20

9 juin 1906

Ma Gretchen,

As-tu remarqué ce prodige ? On ignore un mot pendant des années puis, une fois qu’on y prête attention, on l’entend partout et constamment.

C’est ce qui vient de m’arriver avec le terme « psychanalyse ». Dans ma dernière lettre, je t’ai parlé de mon expédition chez le docteur Calgari puis de ma fuite ; à l’époque, j’avais cru repérer en ce terme prétentieux – trop savant pour être honnête – une escroquerie. Vienne avait déjà couru après Mesmer et ses bains magnétiques, pourquoi pas après le mage Freud et ses divans curateurs ?

Deux mois plus tard, je souhaiterais remonter le cours du temps, reprendre ma lettre, la détruire, car depuis, je n’ai cessé, de repas en discussion, de tomber sur cette méthode insolite, d’en débattre et – le croiras-tu ? – de m’y intéresser.

Comment s’est opéré ce revirement ?

Le destin sait ruser avec des têtes folles comme moi.

À mon habitude, j’ai en effet multiplié les bévues.

D’abord, il y eut l’épisode des sulfures cachés. Sur ce point douloureux, je combattrai ma honte et, à toi – toi seule –, je dirai la vérité.

Un matin, on m’annonça la visite du banquier Schönderfer. Je fis répondre que Franz s’était absenté, or il prétendit vouloir me rencontrer, moi.

Parce que mes parents m’ont laissé une fortune en disparaissant trop tôt, sachant que je la possédais, je me suis montrée indifférente à sa gestion. Quel intérêt d’avoir des millions si on use des heures à s’en occuper ? Être riche, c’est se débarrasser du souci de l’argent, non ? Un banquier, pour moi, s’assimile à une gouvernante, un maître d’hôtel ou un cuisinier : cela doit gérer sa petite affaire sans embêter ses maîtres. Je m’apprêtais donc à congédier Schönderfer.

L’homme s’inclina, me remercia de le recevoir et se racla plusieurs fois la gorge, impressionné.

– Dépêchez-vous, monsieur Schönderfer, dites-moi ce qui justifie votre présence ici.

– D’ordinaire, je devrais m’adresser à monsieur von Waldberg, car dans ces matières, l’homme exerce généralement la responsabilité. Cependant, c’est votre portefeuille, madame von Waldberg, le pécule que vous ont transmis vos parents. Je… je… je m’inquiète.

– Pourquoi, mon Dieu ?

– Vos dépenses, Madame. Je me réfère à votre cassette personnelle, pas à ce que vous avez mis en commun avec votre mari.

– Eh bien ?

– Bien sûr, je n’ai pas à m’en mêler. Toutefois, sachant que vous n’aimez pas calculer, j’inscris les soustractions à votre place…

– Très bien.

– Ainsi, vous noterez qu’à ce train-là, vous allez rapidement vider votre compte.

– Pardon ?

– Je vous ai mis cela sur un courrier. Au vu de vos dépenses, j’ai opéré une projection d’avenir. C’est… préoccupant.

Je m’emparai du papier, le parcourus, assez vite pour saisir que je n’y comprenais rien, assez lentement pour apercevoir la conclusion : ma ruine personnelle pointait le nez à l’horizon de deux ans.

Constatant que j’accusais le coup, il s’empressa de me rassurer :

– Naturellement, vous avez d’autres capitaux investis dans l’immobilier. Il ne s’agit ici que de vos liquidités. Or j’ai peur qu’à court terme vous ne soyez obligée de vendre vos immeubles si vous continuez à ce rythme…

Silencieuse un moment, j’essayais de rassembler mes idées mais j’avais du mal : de nombreuses portes s’ouvraient dans ma tête ; seulement elles ne me menaient nulle part.

– Peut-être voudriez-vous examiner ces dépenses ? Je pourrais vous aider à distinguer celles qui sont indispensables de celles…

Je me redressai, froide de rage, et je le renvoyai.

Bien qu’il protestât avec une élégance non dépourvue d’humilité, je demeurai intraitable :

– Je n’ai pas à me justifier, monsieur. Ne confondez pas les rôles : c’est vous, ma banque, qui me devez des comptes, pas l’inverse. Brisons là s’il vous plaît.

Il se retira. Je succombai à une crise de larmes dans le boudoir où je l’avais reçu. Je me sentais… comment dire… violentée ; sa tentative d’intrusion dans mon existence me laissait déchirée, confuse, regrettant des éléments de mon passé, m’inquiétant pour l’avenir, agitée de pensées meurtrissantes.

