’est de la chimie. Nous sommes deux formules chimiquement compatibles.

– Quel romantisme !

– Le romantisme découle d’un équilibre des molécules.

Anny n’insista pas. Elle subodorait que, si elle souhaitait faciliter la désintoxication d’Ethan, elle devait d’abord lui désintoxiquer le cerveau. Il pensait à l’unisson de son siècle, en pur matérialiste. La vie de l’esprit se réduisait à des composantes physico-chimiques. Sitôt qu’un phénomène étrange le touchait – une angoisse, une question sans réponse, une émotion inopinée –, il réagissait en avalant une pilule. S’il avait travaillé dans une unité psychiatrique, c’était bien pour médicaliser son existence.

Sans affolement ni impatience, Anny se jura de l’aider. Devenir responsable d’un être la rendait responsable d’elle-même. Quelle force lui donnait la compassion ! D’ailleurs, n’était-ce pas le mot « pitié » qui avait scellé, naguère, leurs rapports ? Anny et Ethan s’en amusaient, préférant chuchoter « J’ai pitié de toi » plutôt que « Je t’aime » : cela leur semblait exprimer un sentiment urgent, fort, plus profond.

Ils achevèrent la promenade en se tenant la taille, comme chaque jour. Les mouettes voletaient autour d’eux, telles des demoiselles d’honneur en robe blanche.

À la maison, Anny prépara un thé puis entama son trentième scénario. Les producteurs qui envoyaient un script à Anny Lee, star de première catégorie, devaient bloquer sur un compte une copieuse somme avant que l’agent ne donne son feu vert à la lecture. Cette brochure-là n’avait pas emprunté le chemin habituel. Le réalisateur, un Européen, l’avait confiée à un ami, lequel l’avait apportée à un autre ami, un technicien qu’appréciait Anny.

Malgré ce préjugé défavorable, Anny l’ouvrit.

 

Une heure plus tard elle le refermait, bouleversée.

Sans temporiser, elle forma le numéro gribouillé au stylo sur la couverture.

Une voix ensommeillée répondit :

– Oui ?

– Je suis Anny Lee, je viens de lire votre scénario et…

– Il est trois heures du matin…

– Excusez-moi, j’appelle de Los Angeles.

– Qui êtes-vous ?

– Anny Lee ! Je suis enthousiasmée par votre histoire.

– C’est un canular ?

– Non, c’est bien moi. Je veux devenir Anne de Bruges.