Certes, des pistes se dessinaient pour répondre rationnellement aux questions de Schönderfer. Or c’était la rationalité que je refusais. Ma vie n’avait pas à se montrer sage, ni prudente ni raisonnable. Elle le restait suffisamment sur certains points. Pourquoi tout encadrer ?

Étaient-ce les pleurs, mon nez bouché ? Un instant, je crus étouffer.

 

Franz ne sut rien de cette visite. Pendant trois jours, je guettai sur ses traits la moindre altération, laquelle aurait découlé d’un entretien avec le banquier. Or aucune ombre ne vint ternir notre entente.

En revanche, le quatrième jour, tante Vivi se présenta à l’heure du thé.

– Ma chérie, pourquoi fréquentons-nous si peu les fournisseurs ensemble ? J’adore me rendre chez le bottier, le tailleur ou la modiste en compagnie d’une amie. La prochaine fois, emmenez-moi, soyons frivoles.

Sur son visage ovale se forma une irrésistible moue suppliante, celle qu’elle offrait à ses amants pour qu’ils la gratifient d’un joli présent.

Naïvement, je ne perçus pas son intention et je répliquai, pataude :

– Avec plaisir. Mais vous savez, tante Vivi, je ne suis pas coquette. Il faut que Franz insiste pour que je commande de nouveaux articles de mode. C’est Madame von Waldberg que j’habille, pas moi, Hanna.

– J’avais cru le remarquer. Aussi ma douce, je ne comprends pas : Schönderfer, que j’ai rencontré par hasard, me disait que vous meniez grand train.

Je blêmis. Comment avait-il osé…

– Oh, je déteste ces banquiers, continua tante Vivi pour m’empêcher de m’indigner. Ils se révèlent pires que la plus indiscrète des caméristes, avec cette unique différence qu’on ne peut pas les congédier. Ils fouillent nos poches, nos tiroirs, nos coffres à bijoux, ils cherchent à percer notre véritable emploi du temps, sans mystère, sans obscurité, désireux de connaître l’origine et la destination de chaque thaler. Insupportable ! Beaucoup d’entre nous les laissent agir… Mieux : certains ont peur de leur banquier. Les bourgeois surtout. Le monde à l’envers.

Savait-elle, en se lançant dans cette diatribe, de quelle manière j’avais traité Schönderfer ? Tentait-elle de me flatter ?

Encore une fois, elle stoppa mes réflexions par une diversion :

– Faites-vous des cadeaux à Franz ?

– Non. Jamais.

Elle soupira, soulagée.

– Tant mieux. Cela signifie que vous ne le trompez pas.

J’observai cette femme étonnante, réputée multiplier les amants, qui se réjouissait que je n’en eusse pas. Possédait-elle deux morales, une pour elle, une pour les autres ? Ou bien privilégiait-elle toujours son neveu ? Sans doute ne constituais-je pas à ses yeux une femme complète, seulement « la femme de Franz ». Et il ne fallait pas que celui-ci fût trompé.

Je me décidai à l’attaquer à mon tour :

– Les femmes adultères sont-elles généreuses avec leur mari ?

– Si elles ne veulent pas finir femmes divorcées, bien sûr.

– Calculent-elles tant que ça ?

– La mauvaise conscience… Quand la culpabilité torture un esprit, des gentillesses jaillissent spontanément, telle une pommade.

La diabolique Vivi venait, encore une fois, de me dérouter. Alors que j’entendais la titiller sur sa conduite scélérate, elle prenait les devants : elle se peignait en pécheresse lucide et repentante.

– Soyons perspicaces, précisa-t-elle, compenser ne procure pas la rédemption.

Je ne souhaitais pas la suivre sur ce terrain escarpé. Comme si elle l’avait deviné, elle bifurqua :

– Dites-moi, ma chérie, à quoi dépensez-vous votre argent ?

– Suis-je obligée de vous répondre, tante Vivi ?

– Non, vous pouvez vous taire. Il y en a un pourtant qui bientôt ne se taira plus, c’est cet horrible Schönderfer. Pour l’heure, il n’a pas informé Franz, il s’est contenté de me consulter. Cependant, si je ne lui apporte pas quelque réponse, il ne patientera plus.

Je me levai, marchai, nerveuse, dans la pièce. La scène que je redoutais allait arriver : Franz découvrirait quelle ratée il avait épousée. Déjà que j’étais incapable de tomber enceinte…

En quelques secondes, je me résolus à me confier à tante Vivi.

Au fur et à mesure que je lui expliquais, je m’allégeais. J’avouai que mon emballement pour les sulfures m’avait acculée à des dépenses abyssales : oui, j’avais accepté de payer les pièces de plus en plus cher, aussi les antiquaires en profitaient-ils, désormais, puisque je ne quittais pas Vienne, je mandatais plusieurs représentants à travers l’Europe, en France, en Angleterre, en Russie, en Italie, en Turquie, en vue d’étoffer ma collection ; j’entretenais donc mensuellement cinq ou six grands marchands, lesquels voyageaient à mes frais, logeaient à mes frais dans de grands hôtels, dînaient à mes frais avec les bibeloteurs pour les décider à me vendre leurs trésors, etc. Certes, je m’illusionnais sur leur honnêteté, je ne doutais pas qu’ils gonflassent les prix, mais quand, à leur retour, je m’apprêtais à désapprouver leurs dépenses, ils dévoilaient un mille-fleurs original qui me réduisait au silence.

Ensuite, je confessai le plus dur : consciente que je ne pouvais pas exposer ma collection ici, premièrement parce que cela aurait focalisé l’attention sur ma frénésie, secondement parce que je manquais de place, j’avais acheté une maison en secret. Rénover cette villa afin de la rendre digne de mes petites merveilles, la transformer en coffre-fort avec des portes blindées et des volets à verrous, engager des gardiens, ces obligations avaient encore grevé mon budget.

Après cette cascade d’aveux, j’étalai mes dernières acquisitions, espérant que tante Vivi comprendrait, voire légitimerait ma passion.

Or elle n’y jeta qu’un œil furtif, froid. Me happant les mains, elle m’obligea à la regarder en face.

– Ma petite Hanna, évaluez-vous bien ce que votre comportement a… d’exceptionnel ?

– Ma collection finira par être exceptionnelle.

– Non, non, mon enfant, je parle de vous. Dépenser sans compter pour des morceaux de verre.

– Des œuvres d’art, m’exclamai-je, indignée.

– Des ouvrages d’artisan, tenta-t-elle de corriger.

Furieuse, je me levai et commençai à l’insulter. Là, je ne puis te rapporter mes mots, d’abord parce que je brûle de les oublier, ensuite parce que ceux qui me reviennent m’enflamment les joues. En résumé, je hurlai que personne ne me comprenait, que je n’étais entourée que de brutes, de béotiens, de barbares. J’ajoutai à la fin que je serais déjà morte une centaine de fois si ma collection ne m’avait consolée.

Tante Vivi eut l’intelligence de me laisser cracher mon venin jusqu’au bout. Sans intervenir. À mon avis sans écouter non plus. Elle réfléchissait.

Nous sommes restées longtemps l’une en face de l’autre, moi reprenant mon souffle, elle songeant.

Enfin, elle se redressa, saisit ses affaires pour repartir.

– Quel dommage que vous ne vous soyez pas entendue avec le docteur Calgari. On m’a dit qu’il avait récemment soigné une femme qui amassait les pendules. Sa manie mettait sa famille en danger. Un peu comme vous : les dettes, l’incompréhension du mari, l’éloignement des proches qui ne comprennent pas…

– Nous n’en sommes pas là, tante Vivi.

– Pas encore. Mais c’est pour bientôt. Dommage…

– Je me demande comment le docteur Calgari me convaincrait que mes sulfures ne sont pas beaux et ne méritent pas tous mes soins.

– Oh, d’après ce que j’ai compris, il ne vous dirait pas ça. Il vous montrerait que vos sulfures ne sont pas que des sulfures, qu’ils reflètent autre chose, quelque chose de si gênant que vous ne voulez pas en prendre conscience. C’est ce qu’il a fait avec les horloges de cette femme.

– Ah oui ? Que symbolisaient ces horloges ?

– Oh, une histoire compliquée. Le tic-tac soulignait le cycle menstruel. Cette femme redoutait tellement la ménopause qu’elle croyait prolonger sa fertilité en multipliant les marqueurs des heures. Paradoxalement, elle collectionnait les cadrans pour lutter contre le temps.

– Absurde, dis-je. Totalement irrationnel !

– Qui a dit que nos vies étaient rationnelles ? demanda tante Vivi.

En la raccompagnant, je lui demandai de présenter au banquier une version acceptable de ma folie.

– Ravie de vous voir enfin lucide, répliqua-t-elle avant de me quitter.

 

Les semaines suivantes, je tâchai de me réprimer. J’y arrivais quelques heures par jour mais je perdais aussitôt le bénéfice de mes efforts en parlant à un marchand ou un antiquaire. En réalité, je résistais à la tentation tant qu’elle n’était pas sous mes yeux. À ma grande déception, je retrouvais en moi les traits de tante Clémence, la sœur de Vivi, celle qui dépasse les cent kilos : elle se persuade entre les repas qu’elle s’est mise au régime puis se bâfre sans contrôle à table.

Calgari ? Devais-je retourner chez ce séducteur sans scrupules ? Si je commençais à juger que je ne parviendrais pas à me soigner seule, je n’étais pas convaincue que la « psychanalyse » ou l’un de ses mages pût m’aider.

C’est alors que survint le deuxième incident, la symphonie de Monsieur Gustav Mahler.

Franz adore la musique. Ou plutôt adore sortir dans les endroits où l’on joue de la musique. Je précise cela sans perfidie, juste par exactitude : dans sa famille, on possède une loge à l’Opéra et l’on fréquente les concerts de la Philharmonie ainsi qu’on entretient une maison avec une forte domesticité – cela relève des rites héréditaires. Quand on naît Waldberg, on naît mélomane, on danse de père en fils sur les valses de Strauss, on analyse les qualités des cantatrices avec autant de passion que celles des chevaux. Dès son jeune âge, les oreilles de Franz ont été nourries par Mozart, Beethoven, Weber ; le soir pour l’endormir, sa mère lui chantait des lieder de Schubert ou de Schumann ; des pianistes de renom ont malaxé l’Érard du palais, y compris Liszt. Donc, quel que soit le programme ou l’interprète, Franz est disposé à lui prêter l’oreille ; en même temps, il ressort de l’événement si tranquille, si peu changé, que je me demande parfois s’il a été vigilant.

Moi, en revanche, je me donne tellement à la musique – sans doute parce que j’en ai moins l’habitude – qu’elle peut avoir des effets perturbants sur moi.

C’est ce qui se passa, un soir de mai dernier, à la Philharmonie. Le chef Gustav Mahler jouait une de ses œuvres. Comme la plupart des spectateurs, je m’y rendais avec méfiance car nous prétendions savoir ce qui nous attendait : jeune, charismatique, directeur d’Opéra, grand interprète, ça devait lui suffire, non ? Il n’allait pas en plus nous demander de croire qu’il incarnait le nouveau Bach ou le prochain Brahms ! Chef d’orchestre réputé la semaine, ce compositeur du dimanche profitait scandaleusement de son pouvoir pour nous infliger sa musique. À l’unisson de mes voisins, dans cet état d’esprit suspicieux, je m’assis à ma place pour écouter sa récente symphonie.

Or, aux premières notes, il happa mon attention. À l’appel des bois, je ne m’appartenais plus, je plongeais dans son univers ardent, sylvestre, douloureux, tiraillé de violences qui montent mais n’aboutissent pas, encombré de réminiscences qui s’évanouissent, un paysage mouvant, accidenté, où soudain un adagio fournit le baume de sa grâce, tel le soleil perçant les nuages pour dorer une vallée qui fut ombreuse.

Au fur et à mesure que l’œuvre avançait, je quittais ma respiration pour épouser la sienne ; soulevée par les violons, j’inspirais large avec les cordes, le tutti me maintenait en apnée, puis je soufflais sur un trait perlé de harpe. Ton Hanna ordinaire, celle qui ne se remet pas de sa grossesse nerveuse, celle que rongent des pensées mesquines, celle-là avait disparu. Une autre, libre, neuve, nageait sur les vagues musicales en se laissant flotter sur le courant, soumise, heureuse.

J’avais l’impression d’être rentrée dans mes sulfures. Que me proposent mes globes de cristal sinon ce que m’apportait cette musique ? Me débarrasser de moi, me retirer du monde où je souffre pour m’introduire dans celui où j’admire, fuir le temps que je subis afin de rejoindre le temps dont je jouis. Je m’émerveillais. J’avais abandonné la réalité pour la beauté.

Au dernier accord, j'applaudis à tout rompre et là se produisit l’invraisemblable : je perdis connaissance.

Telle une poupée de chiffon, je m’évanouis – on me le raconta ensuite – en m’affaissant sur moi. Je finis en boule au sol.

L’avantage de ce coma fut que j’ignorai la réception froide de l’œuvre par le public viennois. Contrairement à moi, il avait détesté.

Si eux n’avaient pas supporté la symphonie, moi non plus, à ma manière, puisque mon enthousiasme avait provoqué mon malaise.

Quand je rouvris les yeux, j’aperçus deux visages : celui du docteur Teitelman, celui du docteur Calgari. Rude retour. L’un me considérait comme une simulatrice et je considérais l’autre comme un simulateur.

Au-dessus d’eux, celui de Franz me scrutait.

Aux dorures du plafond, je repérai qu’on m’avait allongée dans le foyer.

Teitelman prenait mon pouls. Calgari me tendit un verre d’eau sucrée. Avec les quelques forces que me fournit la boisson, je souris à mon mari.

– Vas-tu bien, mon ange ? s’inquiéta Franz.

Mon sourire s’agrandit, ce qui le rassura.

Aussitôt, il se pencha vers Teitelman.

– Alors, docteur, croyez-vous que cela soit ça ?

– Il y a des chances. Si Hanna n’a pas mal au ventre ou au foie, c’est ça.

Il m’ausculta sans que je réagisse. Il conclut :

– C’est donc ça.

– Ma chérie, tu es sûrement enceinte !

J’eus un rictus d’inquiétude. Teitelman le saisit – d’autant qu’il le guettait. C’est lui qui se chargea de modérer la fougue de Franz :

– Du calme. Du calme. Ne concluons pas trop vite.

– Comme vous voulez, docteur Teitelman, moi j’en suis sûr.

Et Franz fila en coup de vent pour approcher notre voiture de la sortie.

Une fois Franz éclipsé, Teitelman me toisa, sévère.

– Si les nausées se prolongent, Madame von Waldberg, venez à mon cabinet, que nous vérifiions la bonne nouvelle. Attendez-vous à ce que je fouille plus exhaustivement que la dernière fois. Nous nous comprenons, bien sûr ?

Sur ce il me salua, sec, et partit.

Calgari, assis non loin, m’observait avec intérêt. Je faillis tempêter contre lui, lui demander de s’écarter, de me laisser en paix. De quel droit restait-il à mes côtés ?

Mais je sentis une présence si saturée de compassion que je me tus. J’eus l’impression qu’il m’avait entendue penser devant mon mari ou mon médecin.

– C’est la musique, n’est-ce pas, qui vous a étouffée ?

J’approuvai de la tête.

Il enchaîna :

– J’étais placé à proximité de vous. Deux ou trois fois, pendant le concert, je me suis permis de lancer un œil dans votre direction : vous sembliez bouleversée.

Je trouvai quelques mots pour lui expliquer ce que j’avais éprouvé. Il hocha la tête.

– Vous êtes une âme d’élite, Madame von Waldberg, vous captez les messages avec plus d’excitabilité que quiconque. Sachez que, malgré l’équivoque de l’autre jour, je serai toujours prêt à vous recevoir. Je sais que vous m’avez pris pour un charlatan ; pourtant ce soir, il n’y a que ce charlatan qui distingue ce changement en vous. Le bonheur de plonger dans l’art. La peur de revenir dans votre chair. Et la plus grande peur : celle d’avoir – ou de ne pas avoir – une autre chair vivante dans la vôtre.

Je détournai la tête. Quel serin ! Jamais contente. Peinée que Franz ne me comprenne pas, contrariée que Calgari me comprenne.

Il s’effaça, puis les domestiques vinrent m’aider à me rendre jusqu’à la voiture.

Depuis, Franz m’accorde de nouveau les égards brûlants qu’il avait manifestés pendant mes neuf mois de conception fallacieuse. Ce regard-là, je l’appelle « les yeux du coq pour la poule pondeuse » tant ils m’agacent et me semblent briller d’un surcroît d’amour suspect.

 

J’en arrive maintenant, ma Gretchen, à l’ultime incident qui contribua à me faire revenir sur ma position antérieure. Il s’est passé ce soir.

Plus qu’un incident, c’est une altercation à laquelle j’ai assisté, querelle qui me choqua tellement qu’au fond de moi, de suprêmes résistances ont cédé.

Chez la comtesse Clam-Gallas se déclencha tout à l’heure une conversation houleuse sur l’état des arts à Vienne. À la suite du concert où Gustav Mahler avait tant déçu les mélomanes, les messieurs âgés autour de la table se mirent à déchirer les artistes d’aujourd’hui en diagnostiquant une décadence des arts.

Comme Franz, toujours optimiste, leur opposait quelques réussites et leur rappelait qu’il est difficile de mesurer la silhouette d’un bâtiment à l’horizon tant que l’on a le nez collé dessus, ils sortirent leurs arguments ainsi qu’on dégaine des armes. Ce fut le combat des vétérans contre la génération montante. Et puisque les jeunes – Franz, moi – étaient bien élevés, les barbons se déchaînèrent. Rien ne valait plus un clou à Vienne ! La volonté d’être original rendait les œuvres grimaçantes, le désir excessif de profondeur précipitait les artistes dans de glauques égouts où l’on n’apercevait plus de la nature humaine que ses laideurs, ses vices, ses morbidités, ses cruautés. En peinture, le mouvement de la Sécession ne constituait pas une avancée mais un recul : on retournait aux horreurs mythologiques, aux monstres, aux individus de sexe indifférencié, on n’utilisait plus la perspective. Gustav Klimt, ce décadent, on devait l’emprisonner pour nullité ou l’interner pour perversité. Les Joseph Hoffman et autre Koloman Moser méritaient autant. Un Mahler tentait de rivaliser en nervosité morbide avec eux ? Malheureusement, il y réussissait. Quant aux hommes de lettres, ils s’enfonçaient dans le bourbier. Comment voir autre chose en cet Arthur Schnitzler qu’un pornographe ? Aucune mère n’emmènerait jamais sa fille voir La Ronde au théâtre. Et Freud, le double sentencieux de Schnitzler, le pire d’entre eux, avec sa « psychanalyse » qui impressionnait les jeunes gens amateurs d’obscurité fumeuse ? D’ailleurs, Schnitzler et Freud, deux médecins se prétendant littérateurs, fouillaient dans les entrailles de l’esprit comme ils découpaient des viscères : ils écrivaient avec un scalpel. Conclusion ? Leurs œuvres ne bougeaient pas plus que des cadavres dans le formol, elles puaient, elles étaient atroces, elles étaient basses. Pourquoi ? Parce qu’elles venaient de juifs. Même ceux qui, par hasard, ne l’étaient pas, étaient « enjuivés », ce qui était pire. Wagner l’avait bien dit d’ailleurs, ce clairvoyant qui décelait dans les juifs les destructeurs de nos valeurs. Si ces messieurs laissaient les juifs devenir banquiers, propriétaires, pourquoi pas, ils raillaient leur irruption chez les artistes. Vade retro, Satanas ! Si on ne réagissait pas prestement, ils détruiraient la civilisation.

Et là, soudain, tel un joueur jaillissant d’une mêlée, resurgit le mot « psychanalyse ». Avec acharnement, ils pilonnèrent cette méthode ainsi que son créateur, Freud, à grands coups de sarcasmes. Quoi, il y aurait une pensée inconsciente sous la pensée consciente ? Comment Freud pouvait-il le savoir ? Si elle était inconsciente, cette pensée, on n’en prendrait jamais conscience ! Par définition ! Quel nigaud ! Ces messieurs le traitèrent ensuite d’obsédé sexuel, car Freud repérait sous beaucoup de comportements – sinon tous – l’expression d’un désir libidineux. On tète quand on fume… On rejoint sa mère quand on se baigne… Si ! Sa théorie de la censure les amusait particulièrement : cette gardienne de la probité qui tolère certaines envies et envoie les autres ricocher dans le corps ou les franges de l’âme ! Ce petit manège sans que nous le sachions ? Ah vraiment, cette instance de contrôle inconsciente et consciente à la fois, quelle pitrerie ! Une contradiction. Autant dire un poisson soluble !

Ils ricanèrent.

Je me passionnais pour ce dont ils se moquaient. La psychanalyse qu’ils écharpaient, je venais de la comprendre. J’en saisissais l’intérêt. Enfin, surtout l’intérêt pour moi et mes problèmes.

De surcroît, qu’ils jetassent tout ce qui était juif dans un même sac de résidus me pousse à considérer avec prévenance désormais tout ce qui est juif. Si j’apprécie Mahler, peut-être aimerai-je Freud ?

En moi, une sorte de révolution s’est opérée ce soir-là.

Certes, je n’irai pas chez le docteur Freud car si cela s’ébruitait, je perdrais la face dans mon milieu ; pourtant demain – je te l’annonce – je fixe un nouveau rendez-vous chez le docteur Calgari.

Ta cousine qui ira bientôt mieux à n’en pas douter.

Hanna.